Lorsque Thorn revint à lui, il était assis dans une étroite cabine de vestiaire (1,22 mètre carré tout au plus), des hurlements d'enfants lui parvenaient depuis l'autre côté de la fine porte en bois, et il était en maillot de bain. Aucun doute possible, il était dans une piscine. Comment cela avait-il pu arriver ?
Il fut saisi de vertige. La dernière chose dont il se souvenait, c'était d'avoir pris un café avec sa future belle-famille, après avoir obtenu leur promesse de ne pas interférer dans ses affaires jusqu'au mariage. Ce déjeuner n'avait-il pas été suffisamment embarrassant pour qu'il ait fallu prolonger la torture par une activité aqualudique ? Quelque chose clochait ... Le vertige, ce goût amer dans sa bouche, cette situation invraisemblable (lui, dans une piscine !) … En quête d'explications, Thorn plongea dans sa mémoire, inhabituellement brumeuse.
La Rapporteuse d'Anima, l'émissaire des Doyennes, c'était elle qui avait servi le café. Oui, et c'est elle qui l'avait pris à part alors que les convives quittaient la table. Qu'avait-elle dit déjà ? « Vous allez nous accompagner à la piscine bien tranquillement, une fois en tenue, vous m'attendrez dans les vestiaires et vous répondrez à toutes les questions que je vous poserai. Et vous me direz la vérité, bien évidemment. »
Elle l'avait drogué, voilà l'explication. Un poison capable de soumettre ses victimes à la volonté de leur empoisonneur. Ce n'était pas le genre de produit qu'on pouvait se procurer aisément au Pôle et encore moins sur Anima. Cette Rapporteuse avait décidément des amis haut placés. Des amis à qui elle mourrait d'envie d'apporter des réponses, de toute évidence.
Thorn tenta de quitter la cabine mais ne parvint même pas à se lever ; ses longues jambes repliées sous lui refusèrent de bouger, ses genoux demeurèrent appuyés contre la paroi de la cabine, ses pieds nus posés sur le carrelage humide. Il essaya de ne pas penser à la quantité de micro-organismes qui devaient proliférer dans ce genre d'endroit. De l'autre côté de la porte, les vestiaires s'étaient vidés. Les derniers mioches s'étaient rués vers le bassin, houspillés par des adultes à bout de nerfs. Une voix assourdie lui parvint de la cloison derrière lui :
- Monsieur Thorn, je suis ravie que nous puissions enfin parler seul à seul. Ce qui s'est passé tout à l'heure est tout bonnement scandaleux. Cette famille est d'une ingratitude révoltante. Quant à votre future épouse … Je vous l'ai dit, vous êtes bien trop généreux !
Thorn fut envahi par un sentiment familier. La colère. Si la colère était une compagne de longue date, force était de constater qu'elle était désormais systématiquement déclenchée par les menaces à l'encontre de sa future épouse. Il sentit néanmoins son esprit s'éclaircir suffisamment pour répondre à la Rapporteuse :
- Vous m'avez demandé d'être honnête. La vérité, c'est que rien de tout cela ne vous regarde. Laissez ces gens tranquilles et laissez-moi repartir.
- Voyons cher monsieur, vous ne pensez tout de même pas que je me suis donné tout ce mal pour vous donner des conseils conjugaux. C'était par pure bonté d'âme. Mais vous n'en voulez pas, tant pis pour vous. Nous avons en effet des sujets plus importants à aborder.
Le poison commençait réellement à perdre de son effet, et ce n'était pas uniquement dû à la colère. Thorn se félicita de sa soi-disant paranoïa (pouvait-on encore parler de paranoïa après huit tentatives d'empoisonnement ?). La mithridatisation faisait effet. Il était assez contraignant d'absorber quotidiennement quatorze doses de poisons différents – fussent-elles infimes – mais le résultat était satisfaisant. Sans être totalement immunisé, il était devenu relativement résistant aux tentatives d'empoisonnement. Il se releva calmement et fit face à la cloison qui le séparait de la Rapporteuse.
