- Si l'on parle de puissance mentale brute, votre lien n'est pas assez fort.

La voix de Deaton, aussi habituellement douce soit-elle, claqua comme une malédiction, une fatalité à laquelle personne ne pouvait rien. Derek faillit lâcher le téléphone qu'il maintenait fébrilement contre son oreille. Déjà deux jours que le trio était au chalet, et deux jours qu'il se torturait l'esprit pour savoir s'il devait ou non tenir le vétérinaire au courant de la situation. En soi, il n'aurait même pas dû hésiter, mais la manière dont la situation empirait, insidieusement et subtilement, l'avait poussé à s'isoler un peu. Il n'en était pas fier. Non seulement il laissait Jackson passer la plupart de son temps avec Stiles, l'empêchant de s'occuper de lui-même, mais en plus il n'arrivait pas à trouver de solution de son côté. Alors, il avait fini par craquer et appeler le vétérinaire qui, il l'espérait, avait trouvé des choses. Une prémisse de piste. Mais ce qu'il venait de lui lâcher brisait tous ses espoirs.

- On a tout fait comme il le fallait, souffla-t-il.

En son for intérieur, il en était convaincu. En tout cas, de son côté, il avait tout tenté, s'était rapproché de lui plus que de raison, jusqu'à même changer sa vision de l'hyperactif. Plus qu'un simple ami à aider, il le voyait comme quelqu'un d'extrêmement précieux à qui il tenait énormément. Et ça, c'était sans prendre en compte le fait que Stiles était son ancrage, ce qui le rendait d'autant plus important à ses yeux. Un ancrage bien affaibli, mais qui tenait encore un peu le coup.

- Il semblerait que cela ne soit pas suffisant.

Les mots étaient durs à entendre, mais atrocement vrais, et le reconnaître relevait de la torture. Derek se frotta les yeux. Il avait l'air éreinté. Des situations tendues, il en avait affronté, certaines plus dangereuses que les autres. Mais ce qui différenciait celle-ci des autres, c'était la peur viscérale qu'il ressentait. Oui, il était terrifié.

- Peter doit avoir une trop grande emprise sur Stiles, lâcha la voix plate du vétérinaire. Dis-moi comment il est, physiquement et mentalement. Y a-t-il eu de grands changements depuis la dernière fois ?

La gorge nouée, Derek ne sut que dire. Des changements ? Oh, oui, et pas qu'un peu. S'il lui avait au départ dit l'essentiel – que les choses n'évoluaient pas dans le bon sens –, il ne lui avait néanmoins rien décrit de probant.

- Il est maigre, finit-il par articuler. On a du mal à le faire manger correctement.

Il s'en rendait bien compte et son ventre se nouait chaque fois qu'il voyait son regard angoissé se poser sur l'assiette qu'on lui mettait sous le nez. Stiles n'aimait plus manger et c'était d'autant plus perturbant lorsque l'on se souvenait de celui qu'il était avant, raffolant sans arrêt des curly fries, se vantant de pouvoir manger ce qu'il voulait sans prendre un kilo, racontant ses exploits en matière de dégustations culinaires, où il se retrouvait parfois à mélanger des saveurs étonnantes, juste parce qu'il aimait ça et que sa curiosité menait ses envies.

Envies qu'il n'avait plus.

- Il dort de plus en plus.

- Il fait des cauchemars ? S'enquit le vétérinaire d'un ton grave.

- Régulièrement, oui.

Et c'était une torture. Stiles se tordait dans tous les sens, repoussait tout ce qui était proche de lui : les draps, son oreiller, Derek, et parfois Jackson lorsqu'il les rejoignait dans le lit, par sécurité. Il se démenait comme un diable, hurlait, tentait vainement de se soustraire aux horreurs que devait lui infliger Peter. Quant à ce côté narcoleptique qui commençait à bien se développer, c'était aussi étrange qu'inquiétant. Stiles ne passait pas une journée sans rester éveillé. Il enchaînait les siestes, les dodos plus ou moins longs, et en ressortait toujours plus fatigué que la fois précédente. C'était comme si le sommeil lui prenait toujours plus d'énergie au lieu de lui en rendre. Chaque jour, ses cernes devenaient plus sombres et il était impossible de prédire les moments où il allait s'endormir. C'était souvent rapide et il devenait difficile de le garder éveillé un moment. Une chose était certaine, il ne tenait jamais plus de deux heures d'affilée.

- Il n'est pas toujours lui-même et il lui arrive régulièrement de… De perdre la mémoire.

- Peter gagne toujours plus de terrain, soupira le vétérinaire.

