- Mange, me dit Jackson.

Je suis à table, dans sa cuisine luxueuse et suréquipée, la cuisine des Whittemore. Devant moi, une assiette de pâtes avec du steak. Un repas de base qui, d'ordinaire, me mettrait l'eau à la bouche. J'ai toujours aimé manger, peu importe ce qu'on me faisait, tant que j'avais de quoi me nourrir, j'étais content. J'ai toujours été gourmand mais je fais partie de ces gens qui peuvent manger sans grossir. Certains diraient que c'est une chance, d'autres que je ne le mérite pas. Moi, je me dis simplement que j'aimerais être un peu plus épais, juste pour ressembler un peu moins à un bâton. Mis à part ça, j'aime manger, vraiment, je suis un ventre sur pattes, comme me le dit souvent Melissa.

Mais pas cette fois.

Je regarde mon assiette comme si elle contenait du poison. Comme si manger n'allait rien m'apporter, à part du malheur. Je n'ai pas faim. C'est même pire que ça. Je sens mon ventre se contracter, mon estomac gargouiller mais je… L'idée d'avaler quelque chose me stresse. Je m'imagine en train d'enfourner quelques pâtes et presque aussitôt, je me sens nauséeux. Barbouillé. Mal. Pourtant, je dois manger, je le sais, ne serait-ce que pour reprendre des forces. En plus de peu dormir, je mange mal en ce moment. Je ne peux pas non plus ignorer les efforts de Jackson pour supporter ma présence. Il a rapidement fait un petit quelque chose pour moi. Alors, je baisse à nouveau les yeux sur mon assiette et j'essaie de me dire que ça va aller, que je vais y arriver, que ce ne sont pas quelques pâtes et un steak qui vont me mettre à terre.

Je repense à ce matin, à ma discussion avec Derek. Songer que je lui ai parlé me détend autant que ça me serre le ventre. C'était peut-être la meilleure chose à faire, mais je ne peux pas m'empêcher de me dire que j'aurais pu l'éviter. Pourtant, je sais qu'il avait raison. Continuer de garder ça pour moi me détruisait, alors il m'a poussé à me confier, et moi, je lui ai parlé.

« Je voulais pas. Il me disait que c'était nécessaire, mais je… Je sais pas, j'arrivais pas à le repousser, mais… J'étais pas consentant, j'ai essayé de lui dire non, plusieurs fois… Mais je sais pas s'il comprenait pas ou s'il… Ne voulait pas comprendre. J'en sais rien. Ce qui est sûr, c'est que je veux pas qu'il me touche… Je veux plus que ça recommence et je sais que je suis incapable de l'empêcher de me faire ce qu'il veut… »

Ce sont mes derniers mots, après lui avoir décrit à nouveau ce qui m'est arrivé, sans entrer dans les détails. Parce que Derek, il sait y faire et je me suis retrouvé malgré moi, happé par son regard qui ne désirait qu'une chose : connaître les agissements de son oncle. Je ne sais pas s'il sait que je ne peux rien lui refuser mais si tel est effectivement le cas, il a su en profiter. Parce que j'en ai trop dit ou en tout cas, plus que je n'imaginais le faire. Je lui ai parlé de ses baisers sans aucune douceur, de cette manière brute et intrusive qu'il avait de me toucher, de… De la façon dont il s'est masturbé sur moi. Je lui ai parlé de cette souillure qui me colle à la peau et me donne envie de me gratter jusqu'à m'arracher chaque pore qu'il a sali. Je n'aurais pas dû lui dire tout ça ou en tout cas, détailler à ce point. Pourtant, je sais que c'était ce qu'il voulait. Pourquoi ? Je n'en ai aucune idée. Ça ne l'a pas aidé à aller bien, je le sais et c'est la raison pour laquelle je m'en veux actuellement. Parler m'a un peu aidé, je crois, mais lui… J'ai peur que ça ne le fasse sombrer et je ne veux pas. Je me mords la lèvre inférieure. Après notre discussion, il a dit devoir partir pour régler une affaire de la meute mais je le soupçonne surtout d'avoir voulu s'isoler parce que ce que j'ai osé lui dire l'a mis mal, ce qui est très probable. Et là, devant cette assiette, ma culpabilité et mes regrets me tordent le ventre. Est-ce que j'ai bien fait ? S'il s'agit de parler pour m'aider à aller mieux, oui. Si c'est pour que Derek vive une nouvelle épreuve et qu'il souffre, non.