- Que souhaitiez-vous savoir ?
- Et bien, pour commencer, je me demandais si vous étiez bien informé sur le rôle central qu'a pu tenir votre mère auprès de votre Esprit de famille. Avant sa trahison, j'entends.
C'était donc ça. Elle voulait évaluer l'avancée de son enquête. Peut-être même le convaincre de rejoindre le clan de ceux qui avaient pris le pouvoir sur l'humanité tout en restant en coulisse. Autant jouer le jeu pour qu'elle n'aille pas creuser plus loin.
- Je sais qu'elle était dépositaire de la mémoire de Farouk, mais qu'elle ne s'est pas montrée digne de cette confiance.
- Avez-vous eu accès à cette mémoire d'une manière ou d'une autre ?
- Non.
- Vraiment ? Vous êtes bien certain de me dire la vérité ?
- Oui.
- Pourquoi tenez-vous tant à lire le livre de Farouk ?
- Par intérêt personnel. Quand j'y parviendrai j'aurai ses faveurs et j'obtiendrai un titre nobiliaire officiel.
Il était décidément bien trop facile de passer pour le méchant de l'histoire lorsqu'on était un personnage aussi détesté que lui. La Rapporteuse parut convaincue et passa à la deuxième étape de sa mission :
- Vous allez renoncer à cette lecture. Nous avons d'autres moyens de vous donner ce que vous désirez. Vous pourriez avoir beaucoup plus de pouvoir que vous ne l'imaginez.
Thorn réprima un soupir. Elle ne pouvait pas être plus loin de ses motivations. Toutefois, c'était l'occasion rêvée d'en apprendre plus sur cette organisation qui mettait tant d'énergie à entraver ses plans. La Rapporteuse n'en savait certainement pas beaucoup plus que lui mais ça valait la peine d'essayer. Alors qu'il s'apprêtait à lui répondre, il fut interrompu par une voix fluette qu'il aurait reconnue entre mille.
- Thorn, vous êtes là ?
Ophélie. Comme à chaque fois, son rythme cardiaque s'affola, passant de 58 à 82 battements par minute. Il fallait qu'il la protège des manigances de la Rapporteuse.
- Hum. Je suis là, oui. On vient de m'informer qu'une obligation urgente m'attend à l'intendance. Je vais devoir vous laisser.
Voilà qui devrait au moins lui épargner la baignade et lui permettre de terminer sa conversation avec la Rapporteuse. Celle-ci en avait pourtant décidé autrement et lui ordonna :
- Ça peut sûrement attendre ! Restez et profitez de la piscine.
Impossible de ne pas obéir sans trahir son subterfuge et ranimer ses soupçons. Elle enchaîna d'un ton agacé :
- Ophélie, ne vous avais-je pas demandé - à vous et à votre famille - de rester dans le bassin ?
Ainsi, elle avait touché toute la tablée ? Évidemment, elle avait simplement empoisonné toute la cafetière. La mémoire infaillible de Thorn lui rejoua la scène dans ses moindres détails. Ophélie n'en avait pas bu la moindre goutte puisqu'elle avait renversé sa tasse. Son talent pour le chaos l'avait sauvée une fois de plus. Il fallait qu'il entraîne Ophélie vers le bassin s'il voulait éviter que la Rapporteuse ne finisse par comprendre qu'aucun des deux futurs mariés n'était réellement sous son influence.
Thorn enfila le peignoir blanc suspendu à ses côtés et sortit de la cabine pour trouver sa fiancée, pareillement vêtue, l'observant d'un air soupçonneux.
- Allons les rejoindre, maugréa-t-il.
Il la saisit par le bras, tâchant d'ignorer l'étrange sensation provoquée par cette proximité physique, et l'entraîna vers la pièce voûtée qui menait vers le cœur des thermes. Était-ce ainsi que les couples normaux passaient leur temps libre ?
