Le loft se vide peu à peu et moi je reste là, sur le canapé, la mort dans l'âme. Certains membres de la meute restent toutefois là, ayant apparemment envie de passer la nuit. Je vois Scott, qui, dans le coin de la pièce, discute avec Jackson. Je les vois de temps en temps me lancer des regards et c'est dans ce genre de moments que j'aimerais avoir des oreilles lupines. En attendant, je me ronge les sangs et surfe sur internet sur mon téléphone, pour donner l'impression que tout va bien. J'essaie au maximum de laisser mes émotions de côté, de sorte à ce que mon odeur reste discrète. Envolée, la fatigue, elle est complètement remplacée par le stress, que je ne peux pas évacuer ici. Mes yeux me piquent et ma peau me brûle toujours et partout : j'ai l'impression de sentir les mains de Peter sur mon corps entier, alors même qu'il est parti il y a dix minutes… Sans doute pour me retrouver chez moi. Je me crispe tout seul et ferme les yeux un instant. Si j'avais eu envie de rentrer durant la réunion, là, c'est complètement parti. Je veux aller partout, sauf chez moi. Je ne veux pas retrouver cet enfer qui m'attend, je ne veux pas découvrir ce que veux me faire Peter. Je ne veux pas qu'il me touche, pas encore. Dans un geste inconscient, je baisse à nouveau ma manche le plus que je le peux et je jette un coup d'œil à mes amis pour vérifier qu'ils n'ont rien vu. Je retiens un soupir de soulagement. Mais je déchante bien vite lorsque je vois Derek réapparaître, sortir de la cuisine. Nous ne sommes plus que quatre dans le loft. Je regarde le loup, perdu, puis je regarde les autres.
Pour être honnête, je ne compte pas lui parler. Je trouverai un moyen de broder, et je cherche rapidement une excuse pour mes bandages. Cependant, je suis tellement tendu et fatigué que j'ai du mal à réfléchir clairement. Je suis simplement aveuglé de voir la meute voler en éclat par ma faute. Je ne veux pas.
- Stiles, m'appelle Derek. On va parler.
- Mais y a encore des gens, je proteste, un peu faiblement, en désignant mes deux amis.
- Et nous aussi on aimerait parler, intervient Scott après s'être rapproché, avec Jackson.
Je les regarde, les yeux ronds. Pourquoi, d'un coup, ils cherchent tous à… A quoi, d'ailleurs ? Je comprends tout à coup quelque chose et je tourne brusquement la tête vers le kanima. Il n'aurait pas… Non, bien sûr que non, n'est-ce pas… ? Mais je vois à son regard pas désolé le moins du monde qu'il a cafté. Mon sang se glace.
- Jackson m'a montré le message que tu lui as envoyé, dit Scott en s'asseyant à côté de moi.
Et voilà. Je peste contre moi-même. Je n'aurais pas dû lui envoyer ce foutu texto…
- Un message ? Répète Derek, un peu perplexe.
Je vois Jackson tendre son téléphone à Derek après avoir légèrement pianoté dessus. Il parcourt l'écran du regard et fronce les sourcils. Une main se pose sur mon épaule, c'est celle de mon meilleur ami.
- Tu sais Stiles, si tu as des soucis, tu peux et même… Tu dois nous en parler, peu importe les conséquences, comme tu dis.
Je tente le bluff, même si j'ai la sensation que ça risque d'être profondément inutile. Mais je n'ai pas le choix, il faut que j'essaie. Je garde mon précieux objectif en tête. Je fais un sourire innocent qui se veut crédible et je fais ce que je peux pour museler mes émotions, tentant de rendre mon odeur la plus discrète possible.
- Mais voyons Scott, j'ai pas de souci. J'ai vraiment posé cette question comme ça, parce que je me dis que ça peut arriver, et…
- Nous prends pas pour un con, intervient Jackson.