- Les pâtes vont pas te bouffer Stilinski, tu sais ?

La voix de Jackson me sort de ma torpeur si profonde que je sursaute un peu. J'avale ma salive et essaie de reprendre contenance. Je relève des yeux un peu perdus en sa direction et je croise son regard bleu, froid. Ce n'est pas glacial, je ne perçois pas de colère dans ces belles iris océaniques, mais je ne me détends pas pour autant. Je n'oublie pas que je suis chez Jackson Whittemore, le mec parfait, aussi bon dans le sport que dans les études, dont la plastique de mannequin rivalisait avec son assurance. Je baisse à nouveau le regard sur mon assiette. Je ne vais pas y arriver. C'est la première pensée qui me vient à l'esprit et je sais qu'elle est véridique. Si je mange maintenant, je vais vomir. Mon estomac est encore trop retourné par tout ce qu'il s'est passé et ma gerbe d'hier ne me rassure pas le moins du monde.

- Ouais, je sais, je…

Je ne sais même pas quoi dire, ne trouve aucun mot pour faire une phrase un tant soit peu sensée. La fourchette, que je tenais – serrais à outrance – dans ma main gauche, tombe bruyamment sur la table. Mes doigts l'ont subitement lâchée. Aussitôt, je me crispe, conscient du bruit monstre de cette chute pour les oreilles d'un métamorphe. L'ouïe des kanimas est aussi sensible que celle des loups, si ce n'est plus. Je ne m'excuse pas, du moins, je me retiens. Inutile de paraître plus pathétique que je ne le suis déjà. Je sursaute lorsque je sens une main se poser sur mes épaules mais je ne me retourne pas. J'ai peur.

- Hé, Stiles, calme-toi. Comme les pâtes, je vais pas te bouffer.

C'est toujours étrange pour moi d'entendre Jackson m'appeler par mon prénom. C'est si rare que je ne sais pas comment je dois le prendre. D'ordinaire, c'est plutôt « Stilinski », « abruti », « l'hyperactif », « l'idiot ». De l'affection à l'état pur, sentez-vous l'ironie ? Alors le voir et l'entendre me parler plutôt normalement, c'est… Déroutant. Je ne sais pas comment réagir. Alors, je ne réponds pas. Je reste juste là, crispé et je suis certain que l'angoisse a remplacé la peur dans mon odeur. Je me pose des tonnes et des tonnes de questions, à tel point qu'il m'est impossible de ne serait-ce que les énumérer mentalement et ça me paralyse. Trop penser empêche d'agir, m'a-t-on dit un jour et je constate que c'est malheureusement vrai.

- Hé, regarde-moi.

Je me tends un peu plus et je tourne la tête vers Jackson, qui s'est assis sur la chaise à côté de moi et me regarde, me fixe étrangement. Complètement déstabilisé par son regard aussi clair qu'un ciel d'été, je détourne bien vite les yeux. Je n'arrive pas à soutenir ces orbes si clairs qui, comme ceux de Derek, semblent pouvoir me transpercer de part en part. Il doit sans doute deviner mon malaise puisque sa main serre légèrement mon épaule tandis qu'il ne me demande pas à nouveau de le regarder. A la place, il me dit :

- T'as pas à avoir peur et à angoisser comme ça. Tu es tranquille, en sécurité et pas seul.

Je le sais. C'est juste… Instinctif. Depuis que Peter s'est immiscé de cette manière dans ma vie, je perds complètement pied. Je ne dors plus vraiment, je mange mal, je suis aux aguets, je pense trop, je sursaute très facilement et je me paralyse à la moindre peur. Je ne suis que l'ombre de moi-même, je n'arrive plus à vivre au sens propre. Combien de temps lui a-t-il fallu pour me détruire de cette manière ? Enfin, détruire est un bien grand mot. Ce n'est qu'une passade, un mauvais moment dans ma vie. Je vais vite me remettre, n'est-ce pas ? Il suffit d'un peu de volonté et de… Non, je ne sais pas. En fait, j'essaie de me convaincre de quelque chose que je ne suis pas sûr de penser. Est-ce que c'est bien de réfléchir de cette manière ? Même ça, je ne le sais pas.

- Pourquoi tu fais ça ? J'ose demander.

