La lumière du soleil donne un léger teint doré à la peau pourtant si pâle de Stiles. Il marche à mes côtés, peu sûr de lui. Ses pas sont hésitants et pourtant, je sens dans son odeur quelque chose d'à la fois ténu et nouveau.

Il n'a pas hésité, lorsque je lui ai proposé de sortir un peu. Je crois qu'il se rend compte lui aussi qu'il a besoin d'un peu d'air. Il s'est passé peu de temps depuis qu'on sait ce qui lui arrive et les séquelles, il s'en prend le revers tous les jours et j'ai l'impression que c'est chaque fois plus violent. Alors après son cauchemar de cette nuit, j'ai pensé à quelque chose. Déjà quelques temps que Stiles est confiné chez Jackson et pas une fois il n'a eu l'occasion de sortir ou parce qu'il n'était pas en état, ou parce qu'on avait peur pour lui. C'est toujours le cas, mais il est avec moi et je garde mes sens en alerte. Au moindre doute, si je sens l'odeur de Peter ne serait-ce que de loin, on rentre. Le but est de lui changer les idées au moins un peu, pas de l'exposer à son prédateur. C'est pour ça que j'ai choisi un lieu facile d'accès, avec du monde mais avec une visibilité optimale. Je ne sais pas si cette petite sortie va pousser Stiles à se confier, mais je l'espère. Il ne faut pas qu'il garde ses souffrances pour lui, surtout dans la mesure où elles sont aussi destructrices. Ne pas en parler dans sa situation est de l'ordre du suicide. Le silence a des chances de le pousser vers Peter, étant donné que celui-ci ne veut sans doute pas qu'il se décharge, désire plutôt qu'il se laisse submerger par ses cauchemars et traumatismes, de manière à le casser plus rapidement. Il est déjà brisé et ça me tue de me l'avouer, mais je me rassure en me disant qu'il ne l'est pas complètement et qu'une part de lui résiste. Le plus dur, c'était d'avouer ce que Peter lui faisait. S'il ne nous avait rien dit, Peter l'aurait déjà à ses pieds car il aurait eu le temps d'agir en toute impunité.

Les yeux de Stiles se posent sur moi. Derrière la peur, je vois de la curiosité et une forme d'apaisement, que j'entrevois également à travers son corps. Malgré les vêtements larges qu'il porte – il a pioché parmi les moins serrés qu'il a trouvé dans le sac qu'on lui a fait – j'arrive à voir que ses épaules sont plus relâchées, que son allure générale est moins tendue. Pas de beaucoup, mais c'est déjà ça. Ce qui me navre, c'est que ces vêtements, je les ai déjà vus sur lui auparavant et… Ils ont beau être larges, il ne nageait pas autant dedans. A cet instant, je me rends compte qu'il a perdu bien plus de poids que je ne l'imaginais. Enfin jusque-là, je me fiais aux chiffres à son visage, ses joues creusés. Pour être honnête, j'ai tellement de choses à penser que jusqu'ici, je n'ai pas trop baissé le regard sur son corps. J'aurais peut-être dû. Parce que le coup est dur à encaisser et j'ai l'impression que les conséquences des actes de Peter apparaissent lentement, les unes après les autres.

Il marche à mes côtés mais ne parle pas et pour être honnête, ça me perturbe. J'ai toujours l'image d'un Stiles babillant à tort et à travers, d'un hyperactif toujours énergique. Ce qui marche à côté de moi n'a plus de Stiles que l'apparence. Son regard peine à ne pas s'éteindre complètement et c'est à peine si je reconnais en lui la petite pile électrique que j'ai connue. A cette pensée, mon cœur se serre et je ressens l'intense envie de lui hurler dessus. Juste pour qu'il s'indigne. Juste pour qu'il se défende. Juste pour qu'il me réponde.

Juste pour qu'il réagisse.

Et en même temps, j'ai envie de l'étreindre. De continuer de lui dire que tout va bien, qu'on va réussir à le sortir de cette situation de laquelle il est complètement prisonnier. Je veux pouvoir me dire qu'il ne craindra pas le toucher d'autrui, qu'il pourra reprendre le cours de sa vie sans craindre que Peter vienne à nouveau l'entacher. J'ai envie de pouvoir penser à lui sans me dire que c'est sale et malsain, qu'il se reconstruise et ne se refuse rien avec la personne avec qui il voudra construire un jour son bonheur. Et surtout, j'ai envie qu'il recommence à sourire.

