La crise de Stiles aura duré une bonne heure, une heure on ne peut plus longue durant laquelle je l'ai appelé, crié, espéré. Jackson a aussi essayé tout ce qu'il pouvait pour faire sortir l'hyperactif de cet état duquel il nous a semblé impossible de le faire sortir. C'était éprouvant. Eprouvant et douloureux. J'ai eu bien du mal à supporter de le voir se tordre ainsi, chercher à me fuir par tous les moyens, de l'entendre hurler que je l'avais trahi. Il a failli se faire mal à de nombreuses reprises et c'est Jackson qui l'a maintenu immobile au moment où il avait recommencé à se gratter jusqu'au sang.
Je me laisse tomber au bord du lit de Jackson, épuisé et sur le point d'exploser. Je ne suis pas avec Stiles. Il s'est endormi alors j'en ai profité pour m'isoler un peu, pour essayer de prendre un peu de temps pour me remettre de tout ça. Pour digérer le fait que Peter l'a manipulé au point de lui faire croire que je l'agressais. Que je lui faisais du mal. Et il a réussi, ce con. Stiles était persuadé que j'ai cherché à profiter de lui, comme mon oncle et je… Je ne peux pas. C'est dur, c'est trop dur. Je cache mon visage dans mes mains.
Dans ma vie, je n'ai pas souvent pleuré, même si l'envie n'a pas souvent manqué. Aujourd'hui, je ressens cette chose étrange qui me dit que je vais craquer. J'ai tenu, mais je vais craquer. Je suis à deux doigts d'abaisser les barrières que je maintiens hautes depuis si longtemps. Cette histoire n'est pas vieille mais elle est si lourde que j'ai l'impression qu'elle m'écrase depuis des siècles.
Peter nous torture, Stiles et moi. Il y prend plaisir, je le sais, je suis même certain qu'il jubile à l'heure actuelle. Je ne sais pas pourquoi il fait tout ça, ni ce qui l'a fait vriller. Parce qu'il a vrillé, il ne peut pas en être autrement. Il faut avoir perdu la tête pour aimer faire souffrir les gens à ce point. Et Stiles… Bordel. Pourquoi lui ? Je sais qu'il désire l'avoir comme esclave mais… Pourquoi ? Les raisons me viennent par centaine, mais je ne les accepte pas. Pour moi, aucune n'est valable, étant donné que vouloir posséder un esclave dépasse l'entendement.
Mais Peter m'a utilisé. Il m'a utilisé pour terroriser Stiles, pour essayer de briser sa confiance en moi. Qu'est-ce que je pourrais faire, si c'était le cas ? Quel genre de marge de manœuvre je possède ? Est-ce que le lien peut vraiment faire quelque chose contre une telle emprise ? Je n'en sais rien. Je suis perdu.
Je sais que je ne suis pas vraiment à plaindre, que Stiles souffre bien plus que moi. Et pourtant, pour la première fois depuis des années, je sens les larmes couler. Elles sont là, peu nombreuses, une minorité parmi la masse contenue. Honteux de ma réaction, je passe aussitôt ma main sur mon visage, que je cache. Je suis voûté.
- Hé, Derek.
La voix de Jackson me surprend et pourtant, je n'ai pas bougé d'un poil. Je n'ai pas sursauté, je n'ai pas frémi. Simplement, je ne l'avais pas entendu arriver. J'aurais dû. Mais je crois que mes sens lupins partent en vrille, comme moi. Je ne suis pas en état de les utiliser correctement. Si seulement je savais comment agir sur le lien, si seulement je comprenais comment il fonctionnait… Par honte, je continue de cacher mon visage.
- Derek, m'appelle-t-il à nouveau. Il te réclame.
Je ne relève pas la tête, je garde mon visage dissimulé, à l'abri à l'intérieur de mes paumes caleuses. Ce ne sont que quelques larmes, que je dois sécher au plus vite. Je dois être fort, même si je ne comprends pas pourquoi Stiles me réclamerait. J'ai vu ses yeux, avant qu'on arrive à calmer sa crise. Il avait peur de moi, il était terrifié. Et surtout, il avait ce petit quelque chose dans le regard, ce petit truc brisé qui m'a tant fait de mal.
