Sa main serre la mienne et je l'écoute alors que mon corps se tétanise au fur et à mesure qu'il déroule sous mes yeux horrifiés l'étendue de son cauchemar. Il me parle de mon oncle, de son air sadique dont il se souvient avec précision, de ses gestes qui lui avaient semblés plus que réels. Mais pourtant, ce n'est pas ce sur quoi il insiste.
Il m'énonce la demande de Peter d'une voix tremblante mais ce qu'il va détailler, ce sont ses pensées, l'état de sa réflexion dans ce cauchemar.
- Il… Je savais que je voulais pas. Je le savais et je… Je n'avais pas de doute. Je me disais pas que peut-être, je le voulais, non… J'étais conscient de mon refus. Mais ma réponse… Était l'inverse de mes pensées. Je lui ai dit oui. Je lui ai dit que je voulais.
J'entends la révolte dans sa voix et, sans écouter les battements de son cœur, je sais qu'il est sincère.
- C'était… C'était comme un poison que je sentais s'insinuer et s'étendre en moi, quelque chose que je pouvais pas repousser. J'essayais, pourtant, j'essayais ! Je te jure Derek, j'essayais de repousser ce truc ! Insiste-t-il, désespéré, en me regardant. Je faisais ce que je pouvais pour faire sortir un « non » de ma bouche mais j'y arrivais pas !
Ses yeux s'embuent, ma gorge se noue. Je suis immobile, tétanisé par ses confessions. Mais je sais que le pire est à venir, je le sens. Stiles va complètement craquer et moi aussi. Tout ce que j'arrive à faire à cet instant, c'est de serrer ses doigts tout aussi tremblants que sa voix. Plus, c'est impossible. Cette sensation de paralysie s'intensifie alors qu'il me raconte ce que Peter lui a fait dire. Ce qu'il lui a fait répondre.
« Je veux… Je veux… Que tu me prennes… »
En moi, quelque chose se casse alors que j'imagine un peu trop bien Stiles dire ce genre de choses sans le penser. Sans vouloir tout ça. Un Stiles prisonnier de son propre corps, sa bouche au service de mon oncle pervers. Je ne devrais pas l'imaginer aussi bien ainsi, dans cette situation, mais je me rends compte que si j'y arrive autant, c'est parce qu'il est en train de changer, lentement, que le Stiles que j'ai connu est en train de disparaître. Pour l'instant, il n'est plus qu'un jeune homme brisé, complètement détruit. Et bientôt, il sera ce robot, cette poupée malléable répondant à n'importe quel ordre, à n'importe quel plaisir. Ma bouche est sèche, mais gorge me pique, mes yeux aussi alors que la compréhension morbide de l'étendue de la situation commence à doucement balayer mes espoirs. Au fond, je sais qu'il ne peut pas être sauvé juste parce qu'on l'isole de Peter et qu'on le préserve autant qu'on le peut.
Et alors que pour moi, c'était déjà beaucoup, Stiles se lâche : il me raconte la douleur, ce que fait Peter par la suite dans son cauchemar, me décrit ses états-d'âme et cette impuissance qui l'empêchait de faire quoi que ce soit, de transformer ses pensées en actes. Et puis, il lâche la bombe. Peter s'est enfoncé en lui. Il l'a violé.
En rêve.
Cependant, quand on y pense, il l'a déjà fait il y a un moment et à plusieurs reprises. Sans aller jusqu'au bout, certes, mais l'effet reste le même et je sais que Stiles ne pourra pas s'en remettre comme ça. Parce que Peter y est allé petit à petit, par étapes, enfonçant toujours plus profondément en Stiles cette épine qui aujourd'hui perce son cœur et le laisse sanguinolent, incapable de guérir. Et la blessure ouverte lui laisse le champ libre.
