3. Questionnements
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Contraintes : Période Golden Trio + Maison + Forme épistolaire
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Dans la lueur crépusculaire, les rayons de soleil rasant inondent la pièce d'une ravissante teinte rosée. Derrière la fenêtre, les massifs d'hortensias ondoient paresseusement dans la brise. La floraison a eu lieu en avance cette année et d'ici, elle pourrait presque humer leur parfum flotter dans l'air. Mais la fenêtre, entravée de barreaux, reste irrémédiablement fermée et Cho est barricadée dans cette chambre devenue sienne.
L'aile Psychomagique de l'hôpital Ste Mangouste est son foyer désormais. Elle y partage ses journées et ses traumatismes avec les autres adolescents de son âge, ceux que la vie et la guerre ont abimés. Ils se connaissent tous mais aujourd'hui ils ne sont plus que des étrangers, étouffés sous le poids de leur propre douleur dans le chaos intérieur qu'ils se sont tous forgés.
Alors ce soir, Cho est tiraillée. Sa main tremble un peu, ses doigts pianotent fébrilement sur le papier. A-t-elle le droit d'ouvrir ce courrier ? L'ongle de son index gratte le cachet de cire qui le scelle, l'effrite petit à petit, tandis qu'elle continue de s'interroger. Rien n'indique que la lettre lui est adressée. Mais d'un autre côté… rien ne dit que ce n'est pas le cas.
Elle est frappée par son hésitation mais, finalement, c'est la curiosité qui la caresse. Dans un mélange d'urgence et de pudeur, elle extirpe le message et entame sa lecture.
« Atelier de thérapie par les mots, qu'ils appellent ça. Quelle sombre farce. On nous demande d'extérioriser, de nous confier. Alors je leur sers des demi-vérités et ils ont l'air satisfait. Le psychomage Carter hoche la tête et il écrit dans son carnet que c'est la bataille qui m'a brisé. Peut-être. Je sais pas vraiment dans le fond. Je sais juste qu'il y a toutes ces pensées que je préfère taire. Ces questions que je me pose et pourquoi je n'en parle pas. Pourquoi je ne parle jamais de lui. Sans doute parce que je veux conserver son souvenir. Comme si, très égoïstement, il n'appartient encore qu'à moi. »
Aucune signature. Rien qu'une poignée de mots abandonnés sur une chaise, comme une bouteille lancée à la mer. Un manifeste brut et sans espoir. S'il trouve lecteur, tant mieux. S'il disparaît au fond de la corbeille à papier de l'atelier de parole, tant pis.
Cho sent sa poitrine se serrer. Sans même la connaitre, elle se retrouve un peu en cette personne.
Quand elle saisit une plume et que l'encre goutte sur le papier, elle a le cœur au bord des lèvres et les yeux embués.
« Il t'appartient sûrement un peu mais tu peux m'en parler, si tu le souhaites. Ou tu peux aussi faire semblant de ne pas avoir lu ces quelques lignes. C'est toi qui vois. »
Le lendemain matin, avant de quitter la salle du groupe de parole, elle dépose la lettre à l'endroit exact où elle a trouvé la première. Puis elle retourne s'enfermer dans sa chambre, cette prison mentale qu'on lui a assignée.
« Je peux te parler de son visage. Il était déraisonnablement beau. Il souriait toujours beaucoup, un sourire pur qui naissait d'abord dans ses yeux. Je crois que j'ai succombé à son sourire avant tout le reste. Et je me demande souvent si j'en avais vraiment le droit.
PS: Qui es-tu ? »
Elle a cru l'avoir imaginée, cette petite note, quand Cho l'a aperçue deux jours plus tard. Mais non. On lui a répondu et elle ne peut réprimer l'exaltation qui la traverse.
Ce soir, ses doigts graciles ne souffrent aucune hésitation.
« Tu avais le droit. Tu l'as encore. Pourquoi en douter ? L'amour, c'est toujours légitime.
PS : Quelqu'un qui doute aussi. Toi, qui es-tu ? »
Chaque lettre est une bulle en suspension dans son asile, comme un mirage qu'elle peut toucher. Cho en arrive à oublier la raison qui l'a amenée là. Elle se sent moins seule, un peu utile, presque vivante. Elle ne cherche même plus à cacher son rictus, quand elle saisit l'enveloppe suivante.
« Parce que ce n'est pas normal. J'aimerais être comme tout le monde. Enfin, j'imagine.
PS : Un garçon qui aime un garçon. »
Cette fois, Cho se mord l'intérieur de la joue jusqu'au sang. Le goût du plasma sur sa langue est aussi amer que les mots sur ses iris. Normal. Normal. Normal. Elle répète le terme en boucle dans sa tête et bientôt, il n'a plus aucun sens.
La normalité, c'est une connerie abyssale.
« Tu peux t'interroger, mais ne laisse jamais personne te dire qui tu as le droit d'aimer ou pas.
PS : Je suis Cho. Et tu peux compter sur moi. »