Alors je lui parle. Je fais des commentaires inutiles sur le paysage alentours. Je lui raconte des choses sur ma famille. Je critique gentiment Scott par rapport à toutes ces situations passées durant lesquelles il oubliait son rôle d'alpha pour penser à ses hormones – qui étaient pour lui sa priorité. Si je ne lui en veux plus pour tout ça, je garde tout de même ces épisodes en mémoire. Maintenant, je sais plus ou moins dans quelles situations je peux compter sur lui, et dans lesquelles il vaut mieux que je me débrouille par moi-même. Enfin, je sais que je pourrai toujours appeler Stiles, parce qu'il a un réel sens des priorités. Pour autant, il reste humain et je m'abstiens de le contacter lorsque la situation s'avère trop dangereuse pour lui. Contrairement à ce qu'il doit penser depuis longtemps, je l'apprécie beaucoup et je vois sa valeur. Je sais qu'il a autant à offrir qu'il mérite d'être heureux. C'est une pépite, un diamant brut et ça, Scott ne s'en rend pas compte. Si j'ai été absent durant un temps, j'ai tout de même régulièrement pris des nouvelles de la meute et c'est Lydia qui m'a raconté la plupart des épisodes qui se sont déroulés durant cette période. Entre la mort accidentelle de Donovan et tous les affrontements surnaturels, je sais que Stiles n'a pas eu une vie facile dans cet intervalle. J'ai notamment eu des échos de sa conversation avec Scott par Malia. Si je le respecte pour son statut et son humanité, il faut reconnaître que je le trouve parfois moyen dans son rôle. Encore une fois, on en revient au même problème : son sens des priorités. A cela peut s'ajouter son mauvais sens de déduction et le fait qu'il ne fait pas toujours confiance aux bonnes personnes. J'ai bien plus confiance en Stiles qu'en quelqu'un comme Théo – même s'il a bien changé depuis.

Au bout d'un moment, je me retrouve sans idée, sans savoir quoi dire. Et j'ai peur. J'ai peur que ce manque de conversation empire les choses alors je continue, et à force, je ne sais plus si ce que je dis a du sens. Je veux lui changer les idées. Non, en fait, je veux tout faire pour qu'il ne pense pas à ses malheurs parce que je nourris un espoir. Celui que le lien de possession s'effrite au fil du temps. Je me dis, que peut-être, le séparer de Peter et le faire penser à autre chose peut casser le conditionnement qui essaie de s'imposer à lui. Qui a déjà commencé à le faire changer.

- Derek ? M'appelle-t-il.

Et je me stoppe soudain dans ma litanie sans queue ni tête, parce que c'est la première fois depuis le début de la sortie qu'il ouvre la bouche. Sa voix est hésitante, un peu fluette, parce qu'il ne parle plus comme avant. Il n'y arrive pas, sans cesse plus ou moins contrôlé par cette peur qui ne s'en va pas. Il est cassé. Je veux éviter de me le dire, comme si nier allait transformer la réalité. Pourtant, elle est ce qu'elle est et nul ne pourra la changer malgré la meilleure volonté du monde. Mes yeux se perdent dans son regard tout aussi hésitant que sa voix et je peine à distinguer le doré du marron si terne, plus aussi brillant qu'autrefois. Et je ne dis rien, complètement suspendu à ses lèvres. A vrai dire, c'est à peine à cet instant que je remarque que sa main tient ma manche et qu'on s'est arrêtés au beau milieu d'une des allées du parc.

- Je… J'ai… J'ai deux choses à te demander, mais je sais pas si… Si…

Il ne termine pas sa phrase, mais je me doute de ce qu'il voulait dire alors je pose instinctivement ma main sur son épaule et je lâche un simple « vas-y ». Il peut tout me dire et il le sait, enfin je l'espère. La bonne nouvelle, c'est qu'il n'a pas l'air de s'être crispé à mon toucher. Je scrute son visage et son expression n'a pas changé. L'autre constante, c'est son regard. Il l'a dans ma direction, mais n'arrive pas à le fixer dans mes yeux.

- P-pour la première… Peut-être qu'il vaut mieux qu'on s'assoie. Enfin je sais que toi ça va aller, mais moi… Je suis pas sûr de…

- On va s'assoir, je lâche en voyant qu'une nouvelle fois, il ne termine pas sa phrase.