- Que se passe-t-il avec la Rapporteuse ? Est-ce qu'elle vous a importuné ? s'inquiéta Ophélie.
- Tout va bien.
- Je pensais que vous auriez filé ventre à terre après le fiasco du déjeuner…
- Comment ça ?
Il lui semblait s'être finalement bien tiré de ce déjeuner. Avant qu'il ait pu en apprendre plus sur ce qu'en pensait Ophélie, ils arrivèrent dans une grande pièce illuminée par un dôme de verre surplombant des bassins de tailles et de formes variées. Au Pôle, les thermes étaient habituellement associés à la détente et au repos. Ici pourtant, les animistes avaient transformé le bassin en un champ de bataille. Les enfants couraient, les adultes hurlaient, les éclaboussures fusaient à tout-va telles des déflagrations de grenades. Sans qu'il s'en soit aperçu, il s'était agrippé au bras d'Ophélie, un peu plus que cela même. Elle se libéra doucement et lui sourit, amusée, se faisant l'écho de leur précédente conversation :
- Tout va bien.
Lorsqu'Ophélie ôta son peignoir et ses gants pour entrer dans l'eau, Thorn ramena toute son attention sur la faïence qui ornait les piliers. Les carreaux n'étaient pas tout à fait alignés ce qui l'agaçât exagérément.
- Vous ne vous baignez pas ?
Toujours concentré sur la faïence, Thorn ne sut que répondre à sa fiancée. Il n'avait pas la moindre envie d'entrer dans l'eau où tous ces gens avaient barboté – au mieux. Pas la moindre envie d'enlever son peignoir et d'exposer ses cicatrices à sa future belle-famille. Ni à sa future femme. Il n'avait jamais éprouvé la moindre gêne à ce propos, pourtant aujourd'hui, il lui semblait particulièrement indécent d'imposer à Ophélie la vision de son corps mutilé.
Indifférente à ses états d'âme, la Rapporteuse déboula dans le hall et claironna :
- Entrez donc dans l'eau, Monsieur Thorn, profitez d'un petit moment de détente, vous l'avez bien mérité !
Thorn se renfrogna un peu plus, tordant sa longue colonne vertébrale pour jeter un regard en biais assassin à l'animiste. Elle avait gardé son chapeau ridicule malgré sa tenue de bain et elle fixait Thorn d'un air triomphant. Maintenant qu'elle avait obtenu ce qu'elle désirait, elle jouait purement et simplement avec lui. Impossible de faire marche arrière à ce stade.
Il accrocha son peignoir à la patère la plus proche et entra dans le bassin aussi vite que possible. Il détestait l'eau chaude, préférant le froid revigorant d'un bain glacé. Cette eau-là était brûlante.
En quelques brasses, il rejoignit Ophélie dans la partie la plus profonde, loin des enfants et de leurs cris, de l'autre côté du bassin. Celle-ci devait se tenir au rebord pour rester hors de l'eau. Thorn, lui, avait toujours pied. Dans toutes les piscines. Il ne put s'empêcher de fixer les mains nues de sa fiancée. Sans ses gants de liseuse, elles paraissaient encore plus petites, encore plus fragiles. Comment allait-il pouvoir la protéger jusqu'au mariage ?
- Méfiez-vous de la Rapporteuse, ce n'est pas une personne de confiance.
- Je ne dois faire confiance à personne, j'ai bien compris.
- Exact.
- C'est la seule qui ait pris votre défense aujourd'hui, remarquez. Elle pense que je devrais rester au Pôle après notre mariage.
Thorn observa la moue boudeuse de la jeune femme sans avoir aucune idée de comment l'interpréter. Il n'était pas habitué à ce qu'elle soit à sa hauteur, tout immergé qu'il était dans l'eau bouillante. De ce point de vue, il pouvait observer les éclats d'or dans ses yeux noisette, la nacre de ses dents mordillant sa lèvre inférieure, sa peau de pêche rosie par la chaleur des thermes, ses cheveux ruisselants plaqués sur sa nuque et le long de son dos.