Je ne sais pas combien de temps il s'est passé, je ne me suis même pas senti bouger, mais je l'étreins. Il est dans mes bras, ses mains serrent ma veste au milieu de mon dos. Il pleure, je ne l'entends pas. Ses larmes sont piquantes, je ne sens pas l'odeur du sel. Ses doigts pincent ma peau à travers ma veste, mais je m'en fiche. Mes yeux me brûlent, mon cœur a mal, mon esprit souffre. Pourtant, je sais que je devrais m'estimer heureux : Stiles me parle, parce qu'il en est encore capable.
xxx
Ses mains tremblent légèrement sur le volant mais sa trajectoire est impeccable et il fait très attention à ne pas la faire dévier. Moi-même, je ne peux pas m'empêcher de le surveiller, par peur qu'il dérive soudain à cause des émotions qui le malmène. Toutefois, j'ai confiance en lui et je sais qu'il rêvait de conduire ma Camaro au moins une fois dans sa vie. C'est chose faite. Combien de fois m'a-t-il harcelé par le passé pour essayer de gratter un petit trajet, même minime ? Combien de fois a-t-il essayé de me soudoyer ou de tenter de me voler mes clés en douce ? Pas une fois il n'a réussi et aujourd'hui, j'ai accepté sans sourciller dès sa première tentative.
« J'aimerais… J'aimerais conduire ta voiture une fois et te montrer quelque chose. Tu penses que je peux ? »
J'ai répondu sans aucune hésitation. Ses yeux sont rouges des larmes qu'il a pleurées, les miens le sont pour celles qu'ils ont retenues.
Dans la voiture, on parle à peine. La narration de son cauchemar et de sa bataille intérieure l'a sans doute vidé de toute parole tandis qu'elle m'a complètement abattu. Comment puis-je penser à le sauver alors que son état est bien plus grave que je ne le pensais ? J'ai dit à Jackson qu'on était en train de le perdre et je crois que je n'ai jamais autant tapé dans le mille. On ne l'a pas encore perdu, mais on n'est pas loin.
Au départ, Stiles a dit qu'il avait deux choses à me demander. La première était de savoir s'il pouvait me parler de son cauchemar, c'est chose faite. La seconde est de conduire ma voiture pour me montrer quelque chose. Son attitude est tendue, il agit de manière un peu précipitée, comme s'il avait peur de ne pas avoir le temps de réaliser certaines choses. Un peu comme s'il ne lui restait plus beaucoup de temps. Il commence à rouler un peu vite, je lui conseille de ralentir, il m'avoue qu'il ne regardait pas vraiment la vitesse, il s'excuse. A l'intérieur, j'ai mal, je serre les dents, je ne dis rien.
Stiles tourne un peu au dernier moment et la Camaro emprunte un sentier de la forêt qui ne m'est pas vraiment connu. A vrai dire, je n'y vais plus vraiment depuis que j'ai le loft et que la vie se fait plus calme à Beacon Hills et lorsque j'y allais, je passais toujours par les mêmes chemins. Stiles finit par s'arrêter quelques minutes plus tard et murmure malgré lui qu'il faut continuer à pied. On sort de la voiture, il la verrouille, me rend les clés. Au départ, je veux lui laisser, dans le but de lui montrer que j'ai confiance en lui et que l'avoir en tant que conducteur ne me dérange pas. Ce n'est pas à tout le monde que j'accorde le droit de conduire ma voiture, mais il peut en disposer comme bon lui semble. Toutefois, d'une main il prend la mienne, de l'autre il y dépose le trousseau de clés avant de me regarder et d'esquisser un sourire qui n'a rien de joyeux.
- Je suis pas sûr… De conduire au retour, me dit-il faiblement d'un air penaud.
Devant sa voix dont il n'augmente pas le volume, j'ai envie de le secouer et de lui dire qu'il peut parler plus fort, il en a le droit comme il doit s'affirmer. Chaque fois qu'il bégaie ou qu'il hésite sur ses tournures de phrase, mon cœur saigne. Sans commenter toutefois pour ne pas le complexer, je range les clés dans ma poche et je lui demande d'une voix légèrement enrouée où il veut aller.
Sans un mot, il prend ma main et avance. En plus de cette peur viscérale qui ne le quitte pas, je le sens nerveux mais encore une fois, je ne relève pas. Mon but n'est pas qu'il se sente mal, loin de là. Je le laisse alors me guider et je sens son odeur perdre un peu de son piquant, comme s'il commençait à se détendre un peu. Enfin. Pourtant, la nervosité ne s'en va pas. C'est paradoxal, mais elle semble augmenter.