Ça, Derek était au courant et n'avait nullement besoin qu'on le lui rappelle. Voir Stiles dans un tel état était un rappel constant de la réalité sordide à laquelle il se devait de faire tous les jours.

- Il est à deux doigts de l'avoir, lâcha le loup d'une voix un tantinet tremblante.

L'aveu était lourd, aussi lourd que sa peine, et tout aussi réel. C'était une certitude maintenant : Peter allait réussir son œuvre et transformer Stiles en un pantin fait pour obéir à la moindre de ses demandes.

- Le lien n'est pas assez fort pour contrer une telle influence, finit par reconnaître Derek en baissant la tête.

Il se sentait coupable. Coupable de faillir à la mission qu'il s'était confiée. Son cœur rata un battement tandis que l'abattement lié à son impuissance le submergeait avec une violence sans précédent. Alors qu'il était assis sur le lit de l'une des chambres du chalet, il se sentit vaciller un instant.

- C'est ce que je craignais. Après tout, vous ne vous êtes pas liés par amour. Toutefois, le lien fait son effet, et tu sais pourquoi ? Parce que Stiles n'est pas encore sous son emprise. Son affaiblissement n'est pas une si mauvaise nouvelle. Il se bat, Derek. Le lien l'aide à tenir, d'une certaine manière. Cependant, pas autant qu'il le devrait.

- Il va mourir, souffla Derek d'une voix blanche.

Parce qu'en soi, c'est ce qui était en train d'arriver peu à peu. Avec une lenteur aussi douloureuse que perfide, Stiles s'effaçait. Il avait perdu toute son assurance, et les différents traits de sa personnalité s'effaçait doucement.

- Je sais que la situation semble désespérée et dans un sens, elle l'est. Mais je vois encore de l'espoir. Tu sais, une personne ne peut pas vivre avec plusieurs liens sur une trop longue période. A la longue, il n'en restera qu'un.

Loin de le rassurer, ces paroles ajoutèrent à l'angoisse de Derek une pointe de douleur. Son lien avec lui allait disparaître aussi. Le loup ne pensa pas à l'explosion qu'il causerait de son côté et aux dégâts que sa destruction allait causer à sa psyché lupine. Dans son esprit, le visage de Stiles perdait en couleurs et en netteté. S'il n'arrivait toujours pas à l'envisager comme possession de Peter, il le voyait très bien mourir. Les deux situations, l'une comme l'autre, lui faisaient mal à un point tel qu'il ne saurait trouver les mots pour décrire son ressenti.

Une chose était certaine : il se sentait brisé, peut-être plus qu'il ne pourrait l'imaginer. Stiles, c'était… Quelqu'un d'important pour lui. Son ancrage. Un allié solide, loyal. Une des plus belles personnes qu'il avait rencontré dans sa vie, que ce soit humainement ou physiquement. Il fallait le dire, il était mignon. Ce dernier point mis à part, Stiles était également l'ami que tout le monde rêverait d'avoir.

Mais pour Derek, il était peut-être un peu plus qu'un ami. Sans être capable de décrire exactement ce qu'il pouvait ressentir pour cet énergumène devenu un peu trop normal, le loup pouvait affirmer sans honte qu'il tenait énormément à lui et qu'il voulait le sauver, quitte à sacrifier sa propre vie si la situation le nécessitait. Et ce n'étaient pas des paroles en l'air. S'il fallait en arriver là… Il se savait déjà prêt.

La situation était d'autant plus difficile que même faire un tel sacrifice ne mènerait à rien. Le problème, c'était le lien créé par Peter. Un lien créé dans le silence, dans le secret, et découvert seulement quelques jours plus tard. Sans doute… Trop tard. Et quand il y réfléchissait bien… Derek ne savait, au final, pas comment cela s'était réellement passé. Stiles avait avoué ce que Peter lui avait fait, mais ne lui avait jamais dit d'où leur relation était partie, ce qui avait permis à l'oncle de se rapprocher ainsi de lui, au point de pouvoir l'infecter avec ce lien de possession.

- Pour être honnête avec toi, je ne sais pas quoi te dire, Derek. Comme je te l'ai dit, je vois de l'espoir, mais je n'ai aucune solution miracle à apporter. On peut être positif en se disant que ton lien avec lui fonctionne, mais qu'il va falloir lui donner de la puissance si tu veux pouvoir l'aider.

- Comment ?

C'était la question qu'il se posait tous les jours. Il avait épuisé chacune de ses hypothèses, et toutes ses idées s'étaient révélées infructueuses. Il ne savait plus quoi faire.