A côté de moi, je sens le lit s'affaisser et je me maudis pour ne pas avoir entendu, encore une fois, Jackson s'approcher. Cette fois, je n'ai pu m'empêcher de frémir.
- Je sais qu'on est pas des plus intimes qu'on est fraîchement potes, mais… T'as pas besoin de tout prendre sur toi. Tu peux aller mal aussi, tu sais ?
Je sens sa main dans mon dos. Jackson qui essaie de réconforter celui qu'on jugeait comme le grand méchant loup, on aura tout vu… Et même si ça peut paraître ridicule, même si c'est moi qui devrais veiller sur lui, sur les autres, j'accepte cette aide subtile qu'il me propose, tout simplement parce que je ne peux pas faire autrement. J'ai beaucoup donné. Je bredouille un maigre « ça va », mais je sais qu'il ne me croit pas. Jackson est intelligent, il sait pourquoi je fais ça, pourquoi j'essaie moi-même de me convaincre que ça va. Parce que si je ne tiens pas, comment faire pour aider Stiles à tenir ? Quoiqu'en y repensant, il risque de ne plus vouloir que je l'approche de sitôt. Et puis, je me souviens d'une chose : d'après Jackson, Stiles m'a réclamé. Il m'a réclamé. Pour éviter de continuer de parler de moi, je demande plus de précisions à mon ami. Je veux savoir s'il ne s'est pas trompé, s'il n'a pas rêvé. Il m'affirme que Stiles n'arrête pas de m'appeler, de demander à me voir. Moi, et personne d'autre. Je relève les yeux vers lui, hagard et toutes larmes essuyées. Mes yeux doivent être rouges, mais je m'en fiche. Stiles est ma priorité. Je veux croire que tout n'est pas fichu. Une chose est certaine, s'il l'accepte, il faut qu'on continue de passer du temps ensemble, que j'essaie d'agir au travers de ce fichu lien.
S'il me réclame, je me dis que j'ai un avantage. Enfin, tout dépend pourquoi il requiert ma présence. De toute manière, il n'y a qu'en allant le voir que je le saurai. Jackson me tapote l'épaule en signe de soutien, et je le remercie du regard. Je sais qu'il aimerait faire plus, lui aussi, comme je sais qu'il doit assurer de son côté, puisqu'il part de temps à autres combler ce que Scott n'a pas l'air de faire : chercher Peter. Je sais aussi que s'il est toujours là à l'heure actuelle, c'est à cause de la crise de Stiles. Il veut pouvoir être là en cas de besoin, pour m'épauler, parce qu'il a conscience que je ne peux pas y arriver seul. Stiles a besoin d'être entouré, d'avoir le plus souvent conscience qu'on est là pour lui, que Peter cherche à le faire basculer. S'il le sait, de régulières piqûres de rappel ne peuvent toutefois pas lui faire de mal. L'idée de commencer à mettre des gens au courant de son état me traverse l'esprit. Si on fait ça, avec Jackson, il faut qu'on choisisse minutieusement les concernés et surtout, qu'on y aille petit à petit. Je sais d'instinct que Lydia serait parfaite comme première candidate. Je songe aussi à Isaac et en même temps, je songe à ses fragilités. Pour l'avoir sorti de l'enfer et avoir vécu quelques mois avec lui, je peux affirmer qu'il avance, mais qu'il n'est pas encore entièrement remis de ses propres blessures psychiques. Mais ce qui fait pencher la balance, c'est sa proximité avec Stiles. Je sais qu'il leur arrive – arrivait – régulièrement de se voir, de dormir l'un chez l'autre après une soirée jeux vidéo. C'est Stiles qui l'a initié et il s'est révélé qu'Isaac n'est pas mauvais et qu'il adore ça. C'est moi qui lui ai acheté sa première console, pour Noël. Pour autant, j'émets quelques réserves à son sujet. Si on doit l'informer, il vaut mieux ne pas le faire tout de suite. Par contre, je garde Lydia en tête et plus les secondes passent, plus je sens qu'elle pourrait nous aider. D'un air un peu plus confiant même si cette confiance est chevrotante, je me lève et je sors de la chambre, laissant Jackson seul. Je traverse le couloir et je pousse la porte légèrement entrouverte. Et avant même d'entrer ou de voir quoi que ce soit, je sens l'odeur de Stiles m'envahir. Sa souffrance est d'une telle puissance que j'ai l'impression fugace qu'elle m'arrache les poumons l'espace d'une seconde. Une seconde durant laquelle je suis complètement figé.