- Il ne vous est pas venu à l'idée que je pourrais avoir envie de rester ?
La question lui avait échappé avec colère et elle semblait maintenant presque surprise de l'avoir prononcée. 98 battements par minute. Avait-il bien compris, elle voulait rester ? Désarçonné, Thorn ne parvint qu'à bredouiller un semblant de réponse.
- Rester ? … Avec moi ?
- J'imagine que ça vous est égal.
Avant qu'il ait eu le temps de reprendre ses esprits, Ophélie s'était dirigée vers l'échelle la plus proche et avait quitté le bassin, furieuse. Cette fois-ci, il n'avait pas été assez rapide. Il avait détourné les yeux, mais trop tard. L'image de sa fiancée, en maillot et sortant de l'eau, était désormais gravée à jamais dans sa mémoire indéfectible. Il en était à 112 battements par minute maintenant. Fréquenter la cour du Pôle l'avait rendu très indifférent à ce genre de choses, les favorites de Farouk passaient leurs journées couvertes de bien moins de tissu que cela. Pourtant, la vision d'Ophélie l'avait submergé au-delà de tout ce qu'il aurait pu imaginer, et son émoi aurait été clairement visible s'il avait été contraint de sortir de l'eau en cet instant. Thorn sentit la honte embraser son visage, son cou, ses oreilles. Il décida que 50 longueurs devraient remédier à son indignité.
La honte le hantait toujours alors qu'il quittait les vestiaires et rejoignait le hall de l'établissement thermal. En entendant la voix d'Ophélie à l'autre bout de la pièce, il dut s'arrêter un instant, cherchant vainement sa montre à gousset comme une bouée de secours. Elle remerciait la Rapporteuse qui venait de lui placer quelque chose entre les mains. Voyant Ophélie porter une tasse à sa bouche, Thorn accéléra le pas.
- Ah, Monsieur Thorn, votre fiancée me disait qu'elle n'avait pas pu prendre de café tout à l'heure, elle avait renversé le sien, pauvre enfant ! En voulez-vous également ?
En guise de réponse, il envoya valser la tasse sur le comptoir de la réception d'un revers de main, ignorant les cris courroucés des employés. Ophélie le regarda, médusée, la main encore suspendue là où la tasse s'était trouvée quelques instants plus tôt. Son expression distante traduisait les premiers effets du poison et son écharpe s'agitait nerveusement, percevant l'état anormal de sa propriétaire.
Thorn franchit l'espace qui le séparait de la Rapporteuse, la surplombant de toute sa hauteur.
- Ne vous avisez plus jamais de lui faire boire ou manger quoi que ce soit. Ni de lui parler. Ni de la regarder.
- Ne le prenez pas comme ça, elle n'a pris qu'une gorgée, l'effet sera dissipé dans un quart d'heure tout au plus.
Comme Thorn ne reculait pas, la Rapporteuse commença à transpirer sous son chapeau à girouette. Elle fit un pas en arrière et reprit la parole d'une voix qui se voulait assurée.
- D'ailleurs ce n'est pas à vous de me donner des ordres. Tous les deux, vous allez oublier tout ce qui est arrivé depuis la fin du déjeuner, tout ce que nous nous sommes dit. Vous allez reprendre le cours de votre journée comme si rien n'était arrivé.
Thorn fixa son interlocutrice un long moment puis il saisit Ophélie par les épaules pour l'entraîner hors du bâtiment. Il fallait absolument qu'il parte maintenant, il avait pris tant de retard sur ses inspections. Mais peut-être Ophélie accepterait-elle de l'accompagner jusqu'à la rose des vents. Il faudrait qu'il lui rappelle de se méfier de tout le monde. En passant la porte à tambour, Thorn jeta un dernier regard à la Rapporteuse.
- Je n'oublie jamais rien, promit-il. Et cette fois-ci, il disait bien la vérité.