Je tourne la tête vers lui, perdu. Je devrais être en colère contre lui, en colère de savoir qu'il en a parlé à Scott. Mais tout ce qu'il y a dans mes yeux lorsque je le regarde, c'est de l'incompréhension. Qu'est-ce qu'il me veut ? Pourquoi il m'a vendu ? Pourquoi il intervient ? Abasourdi par son comportement inexplicable, je suis incapable de répondre, de rétorquer quelque chose qui aurait pu lui fermer le clapet.
- Et puis ton odeur, je crois que… Ce truc en plus s'accentue et j'ai l'impression que c'est mauvais, grimace Scott.
- Et tu as raison, dit Derek, qui s'assoit sur la table basse face à moi.
Là, je ne sais pas quoi faire. S'ils se liguent tous contre moi, je ne vois pas comment je peux m'en sortir, comment je peux broder pour m'échapper de cette situation inconfortable. Parler me démange mais je fais tout pour empêcher les mots de sortir. Ils ne doivent pas savoir. Surtout Derek. Ça le détruira. Son oncle, c'est sa dernière famille présence à Beacon Hills – Cora n'ayant pas l'air prête à revenir du Mexique. Peter s'est racheté comme il a pu, a tout fait pour regagner notre confiance. La mienne, il l'a reperdue dès l'instant où il m'a touché. Mais je ne peux pas… Je ne peux pas couper leur lien si durement reconstruit. Je suis prêt à garder ça intact au détriment de mon bien-être. Parce que Peter… Doit avoir un bon fond, pour avoir autant trimé pour tout reconstruire autour de lui. Il est juste… Détruit par la perte de sa famille dont il n'a peut-être pas entièrement fait le deuil. Il a, je ne sais pas, peut-être voulu éponger sa frustration et comme j'étais là… Non, ça n'a pas de sens… Mais j'essaie désespérément de lui trouver une excuse, ne serait-ce que pour minimiser l'importance de ces actes. J'ai conscience du cheminement de mes pensées, je sais que ce n'est pas forcément correct, mais… Je ne veux pas tout gâcher. Je veux sauver sa peau pour la meute. Pour Derek.
- Quelqu'un essaie d'ancrer son odeur dans la sienne. Et pas pour une relation, qui consiste en un mélange parfait des deux odeurs, continue Derek. On est plutôt sur un rapport de domination, ou de possession.
Le rythme de mon cœur s'accélère. Je veux partir d'ici. Je ne sais pas ce qu'ils savent exactement, mais s'ils s'échangent leurs informations respectives, ils vont comprendre. Si je ne trouve pas un moyen de partir ou de noyer le poisson, je vais tout briser… Alors je me lève, brutalement, et je fais l'énervé hyperactif. C'est tout ce que je suis capable de faire actuellement. Je leur dis à quel point c'est bas de se mettre à trois contre moi, qu'ils ne savent rien et qu'il n'y a rien à savoir car tout va bien. Mais ma voix tremble. Face à moi, Derek se lève, attrape mon poignet et il tire soudain sur ma manche, un air grave collé au visage.
- Ah oui, tout va bien ? Vraiment ? Me demande-t-il ironiquement.
Je manque de chanceler. Il a mis à nu mon bandage, entièrement visible, recouvrant tout mon avant-bras. J'ai soudain froid, très froid. Et je réprime comme je peux mes tremblements, mais c'est difficile. J'ai l'impression que tout ce que j'ai construit, tous mes efforts pour garder ce secret vont être réduits à néant d'ici quelques secondes et mes barrières mentales, s'effondrer. Je lance un regard désespéré à Derek. Je sais que Scott et Jackson ont vu, c'est trop tard, mais je me prends à prier de toutes mes forces pour qu'il me couvre, qu'il trouve une excuse, qu'il me sorte de cette situation particulièrement inconfortable qui me place au centre de leur attention. Cependant, je vois à son regard qu'il ne le fera pas.
- Stiles, cette odeur essaie de s'imposer dans la tienne et tu as peur, dit-il sans me lâcher du regard. Tu as peur et cette odeur… Elle ne m'est pas inconnue. Je n'arrive pas à dire de qui elle vient, mais je sais que je la connais.
