J'ouvre le robinet du lavabo de la salle de bain et je me passe un coup d'eau sur le visage. Je n'épargne aucune zone, je vais de mon front à mon menton sans me soucier de cette barbe de trois jours qui m'irrite déjà les paumes. Je ferme le robinet, je me sèche les mains et je ferme les yeux. Je sens les gouttes fraîches couler sur mon visage et cela me rassérène un peu. Le frais m'a toujours aidé à réfléchir et à me remettre les idées au clair. En ce qui concerne mes émotions, la chasse est plus efficace, mais je ne peux pas me le permettre, pas en ce moment.

Pas alors que Stiles peut avoir besoin de ma présence à tout instant.

Je mentirais si je disais que tout ça, c'était facile à vivre. Je n'ai jamais été extrêmement proche de lui, mais on a toujours conservé un lien assez fort pour s'aider quand on en a besoin. J'ai confiance en lui, il a confiance en moi. Je lui ai sauvé la vie, il a sauvé la mienne. En soi, on ne peut pas dire qu'on est amis, mais… Notre vie importe, autant pour l'un que pour l'autre.

Et je ne peux pas regarder la sienne se détruire sans rien faire.

Alors, je passe la plupart de mon temps chez Jackson et je ne rentre au loft que lorsque c'est nécessaire, et pour quelques heures seulement. Jackson aussi a des choses à faire et je ne peux pas l'obliger à rester disponible pour Stiles sans arrêt. C'est peut-être lui qui m'a proposé d'héberger l'hyperactif pour quelques temps, mais je ne tiens pas à lui rendre notre présence trop pesante.

Je rouvre les yeux et croise mon reflet dans le miroir toujours très propre de cette salle de bain. Les loups-garous ont généralement bonne mine, même lorsque ça ne va pas. Je pose une main sur ma joue et elle descend jusqu'à mon menton en passant par ma barbe. Je ne me suis jamais vu avec les traits aussi tirés, la peau aussi claire. J'ai toujours eu l'habitude de l'avoir tannée, bien en forme mais là, elle semble avoir perdu de sa couleur, ainsi que de sa vitalité. Mon front est légèrement ridé par les plis de mon souci. Je m'inquiète pour Stiles, c'est un fait. Il ne se passe pas un instant sans que j'écoute ses battements de cœur. J'ai l'air éteint. Je suis éteint.

Parce que mon monde à moi aussi s'est écroulé.

Je soupire lourdement alors que mon visage commence à peine à sécher sommairement. Je me sens lourd et j'ai l'impression que trop de poids pèse sur mes épaules. J'ai beau être solide, je n'ai pas une résistance infinie. J'ai déjà beaucoup subi dans ma vie, perdu du monde, vécu un tas de déceptions. Mais jamais je n'aurais pu m'attendre à ce qui aurait pu se produire.

Si l'on ne compte pas Cora qui fait sa vie au Mexique, Peter est le dernier membre de ma famille qu'il me reste. Mon oncle. Le frère de ma mère. Mon meilleur ami, mon… Mon acolyte de toujours. On a toujours été très proches, du fait de notre faible différence d'âge, mais je… Je ne peux plus le voir en peinture. Je serre les bords du lavabo au point que mes jointures blanchissent. Dans ma tête, deux visages se succèdent et tournent en rond comme pour me narguer : celui de Peter, puis suivi de Stiles et inversement. Le démon et l'ange. L'agresseur et la victime.

- J'ai tout entendu.

La voix de Jackson me sort brutalement de ma torpeur mais je ne sursaute pas. Je sais me contrôler. Je regarde à nouveau le miroir mais cette fois, ce n'est pas mon reflet que je vise. Je plante mes yeux bleu-vert dans ceux, océaniques, de Jackson.

- Dans ce cas, qu'est-ce que tu veux ?

Ma voix est un peu sèche, je le sais. Je ne cherche cependant pas à la transformer. Avec Stiles, je me contiens de sorte à ce que mon soutien soit le meilleur possible. Il a besoin de calme, de stabilité et de douceur. Sur le dernier point, on ne peut pas dire que je suis un spécialiste, mais j'y travaille. Je n'ai pas le choix. En la présence de Jackson, je peux desserrer la bride. De toute manière, c'est un métamorphe, comme moi. Il sent mes émotions comme je sens les siennes, alors quel intérêt de les lui cacher ? Nous sommes du même côté.

