Deaton me salue chaleureusement mais je n'arrive pas à lui rendre la pareille. Tout ce qui sort de ma bouche est un simple « bonjour » pas vraiment assuré, tout juste un murmure. Son cabinet est vide, il n'y a personne à part nous trois. Pourtant, je m'attends à voir Scott surgir de l'arrière-salle. Je m'y attends et je l'espère. Sans doute est-ce pour cette raison que je ne demande pas au vétérinaire s'il est là, parce que je ne veux pas me recevoir un non direct en pleine face. Je veux croire qu'il est là pour moi, en tant que meilleur ami. Je veux me dire qu'il ne m'oublie pas. La question me brûle les lèvres, je meurs d'envie de la poser, mais je ne le fais pas. Je me raccroche simplement à tout ce que je peux pour ne pas fléchir ni défaillir. C'est pour cela que ma main reste accrochée à la manche de la veste en jean de Derek. Il a abandonné le cuir depuis peu et ça lui va plutôt bien. C'est moins moulant et c'est plus facile à attraper. Pourquoi cette réflexion m'est-elle venue ? Je ne sais pas, j'aime juste bien. Et lui, il reste près de moi. Aurait-il pris ma main si je lui avais tendu la mienne ? J'ai eu peur d'essayer, alors je ne l'ai pas fait. Pourtant, je sais que ça m'aurait fait du bien. Qu'est-ce qui m'a pris tout à l'heure de le prendre par la main sans hésiter ? C'était comme si je n'avais plus peur de rien, comme si j'avait tout oublié. Idem pour le câlin que je lui ai imposé en sortant de sa voiture : et encore là, c'était différent. En fait, j'en ai eu besoin, réellement. J'avais l'impression que sans ça, je n'aurais pas le courage nécessaire de franchir les portes du cabinet.

- Asseyez-vous, mettez-vous à l'aise.

On n'est pas dans la salle d'examen, témoin de nombreuses de nos réunions surnaturelles, mais bien dans son bureau personnel. Il est à son bureau, Derek et moi sommes assis l'un à côté de l'autre, face à lui. Rapidement, je pose mes mains à plat sur mes cuisses, comme pour m'empêcher d'attraper un stylo, de jouer avec, de gribouiller n'importe quoi sur le bout de papier qui traînait à côté de l'ordinateur du vétérinaire… Mes tics et mes tocs sont toujours là mais je les retiens comme je peux. J'ai peur de me montrer tel que je suis désormais, j'ai peur d'agacer avec mon hyperactivité, j'ai peur de ne pas être… Comme il faut.

- Stiles, comment tu vas ?

C'est une question banale à laquelle je peux, techniquement, répondre simplement. Et pourtant, je sais que je réfléchis à ma réponse, parce qu'elle n'est pas évidente. La question elle-même est, dans l'état actuel des choses, complexe. En soit ça va, parce que je sais que je ne suis pas seul et que je sais qu'on m'aide, mais en réalité, je suis conscient que non, ça ne va pas vraiment, dans la mesure où je perds pieds de temps à autres. Les images des actes de Peter ne sont jamais loin, sont toujours fraîches aux yeux de ma mémoire.

- Je vais bien.

Presque aussitôt, je me tends. C'était ma voix, ça, non ? Je porte une main à ma bouche entrouverte et rapidement, la perplexité s'efface au profit de la peur qui me gagne de plus en plus vite, de plus en plus fort. J'ai parlé sans le vouloir. Ces mots, je ne voulais pas les prononcer. Je réfléchissais encore à ma réponse quand ma bouche s'est ouverte toute seule et a sorti ces mots qui me sont étrangers. Non, je ne vais pas bien. Pas vraiment. Pas du tout. Chaque jour, je me demande si ma tête va se vider, si je peux survivre à l'intérieur ou si l'influence de Peter va me détruire à ce niveau-là aussi. Si je ne suis même pas capable de contrôler mes paroles, qu'est-ce qui va advenir de moi ? Et puis, je me glace parce que mon cerveau, d'un sadisme sans mesure, me rappelle que ce j'ai déjà fait ça. J'ai déjà répondu l'inverse de ce que je pensais.

Dans mon rêve.

Je serre les poings et ferme les yeux un instant. J'essaie de faire le vide dans mon esprit et je me rassure comme je peux. Peter n'est pas là et je suis entouré de personnes de confiance. En théorie, tout devrait bien se passer et je ne suis pas… En danger. Du moins pas à l'heure actuelle. Si je perds les pédales ou si j'agis comme Peter le voudrait, Derek et Deaton seront là pour m'aider. Enfin, j'espère.

Je soupire, je souffre, je passe ma main sur mon visage.

- Non, c'était pas ce que je voulais dire, je… Je vais pas très bien.