Mon cœur rate un battement alors que déjà, à l'intérieur de moi, tout commence à partir en vrille. J'essaie de tirer mon bras vers moi mais Derek resserre sa poigne sur mon poignet. J'aimerais parler, dire quelque chose, qu'importe les mots, tant que ça me permet de fuir, de sortir de cette situation si inconfortable et qui tourne clairement à mon désavantage. De sa main libre et sans cesser de me regarder, Derek sort les griffes et fend les bandelettes blanchâtres. Elles tombent, sans bruit, dévoilent mes plaies pas cicatrisées pour un sou. Ma seule chance, c'est qu'elles ne se remettent pas à saigner. Les griffures apparaissent au grand jour et je sens mes intestins se tordre. Il va trouver. Je ferme les yeux un instant. Je me sens mal. Je veux partir, loin d'ici. Je ne veux pas qu'ils sachent, je ne veux pas que Derek sache. Pour le coup, ce n'est pas la vision de moi qu'il pourrait avoir qui me pousse à penser ça, mais bien la peur de le voir perdre foi en sa dernière famille, ainsi que le risque pour la meute. Et en même temps… J'aimerais être aidé, écouté, compris. J'aimerais hurler ma haine de cet homme, pousser ces cris que je n'ai pas pu pousser parce qu'il me tenait en joue et me bâillonnait, pleurer sans avoir à me cacher et surtout, surtout… Ne plus me retrouver seul avec lui. Les larmes me montent aux yeux et je sais que toute résistance est vaine lorsque je vois, comme au ralenti, Derek me rapprocher de lui, rapprocher mon avant-bras blessé de son nez. Je suis tellement mal que je n'entends ni Scott, ni Jackson parler derrière moi. Je m'en fous. Je me sens faiblir au fur et à mesure, mon rythme cardiaque s'accélère et je vois Derek se pincer les narines. Mais surtout, je vois son visage changer.
D'abord, Derek a l'air perdu. Puis, il fronce les sourcils, sent encore, le nez à quelques centimètres de mes blessures. Je vois la colère se peindre sur ses traits tendus avant que l'harmonie de son visage dur ne se brise. Tout d'un coup, il se décompose et lâche presque brutalement mon bras en chuchotant un « non » à peine perceptible pour mes oreilles simplement humaines. Je laisse mon bras retomber mollement le long de mon corps et je le regarde en me mordant la lèvre inférieure. Une larme coule sur ma joue, je la sens. Derek relève ses yeux vers moi et je vois la douleur qui l'habite. Même si je sais au fond de moi que c'est inutile, je me prends à espérer une dernière fois qu'il ne sait pas, qu'il n'a pas compris de qui venait l'odeur. Mais ses iris si particuliers brisent tous mes espoirs. Pas besoin de parler. Il a compris.
Et moi, j'ai envie de m'enterrer si pieds sous terre. Il se rapproche de moi, doucement, presque délicatement. J'entends Scott lui demander ce qu'il se passe, puis me demander à moi ce qu'il m'arrive, mais aucun de nous ne lui réponds. Je détourne le regard et vois du coin de l'œil Jackson poser une main sur l'épaule de mon meilleur ami, qui semble choqué. En même temps, ce n'est pas tous les jours qu'on a droit au visage défait de Derek, parce que c'est bien comme ça qu'il est actuellement. Complètement défait, détruit. Et je m'en veux, je laisse couler les larmes sans les retenir, le dos un peu voûté, les bras pendant le long du corps. Mais, bien vite, je veux me cacher, j'amène une main à mon visage et je recule d'un pas. On ne doit pas voir mes larmes, je n'ai pas le droit de me plaindre. C'est trop tard je le sais, mais je ne sais pas quoi faire d'autre. J'ai soudain l'impression que mon corps se vide du peu d'énergie qu'il avait encore. Je chancelle, je manque de tomber. Deux grandes mains me prennent par les épaules, me maintiennent debout. Et, la tête baissée et cachée par ma main qui dissimule inutilement mes yeux remplis de larmes, j'entends :
- Qu'est-ce qu'il t'a fait ? Stiles, qu'est-ce que Peter t'a fait ? Réponds-moi, Stiles !