Son regard a beau se faire simplement sérieux, je reconnais cette lueur de tristesse dans son regard. A cela se rajoute l'incompréhension et un soupçon de colère.

- Savoir où ça en est réellement, Derek.

Il fait un pas en avant, se retrouve à peine un mètre derrière moi. Je ne me retourne pas. Affronter son reflet passe encore. Le regarder directement en songeant à ce que je sais, c'est une autre affaire. A nouveau, je serre les rebords du lavabo tandis qu'une boule se forme dans mon ventre. Je sens toute ma négativité converger en ce point avant de s'étendre et de se disperser dans tout mon corps. Mes épaules me semblent d'un coup peser des tonnes et mon corps entier devenir atrocement lourd. Je me sens mal mais j'ai la décence de ne pas me plaindre. Comment le pourrais-je alors que Stiles vit un enfer sans réellement pouvoir s'en sortir ?

- On est en train de le perdre, je finis par lâcher durement en détournant le regard.

Je l'entends plus que je ne le vois hoqueter. Je sais qu'il est choqué, je le sens. Jackson ne montre pas grand-chose parce qu'il veut faire le dur mais je vois parfaitement ces choses qu'il cache. Je remarque toutefois qu'à force de côtoyer Stiles de manière aussi rapprochée, de le soigner et de veiller à ce qu'il mange, Jackson est en train de casser inconsciemment cette carapace qu'il montre à tout le monde. Je le sais, parce que j'ai moi-même du mal à tenir.

Beaucoup de choses sont arrivées au même moment et je n'ai pas une résistance infinie.

Au départ, c'est l'attitude de Stiles qui a éveillé mes soupçons et son secret s'est révélé à moi à coup de petits indices. Mis bout à bout, ils formaient une énigme à peine voilée. Ses révélations ont tout éclairci et mis à jour une chose que je n'aurais jamais cru possible. Une montagne d'horreurs.

Si j'ai toujours su que mon oncle avait ses fantaisies à lui, jamais je n'aurais pu ne serait-ce qu'envisager la possibilité qu'il puisse être aussi monstrueux. Il a toujours eu un problème avec le pouvoir mais il avait l'air de s'être calmé. A-t-il réellement soif de puissance au point de vouloir posséder… Un esclave ? Est-il aussi désespéré ? Pourquoi vouloir à ce point contrôler quelqu'un ? Et pourquoi Stiles ? L'image d'un Stiles sans âme virevolte dans mon esprit et je me force à m'ancrer dans la réalité pour ne pas devenir fou. Je ne supporte pas l'idée de l'imaginer soumis à qui que ce soit. C'est un garçon impétueux, qui aime la vie et sa liberté. Son sarcasme, son énergie, ce soleil… Tout ne peut pas disparaître. Et pourtant, il ne reste de lui que son apparence et sa voix. Adieu la lumière.

Peter lui a déjà tout pris et il va continuer.

- Qu'est-ce que c'est que cette merde ? Finit par articuler Jackson. L'autre enfoiré est pas là et s'il était entré, s'il l'avait touché… On l'aurait su !

- Peter est allé assez loin pour que le lien continue de se construire seul, dis-je enfin douloureusement en me retournant enfin vers lui.

Des recherches, j'en ai fait. Des tas. Avec, et sans Alan Deaton. On a trouvé beaucoup d'informations sur le lien et ça n'a pas été difficile à retenir. J'explique alors avec amertume à Jackson que je n'ai pas osé dire ça devant Stiles, mais… Le protéger de Peter ne suffira pas à arrêter la création du lien. Cette idée me révolte et mon loup continue d'être en rage à l'idée que la résistance de Stiles, déjà bancale, se mette à tomber. Peter est allé bien trop loin pour que le lien soit assez fragile pour être brisé par la distance. Et puis, il a eu ce qu'il voulait : dans un sens, il a déjà détruit Stiles. Il ne lui manque plus qu'à effacer sa volonté et le lien est en train de s'en charger petit à petit. Les agressions ne sont pour lui qu'un moyen d'accélérer le processus. Alors que j'informe mon désormais partenaire de ces spécificités, mon cœur se serre. Je ne veux pas que Stiles dépérisse. Je ne veux pas qu'il disparaisse. Mais puis-je vraiment faire quelque chose ?