J'ai le regard baissé sur mes mains que je triture depuis un moment sans vraiment y faire attention. Sa pression sur mon épaule se fait légèrement plus forte, mais sans être dérangeante. Je sais que je ne ressentirais pas la même chose si c'était Peter qui posait sa main sur un endroit aussi anodin que l'épaule. Ma réaction serait toute autre. J'aurais fait plus que sursauter. Et je n'aurais plus ouvert la bouche, sauf pour gémir silencieusement sous ses assauts douloureux, quels qu'ils soient. Pour appeler sans bruit une aide que je n'étais pas sûr d'oser espérer avant que Derek ne commence à se douter de quelque chose. Avant que lui, Jackson et Scott ne découvrent la vérité me concernant.

- Espèce d'idiot.

Je relève les yeux sans trop savoir pourquoi, comme si ma gêne avait soudainement diminué. Comme si je me sentais un peu plus en confiance avec Jackson. Ou alors, peut-être est-ce la surprise quand au semblant d'insulte qui me fait baisser ma garde ?

- Parfois, j'ai l'impression que ton cerveau légendaire te fait défaut, soupire Jackson.

Sa main descend jusqu'à atteindre mon avant-bras, puis ma main, comme une caresse. Mais je ne frissonne pas, je ne le crains pas. En revanche, je reste perplexe et pas vraiment à l'aise parce que je ne sais pas à quoi m'attendre. En fait, je me dis qu'il va continuer de parler, qu'il va m'expliquer pourquoi il m'accueille et prends soin de moi, mais il se contente de serrer doucement ma main avant de la lâcher et de me dire d'essayer de manger un peu. Ensuite, l'air indéchiffrable, il sort de la pièce.

Je ne sais pas s'il a bien fait de me laisser seul. Parce qu'à cet instant, mon regard tombe à nouveau sur mon assiette, qui a commencé à refroidir. Je me dis que je peux faire un effort et que Jackson n'a pas fait ça pour rien. Même si je ne sais pas comment interpréter son précédent silence, j'essaie de me dire que peu importe ses raisons, il fait ce qu'il peut pour moi alors qu'il n'y est pas obligé. Pourtant, alors que j'ingurgite quelques pâtes, je sens l'angoisse m'envahir à nouveau. Je me force et j'avale à contrecœur.

xxx

Je rince ma bouche, tremblant. J'ai horriblement honte. Je n'ai pas réussi à garder le peu de nourriture que j'ai mangée dans mon ventre plus d'une heure. Jackson le sait. Comment pourrait-il ne pas être au courant alors qu'il a une ouïe surnaturelle ? Je lui suis toutefois reconnaissant d'avoir eu la décence de ne pas être venu, autrement ma honte serait décuplée. Il m'a déjà aidé hier, c'est amplement suffisant. J'ai beau n'avoir rien dans le ventre depuis un moment, je me sens un peu moins faible que la première fois que c'est arrivé. Mon énergie est sans doute passagère, mais elle est là et je compte bien en profiter.

Sauf que j'aurais dû me douter que sa présence serait de très courte durée. Alors que je ferme le robinet après m'être rincé mains puis bouche, ma vue se fait floue et un vertige me prend. Je gémis d'inconfort et m'agrippe aux rebords du lavabo à tel point que mes phalanges blanchissent. Mes jambes faiblissent, mais j'essaie de croire que mon énergie est toujours là, bien présente, qu'elle permet à mon corps de tenir malgré le vide de mon estomac. Rapidement toutefois, je me sens tomber.

Les bras qui se mettent à entourer ma taille précipitamment me font me rendre compte que non, je n'ai vraiment plus aucune énergie. Je suis faible, complètement hors service, tel un jouet trop usé incapable de fonctionner. Un jouet qu'une pauvre manipulation aurait cassé.

- Je t'avais dit de ne pas le laisser seul !

J'entends cette phrase, mais je ne cherche pas à reconnaître la voix, tout comme je n'essaie pas de savoir à qui appartiennent ces bras, ce torse contre mon dos. Je me laisse faire, porter et si mes yeux sont ouverts, ils ne voient pourtant que du vide. Une main se pose sur ma joue, il y a quelqu'un en face de moi, mais je n'y fais pas attention. Je ne suis plus vraiment là et mes yeux se ferment, sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Je tremble, j'ai envie de vomir à nouveau, mon corps entier se met à me démanger d'un coup et tous les sons me paraissent monter brutalement de volume d'un coup. Il y a des voix autour de moi et je leur hurle de se taire mais je ne sais même pas si les mots sortent. Je me sens bouger. Je me débats.

Et la suite, je ne m'en souviens pas.