J'essaie d'appliquer le conseil de Derek : j'essaie de parler. De ne pas mentir. De ne pas me murer dans le silence, de peur de laisser le champ libre à Peter.

Je sens une main se poser sur mon épaule, la serrer doucement. Derek est là, avec moi. J'aimerais que ce soit également le cas de Scott mais dans la vie, on n'a pas toujours ce qu'on veut. Tant pis, je me raccroche au maximum à la présence de Derek. Je tourne légèrement la tête et d'un regard, je sais qu'il a compris.

Lorsque j'ai dit aller bien, j'ai parlé sans être réellement aux commandes.

Je m'efforce de ne pas bouger, de ne pas prendre sa main, de ne pas me jeter dans ses bras alors que la honte m'envahit, tout autant que la tristesse. S'il me fait mentir sur une simple question de routine, comment puis-je imaginer m'en sortir ?

- Je sais que c'est compliqué pour toi en ce moment, reprit Deaton, mais il faut que je sache précisément où tu en es. Derek m'informe régulièrement, mais je veux que tu me dises toi-même les choses. Il faut que je sache ton ressenti par rapport à tout ça, que je connaisse la moindre de tes peurs, chaque changement depuis que Peter a commencé à créer ce lien. J'aimerais également savoir comment tu penses, comment tu réfléchis, que tu me décrives la place qu'il est en train de prendre en toi.

Le souffle me manque un instant. Comment lui décrire ? Comment lui dire les choses ? Est-ce que c'est pas… Mal, de lui parler ? Après tout, il ne fait pas… Partie de l'histoire. Pourquoi parler à quelqu'un qui n'est pas concerné ? Cela ne ferait que causer des problèmes. Et puis, c'est la honte. Les images continuent de tourner en boucle dans ma tête et je me retrouve obligé de fermer les yeux, encore une fois. Je revois Peter, ses mains, son membre, son sourire. Je ressens ses mains, son membre, son sourire. Et puis, c'est différent. Il se penche sur moi, m'étreint contre lui, rapproche sa bouche quémandeuse de mon oreille. Il chuchote.

« Il n'y a rien à dire. »

Je frissonne. Sa voix, que je hais, m'a comme… Traversé de part en part.

- Bien sûr que si, Stiles.

Je rouvre brutalement les yeux et je tourne la tête vers Derek, dont la voix m'a aussi… Traversé de part en part. D'un coup d'un seul, je me sens faible, j'ai envie de trembler, de pleurer, d'hurler. Mais je ne fais rien, comme paralysé par ce que je suis en train de comprendre.

Non seulement je ne suis pas entièrement aux commandes de ma propre bouche, mais en plus Peter… Peter est peut-être un peu plus actif que je ne l'imaginais.

- Hey, Stiles, hey, tout va bien.

Il me presse le bras, doucement, mais je le sens à peine.

- Je perds la boule…

Bouche bée, je rouvre un peu brutalement les yeux. Non, non, non ! Ce n'est pas vrai ! Je n'ai pas vraiment dit ça, si ? Complètement affolé, je place mes iris ambrés dans ceux, clair comme les cieux, de Derek. Je serre les lèvres, j'ai peur de dire autre chose que je ne pense pas. Je sais que je ne perds pas la tête, je suis manipulé. J'en suis conscient. Je suis comme un pantin qu'on bougerait à sa guise, et à qui l'on ferait dire ce que l'on désire. Cette fois, je tremble et j'en suis conscient. Il me contrôle, il me contrôle, il me contrôle… Et je ne le sens pourtant même pas. C'est… Comme ça. Quand le Nogitsune me possédait, je sentais ses griffes autour de mon esprit, je sentais la pression mentale qu'il exerçait sur moi pour que je craque. Là, c'est complètement différent. Peter n'essaie pas d'entrer en moi : il y est déjà. Ce constat m'achève. Je me voûte sur ma chaise et d'un coup, les endroits où j'ai des pansements me grattent, mais je serre les poings, résistant à l'envie de me gratter jusqu'au sang. Je sais que je n'hésiterai pas ou plutôt, passée la résistance, je n'arriverai pas à me retenir.

Une grande main se pose sur la mienne mais je n'ose pas tourner la tête vers Derek. Si je le regarde, je pleure. J'en ai envie. Enfin non, c'est pas une histoire d'envie, c'est… C'est juste là. Il entrelace nos doigts, serre ma main dans la sienne. J'ai envie de craquer. Je veux partir d'ici, retrouver le lit de la chambre d'amis de chez Jackson, m'enfermer dans ladite chambre et pleurer à l'abri des regards. Je ne veux plus parler, plus rien dire, plus ouvrir la bouche. Si c'est pour qu'elle lâche ce que Peter veut me faire dire pour m'empêcher d'avouer ce que je pense… Je ne sais pas si mes prochains mots seront les miens et ça me terrifie. Comment il fait ? Au fond, je ne sais pas si j'ai vraiment envie de le savoir.