- Y a bien un truc qu'on peut faire ! Je refuse de croire qu'on ne peut pas l'empêcher d'avoir ce qu'il veut, maugrée Jackson en essayant autant que possible de se contrôler. Stiles n'est pas un jouet.

Le contraste qu'offre Jackson est flagrant. En présence de l'hyperactif que l'on protège, il est froid comme la glace et essaie de garder intacte son image de reptile insensible. Pourtant, il est loin de l'être. La situation le touche beaucoup plus qu'on n'aurait pu le penser de prime abord. Avec moi, il se lâche même s'il garde tout de même la mauvaise habitude d'essayer de se restreindre. Il apprécie sincèrement Stiles. Et moi aussi. On ne peut pas l'abandonner.

- Deaton continue de faire des recherches, je l'informe d'un faux air neutre. En attendant, on ne peut que faire notre possible pour ralentir le processus.

Ce qui me désespère, c'est que jusqu'ici, on a trouvé plus d'informations sur la construction du lien en lui-même que sur la manière de le détruire. C'est comme s'il n'existait pas de solution, mais je ne veux pas croire qu'il n'y en ait pas. Au fond de moi trotte quand même une question à laquelle je ne trouve toujours pas de réponse : comment Peter a-t-il eu vent de l'existence de ce lien ? Dans ma famille, on ne parlait pas beaucoup de ces choses-là. On savait vaguement que ça existait, mais sans plus et je n'ai jamais eu le souvenir d'être tombé là-dessus dans les livres de notre ancienne bibliothèque. Une vague de douleur se lève, prête à me submerger, mais je la repousse mentalement. Un seul nom me permet de ne pas m'effondrer en pensant à tout ce que j'ai perdu ainsi qu'à l'horreur de la situation actuelle.

Stiles.

« Est-ce que tu penses que ça veut dire que… Que je… Que j'en redemande ? »

Ma gorge s'assèche et se serre tant les réminiscences de notre discussion s'amusent à me torturer. Je l'imagine malgré moi, sous mon oncle. A se débattre, puis à arrêter de résister. Je l'imagine tremblant et pleurant, puis offert. Je l'imagine humain puis pantin. Je l'imagine libre, puis soumis. Je suis obligé de fermer les yeux un instant tant ces idées sont violentes, même pour moi.

« Alors ça veut dire que je… C'est pas ma faute ? »

Je m'appuie légèrement contre le lavabo derrière moi. Mes sourcils se froncent et je me pince l'arête du nez tandis qu'une migraine commence lentement mais sûrement à me vriller la tête. Je ne peux pas imaginer Stiles finir de cette façon. Je ne peux pas. Par contre, je m'imagine très bien éviscérer Peter pour le punir de toutes les atrocités qu'il a pu commettre sur lui, ainsi que pour tout ce qu'il compte lui faire. Les liens familiaux ne comptent plus depuis qu'il a osé le toucher et faire de sa vie un enfer juste pour combler la sienne.

Parce que s'il a choisi Stiles, ce n'est certainement pas pour l'envoyer sur le terrain et s'exposer au danger lorsqu'il le menace à lui. Non, c'est bien pour l'avoir à son service, pour son bon plaisir. Stiles est humain : quoi que mieux pour un loup qu'un pauvre humain incapable de se défendre et complètement abruti par un lien de possession ? Sans être sous son emprise, l'hyperactif ne peut déjà pas faire grand-chose contre lui, alors lobotomisé… Une violente pulsion de protection me secoue intérieurement. Je veux retourner dans la chambre, être près de lui et ne pas le lâcher. Je ne veux pas qu'il sombre. Et je vais la trouver, cette solution, quoi qu'il m'en coûte.

Je ne peux pas perdre mon ancrage.