Par honte. Il a honte, je le sens dans son odeur et une nouvelle fois, l'envie de hurler me prend. Il n'a pas à avoir honte, bordel… Rien de tout ça n'est de sa faute.

Une victime ne devrait jamais avoir honte.

Peter, lui, le devrait. Dans cette histoire, j'envoie valser les liens familiaux sans problème ni remords. Ils ne comptent plus. Peter n'est plus mon oncle. C'est un monstre qui détruit la vie de celui qu'il a choisi dans l'unique but de l'avoir pour esclave. Il devrait mourir de honte.

Stiles devrait être au lycée, se concentrer sur ses examens de fin d'années qui se rapprochent petit à petit. Il devrait parler avec ses amis. Il devrait rire, sourire. S'amuser à enquêter sur une scène de crime qui aurait titillé sa curiosité. Harceler son père pour obtenir des miettes d'informations avant d'aller lui-même les pêcher sans se soucier des dangers.

Et voir que rien n'avance, que Scott n'a toujours pas arrêté Peter, qu'on a aucune nouvelle, aucune idée d'où il pourrait être, ça me navre. Non, ça me rend fou. Je pourrais y aller, je pourrais aider mon alpha, passer des nuits entières à camper devant la maison des Stilinski, à fouiller chaque recoin de la ville. Mais je veux être là pour Stiles. Jackson est là et je sais qu'il s'occupe bien de lui, mais… J'ai besoin d'être présent. C'est viscéral. Alors je fais des recherches de temps à autres, j'enquête sur ce foutu lien de possession, j'avance à pas de fourmis avec Deaton. Et je rentre, j'essaie de le faire manger, je passe mes nuits à dormir sur une oreille dans cette maison qui n'est pas la mienne, juste pour être là en cas de problème. Cette nuit, aussi éprouvante qu'elle a été, est bien la preuve que j'avais raison. Stiles ne doit pas être seul et même si Jackson était là… Je pense que plus on est, mieux c'est. Il doit savoir qu'on est là, se rappeler que tout ça, ce n'est pas normal, pas désiré de sa part. Et surtout, il doit savoir qu'il n'est pas seul.

Sans réellement faire attention à mon geste, je lui prends la main et l'emmène vers un banc un peu reculé dans le parc, histoire qu'on soit tranquille. L'endroit n'est pas blindé de monde, mais je n'ai pas envie qu'une oreille indiscrète entende trop facilement ce qu'on pourrait se dire. C'est personnel, c'est privé.

C'est horrible.

On s'assoit et Stiles baisse la tête vers nos mains entrelacées. Je me rends finalement compte de mon geste et je tente de la retirer, par peur qu'il l'interprète mal. Mais ses doigts se resserrent sur elle. Je lève mes yeux vers lui. Il regarde ses pieds.

- J'ai besoin que tu restes, dit-il, la gorge sèche. Enfin si tu veux, tu sais, partir…

- C'est bon, je lui assure.

- Ok, alors…

Il s'arrête. Inspire, expire, pas trop fort, plusieurs fois. Je le vois fermer les yeux, les rouvrir quelques secondes plus tard et dans son odeur, les sentiments négatifs se succèdent. Je resserre ma main sur la sienne avec douceur. Je lui dis ainsi je suis là et parle-moi en silence.

- Je vais y arriver, murmure-t-il, plus pour se convaincre qu'autre chose.

Pour ne pas le perturber ni le brusquer, je ne dis rien mais je n'en pense pas moins. Quoi que tu veuilles, oui, tu vas y arriver. Il réitère son murmure à plusieurs reprises et puis, il se tait. Entrelace nos doigts sans cesser de regarder ses chaussures.

- Il faut… Il faut que je te parle de quelque chose tant que j'en suis encore capable…

Une boule d'angoisse se forme dans mon ventre, cette angoisse à retardement que j'ai longtemps retenue mais qui explose en moi à l'entente de ces simples mots. Tu en seras toujours capable, je tente de me convaincre sans réellement y croire moi-même sans détourner les yeux de son visage cette fois complètement crispé. Mais je crois en lui. J'ai toujours cru en lui.

Il n'en sera peut-être pas toujours capable, mais il l'est actuellement, je le sais. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu'il le reste.

Peter ne l'aura pas.

Stiles inspire, expire, une dernière fois.

Et puis, il se lance.

- Il faut que je te parle de mon cauchemar… Celui de cette nuit…