On marche un moment : dix, peut-être quinze minutes. Stiles est plus silencieux que jamais. J'ai même l'impression que ses pas ne font pas de bruit, comme s'il essayait de se faire discret. Mes doigts serrent les siens, peut-être un peu trop fort, mais il ne se plaint pas. Et moi, j'ai peur de le perdre, de le voir disparaître sous mes yeux et avoir sa main liée à la mienne, même s'il est celui qui a amorcé le geste, m'aide à me dire qu'il est toujours là, avec moi. A aucun moment il n'essaie de retirer sa main, au contraire. Au bout d'un moment, je sens ses doigts serrer à leur tour les miens. De sa main libre, il resserre les pans de sa veste autour de lui. Je le regarde : il est pâle, ses grains de beauté ressortent plus que d'ordinaire sur sa peau trop claire. Ses yeux sont légèrement plissés, il se mord légèrement la lèvre comme s'il réfléchissait et j'imagine très bien les rouages de son cerveau tourner et fumer tant ses réflexions doivent être intenses. Je crois que je n'ai même pas besoin de me demander à quoi il doit sans doute songer, j'ai la réponse. Dans sa tête, une guerre sans merci se livre à l'heure actuelle, opposant les restes de sa personnalité au poison de Peter. J'ai lu ce phénomène dans un des livres que j'ai étudiés avec Deaton : la victime d'un lien de possession voit, dans les jours précédant l'installation complète du lien, ses réflexions changer. Il y a deux cas de figure. Soit elle se laisse complètement faire, soit elle essaie de résister. Le cœur et la raison se battent contre cette chose qui les induit en erreur. Le poison mental fait passer les actes de l'initiateur du lien pour quelque chose de désiré par la victime si bien qu'à force, la raison se demande pourquoi résister et le cœur souffre de faire souffrir celui qui a nécessairement le rôle de dominant. Ce qui est pris pour de la souffrance est d'ailleurs en réalité de l'impatience puisque l'initiateur ne ressent aucune douleur, même si le lien prend du temps à se construire. Son installation complète dans le cerveau de la personne qu'il a choisie est tout ce qui l'intéresse. Ce qui revient à briser mène à une soumission aux allures volontaires mais qui cachent en réalité la pire des techniques de manipulation. Une envie de meurtre très précise se détaille dans ma tête. Peter ne sortira définitivement pas vivant de cette histoire.
- Voilà…
La petite voix de Stiles me sort efficacement de ma réflexion même si c'était presque un murmure. Et c'est comme si je rouvrais les yeux, si je découvrais nos mains liées, si je voyais ce qui nous entourait pour la première fois.
On est dans un coin reculé de la forêt. Les arbres sont hauts, les gros rochers sont nombreux et je vois, à quelques mètres de là, une vieille cabane à côté d'un petit étang qui me surprend rien que par sa présence. Je ne connaissais pas cet endroit que je trouve tout de suite aussi accueillant qu'agréable. Stiles tire encore sur ma main, on dépasse la cabane et on s'arrête près de l'étang. On s'assoit sur deux rochers assez plats, usés par les années et sans doute le passage de quelques curieux et Stiles me demande si je suis pressé, si j'ai des choses à faire. Je lui réponds que j'ai tout mon temps. Nos mains sont toujours liées. J'inspire longuement l'air frais qui pénètre mes poumons et que j'ai l'impression de ne pas avoir senti sur ma peau depuis des jours. Pourtant, je sors régulièrement, mais jamais je ne fais attention à l'air, au vent, à la météo. Aujourd'hui, le ciel est bleu quoiqu'un peu nuageux, mais c'est largement suffisant. Il fait beau et le vent frais nous préserve d'une chaleur qui aurait pu gâcher notre installation, nous forcer à aller à l'ombre. Je jette un coup d'œil à l'hyperactif et je le vois fermer les yeux en relevant un peu son visage vers le ciel, vers le soleil qu'il n'a réellement pas vu depuis un moment. Ses épaules se dénouent, il respire de manière régulière, les battements de son cœur ralentissent légèrement. Il rouvre doucement les yeux et je le regarde faire, le souffle coupé.
Et il sourit. C'est faible, mais il sourit, de ce sourire léger qui rallume quelques rares étincelles dans son regard désormais plus noisette que couleur miel.