Sa voix est suppliante quoiqu'un peu dure, presque brisée. Il ne veut pas y croire, je le sais et je le comprends. A sa place, j'aurais peut-être même carrément été dans le déni. Scott et Jackson se rapprochent, voient avec horreur mes plaies récentes. Mon meilleur ami demande le rapport entre mes griffures et Peter. Si j'allais mieux, j'aurais peut-être ri de son habituelle lenteur d'esprit. Jackson l'éclaire parce que Derek n'a pas l'air prêt à répondre. Je ne le vois pas parce que je garde la tête baissée mais je sens ses doigts se resserrer sur mon poignet et sa poigne, justement commencer à être fébrile. Je chancelle, mon angoisse est à son paroxysme. Mes jambes menacent de me lâcher et je tente… Je ne sais pas ce que je tente, au final. Je parle, je dis que c'est rien, tout va bien, c'est mieux de ne rien savoir et d'oublier. Je me retiens d'ajouter qu'en bon humain inutile, l'oubli me va comme un gant. Je peux passer outre, je peux y arriver.
Mais pas actuellement.
Je m'effondre, je sens les bras de Derek autour de moi, je sais que je pleure fort, je m'entends pleurer. Ma langue se délie sans que je puisse la contrôler, ni réduire ma bouche au silence. Je m'entends parler. Dire que je suis désolé. Que je ne voulais pas. Que je n'ai pas su me montrer ferme. Que j'aurais dû me laisser complètement faire. Que ces griffures, c'est de ma faute. Que je devrais oublier, que Peter… C'est pas grave. C'est rien. Je ne détaille pas ce qu'il m'a fait, mais je laisse des pistes, sans pouvoir m'en empêcher. J'aimerais me taire et je me bats pour ça. Or, je n'y arrive pas, ma résistance est vaine et ma conscience me bloque, m'oblige à parler.
Je dis qu'il a été un peu trop tactile, qu'il a juste un peu déconné. Que c'est ma faute, si je prends trop les choses à cœur. Que je ne devrais pas en faire tout un plat. Je m'entends dire que des baisers dans le cou, ça va, c'est rien. Que des mains baladeuses, ça arrive. Tais-toi. Mais je continue, ma langue se délie encore un peu. Le plaisir est naturel. Le lupin, encore plus. Pourquoi je devrais en être choqué ? Je ne pense plus clairement. En fait, je ne fais plus la différence en ce que je dis et ce que je pense, mon épuisement m'en empêche. Réflexions intérieures et paroles s'entremêlent. Tais-toi ! La seule chose que je sais, c'est que je suis lové contre ce torse chaud, dans ces bras qui me rassurent. Même si je suis conscient qu'il appartient à Derek et que je ne devrais pas me laisser aller de cette manière avec lui, je le fais quand même. Je m'accroche à son pull, je tombe, il me retient. Je sens des mains dans mon dos, j'imagine qu'il s'agit de celles de Scott, parce que celles de Derek sont au niveau de ma taille. J'entends parler autour de moi mais je ne fais pas l'effort de me concentrer pour ne serait-ce que les reconnaître ou bien écouter, ni même distinguer leur humeur. Je n'y arrive pas.
J'essaie de reprendre le contrôle de moi-même. Je tente de me taire, de stopper ce flot de paroles entrecoupé de sanglots, ce flot qui n'a aucun sens et qui ne devrait pas être. Tais-toi, Stiles ! Je suis à bout, épuisé, désabusé. Je ne sais plus ce que je dis, je manque cruellement de sommeil, mes yeux se ferment mais pas ma bouche. Peut-être que je divague. Peut-être que je dis n'importe quoi.
Je ne sais pas.
Je ne sais plus.