Et là, je le vois. Recroquevillé dans le lit, les draps remontés jusqu'à ses joues rouges, Stiles me regarde d'un air implorant, le visage ravagé par les larmes. Une force en moi essaie de me pousser à aller le rejoindre et l'étreindre avec force : j'ai envie d'essuyer toutes ces larmes qui coulent par milliers, embarquer Stiles dans un autre monde que celui-ci. Mais par-dessus tout, je veux qu'il ait la paix. Paralysé par la peur qu'il continue de penser que je lui ai fait du mal, je ne fais qu'un pas, histoire de lui montrer que je ne lui veux pas de mal. Je finis même par le lui dire et il continue de me fixer d'un air… Fou. Sa crise a changé quelque chose, ou plutôt Peter a changé quelque chose. En lui. Je le vois. Alors… Je ne sais pas. J'essaie de lui dire que je ne ferais jamais rien qui puisse lui nuire, que je ne veux que son bonheur et que jamais il ne me viendrait à l'idée de lui faire quelque chose qu'il ne désire pas. Ma voix est suppliante, presque… Pathétique. En soi, je le suis. Parce que je ne sais pas quoi faire, je suis à court d'idée. Je pensais pouvoir faire quelque chose, n'importe quoi, mais son regard différent descend la moindre de mes idées. La peur m'envahit. Mes mots se font plus hasardeux, mes phrases, plus brouillonnes. J'ai envie d'agir, putain, j'en meurs d'envie, mais la peur de le briser encore plus me tend réellement.
Puis, je vois une main timide sortir de sous les draps et me faire signe d'approcher. Je regarde Stiles. Son regard est toujours aussi terrifié, fou.
- Tu veux que je vienne ? Que je me rapproche ? Je demande, pour être sûr.
Il hoche faiblement la tête. Ses larmes ne coulent plus, mais le sillage des anciennes reste. Hésitant malgré son « oui » silencieux, je m'avance doucement et lorsque j'arrive au niveau du lit, Stiles m'invite en soulevant les draps. Je m'étonne mais je saisis son offre : je me glisse sous les draps à côté de lui après avoir retiré mes chaussures. Et puis j'attends. Terrifié à l'idée de faire quelque chose qui pourrait lui déplaire, j'attends quelque chose, un signe, une envie de sa part. Toujours est-il qu'il accepte de m'avoir près de lui et ce simple fait me rassure un peu. Je sais que je ne suis fautif en rien dans l'histoire, mais ce qui compte, c'est ce qu'il pense, lui. S'il est persuadé que je lui ai fait du mal, j'aurai beau lui parler, ça ne changera rien. Alors j'attends de savoir.
Et je crois que j'ai bien fait.
Au bout d'un moment, après m'avoir longuement fixé, il se rapproche, jusqu'à se pelotonner contre moi, en boule, comme un petit animal effrayé qui cherche un peu de tendresse. Je m'installe un peu mieux et je l'entoure doucement. Je veux qu'il me voie venir, qu'il sache que je n'irai pas le surprendre délibérément. Il se cale dans mes bras et ses pleurs reprennent. Cette fois, je sais qu'il n'est pas en crise : il relâche juste la pression. Je crève de pouvoir relâcher la mienne, mais je ne peux pas. Pas ici, pas maintenant, pas en sa présence. Si Stiles me voit vaciller, que va-t-il penser ? Que si je tombe, il va indéniablement suivre et tomber à son tour. Alors, je me fais violence et me muselle. Je l'étreins, simplement, comme je le fais toujours. Il serre mon haut, tremble comme une feuille et laisse éclater ses émotions qui me martèlent le crâne avec violence. Mais je le laisse faire, il en a besoin, tout comme j'ai besoin de le sentir contre moi, initier le mouvement, nos contacts, simplement pour me dire qu'il est bien aux commandes.