- Non, Stiles, on sait très bien que tu ne perds pas la tête, me dit doucement Derek.

Il serre un peu plus ma main et ma bouche s'ouvre automatiquement :

- C'était… C'était pas moi qui…

Je me coupe. Cette fois, si. Et m'en rendre compte me bouleverse au point de m'empêcher de terminer ma phrase. Ma main libre se pose sur ma bouche, retenant à grand peine un sanglot qui aurait pu s'avérer bruyant. Les larmes me brûlent les yeux alors que je fais tout pour qu'elles ne coulent pas. Je sens mon cœur battre trop fort, j'ai la tête qui tourne. Là, c'est moi, et après ?

- Nous le savons, Stiles.

La voix de Deaton se veut douce, rassurante, apaisante. Pourtant, elle ne me fait rien. Je l'entends prendre une inspiration, mais je ne relève pas la tête. J'ai peur de voir tout le jugement de son regard. Concernant Derek, c'est encore pire. J'aimerais le repousser, faire s'éloigner cette main qui enlace la mienne, mais j'ai besoin de ce contact. J'ai besoin de rester ancré dans la réalité : celle où je ne suis pas complètement parti.

- Tu peux laisser tomber les explications, je ne pense pas en avoir besoin. Te voir et t'entendre… Me suffit à me faire une idée de l'avancée du lien.

Oui, sa voix se veut douce, rassurante, apaisante. Mais elle ne l'est pas. Je perçois quelque chose de sombre dans sa voix grave qu'il n'arrive pas vraiment à moduler comme il le voudrait sans doute. De son côté, Derek se penche vers moi et souffle à mon oreille :

- On ne va pas te laisser tomber, tu sais ?

Je n'ouvre plus la bouche, mais j'hoche la tête sans le regarder. Mes doigts serrent les siens, plus par réflexe et besoin que par stress. J'ai besoin de lui, bordel, j'ai tellement besoin de lui… S'il disparaissait de ma vie à cet instant, je sais que j'arrêterais tout. Pas juste de me battre. J'arrêterais de vivre. Résister sans son aide, c'est du suicide.

- Pour être honnête, je n'ai pas de solution miracle à vous proposer, du moins pas encore.

Mon souffle se coupe et j'ai l'impression que mon cœur s'arrête. J'ai beau avoir entendu la fin de sa phrase, je retiens surtout le début. Alors c'était ça ? Ce n'est même plus la peine d'espérer ? Je suis vraiment rendu à me voir disparaître petit à petit sans pouvoir rien faire ? Une première larme coule et mon regard se vide. Mes doigts desserrent leur étreinte sur ceux de Derek.

- Toutefois, je continue mes recherches et j'ai des raisons de penser que quelque chose pourrait t'aider à combattre le lien de possession. A défaut de le stopper, on pourrait essayer de ralentir considérablement sa progression.

Je secoue la tête. Je ne veux pas l'écouter. C'est fatiguant d'espérer, puis d'être mis devant le fait accompli, puis d'espérer à nouveau pour enfin se rétamer, encore. Derek passe un bras autour de moi après avoir rapproché sa chaise de la mienne. J'ai affreusement besoin de ce début de câlin, mais je n'arrive pas à le verbaliser. Encore une fois, je préfère me taire. Et si ce que je disais n'était pas de moi, encore une fois ? Si je sortais une absurdité, quelque chose d'insultant envers Derek ? Comment réagirait-il ? Non, je ne veux pas risquer de le perdre, pas maintenant.

- Dites-nous, Alan, dites-nous ce qu'on peut faire, dit Derek d'un air presque… Implorant.

Alors qu'il parle, j'ai envie de me lover contre lui, de me réfugier dans ses bras et de m'y perdre jusqu'à ce que je disparaisse complètement. C'est une belle façon de partir, non ? Néanmoins, je ne sais pas s'il me l'autoriserait. Il m'accorde déjà tant de choses que je ne lui en ferai sans doute jamais la demande. Tout ce que je veux à l'heure actuelle, c'est qu'il ne m'abandonne pas tant que je suis encore là. Je peux peut-être gagner quelques jours, quelques semaines avant de laisser la place au pantin voulu par Peter. Enfin, c'est très optimiste… S'il arrive à me faire parler pour dire ce qu'il désire, combien de temps me reste-t-il en réalité ?

- Pour moi, la seule chose qu'on peut faire à l'heure actuelle avec le peu d'informations qu'on a par rapport à l'urgence de la situation, c'est d'attaquer le mal à la racine, déclama le vétérinaire. Pour essayer de combattre le lien de possession, je pense qu'il faut tenter de créer un lien d'union.