- Est-ce que tu connais des loups liés ? Je pense que parler avec eux pourrait t'aider. Les livres mentionnent assez peu la manière d'utiliser ce lien. La plupart disent que c'est quelque chose d'instinctif et ne donnent aucune information supplémentaire.

- Donc je devrais le savoir, soupira Derek, complètement désespéré.

- En soi oui, mais encore une fois… Vous ne vous êtes pas liés par amour, alors je comprends que cette révélation ne te soit pas venue. J'espère toutefois que ton loup va se réveiller, autrement… Au rythme où va Peter, Stiles sera en sa totale possession d'ici quelques jours.

La vérité l'écrasait, toujours aussi douloureuse. Derek se sentit mourir. D'une voix blanche, il remercia Deaton pour son écoute, son aide – le pauvre ne pouvait malheureusement pas faire grand-chose à part l'aiguiller – et sa patience. Puis, il raccrocha. Sans chercher à savoir si Jackson avait entendu ou non la conversation, Derek laissa son téléphone dans le chalet et sortit faire un tour. Il avait besoin d'être seul.

Il n'était pas habillé assez chaudement pour se promener ainsi dans la neige mais il n'en avait cure : sa nature lupine compensait. De toute manière, il ne pouvait pas tomber malade, alors qu'importe. Le froid mordant commença d'ores et déjà à faire rougir sa peau trop sèche, au contraire de ses yeux qui s'humidifiaient toujours plus à chacun de ses pas.

Un tas de choses s'effondrait en lui, à tel point qu'il ne saurait pas dire qu'est-ce qui mourait précisément. Une grande part de lui-même, sans doute. Et alors qu'il continuait d'avancer, des larmes inédites par leur simple présence s'invitèrent et dégringolèrent sans ses joues. Derek ne les essuya pas et fut parfaitement silencieux. Autour de lui, pas un bruit. Seules ses chaussures crissaient sur la neige si blanche qu'elle paraissait irréelle. La nuit commençait à tomber, mais elle était magnifique et Derek se fit l'amère réflexion que Stiles adorerait voir ça. Il faudrait qu'il l'emmène faire un tour, le lendemain, si… S'il était en forme. Après tout, ils étaient venus ici pour l'éloigner de Peter, mais aussi parce qu'il souhaitait partir à la montagne avant de « disparaître ».

Parce qu'il le savait. Oui, il le savait, bordel. Il était froidement conscient de sa situation et savait mieux que quiconque où il en était. Où Peter en était.

En plein milieu de nulle part, Derek se laissa tomber à genoux et recouvrit son visage de ses mains.

Il n'en pouvait plus.

Sa propre résistance volait en éclat. Il avait tenu longuement, en essayant de mettre sa propre douleur de côté, celle de la trahison. Peter, sa propre famille. Derek avait cru qu'il s'était repenti de ses anciens accès de folie et à vrai dire, il était persuadé qu'il avait réussi. L'oncle s'était en quelque sorte défait de ses démons et avait mérité sa place dans la meute.

Mais quelque chose l'avait fait vriller. Vriller au point de vouloir réduire un humain en esclavage.

Stiles.

Peter était un monstre et Derek le savait. Il le savait, bordel ! Mais une partie de lui avait continué d'espérer que c'était passager, que son lien allait marcher, briser celui construit par Peter et que celui-ci… Retrouverait la raison. C'était tout ce qu'il demandait. Retrouver le Peter qu'il connaissait, et sortir Stiles de cet enfer. Parce que l'air de rien… On parlait de son oncle. Il faisait de son mieux pour faire abstraction de ce fait et rester objectif, mais il avait atteint ses limites.

Peter n'était pas seulement un monstre. Il était la noirceur elle-même, capable de briser une vie de toutes les manières possibles pour son bon plaisir. Avoir quelqu'un à son service pour satisfaire le moindre de ses désirs. Il avait déjà détruit Stiles, en fait. Il l'avait touché, violé, sans aller jusqu'au bout physiquement, mais achevant son acte dans ses rêves. Il s'était emparé de son sommeil, de son esprit, de ses espoirs, le manipulant pour détruire la confiance que le jeune homme accordait à Derek et Jackson. Tout ça pour le briser en mille morceaux et le plier à sa volonté.

Sur la neige, les larmes tombaient sans un bruit et gelaient si vite qu'elles se fondaient avec une facilité déconcertante dans l'épais manteau blanc qui déjà, avait rafraîchi le corps de Derek. Ce dernier leva un visage complètement défait vers le ciel, là où la lune entamait une timide apparition. Il ouvrit la bouche, ses yeux se colorèrent de cyan.

Et hurla sa douleur.