Le souffle qui sortit d'entre les lèvres de Stiles était aussi fin que tremblant. Depuis quand le simple fait de marcher était-il devenu une telle épreuve ? Comment une activité de l'ordre de la normalité avait-elle pu se complexifier de la sorte ? Poser un pied devant l'autre, savoir à quel moment le faire, quand s'appuyer sur la jambe gauche, la droite… Comment… Comment ? Stiles savait encore comment faire et avait parfaitement conscience du fait que son corps avait encore la capacité de se mouvoir. Il avait maigri, oui, mais pas assez pour se retrouver dans une configuration d'une telle difficulté. Les sourcils froncés et le visage crispé dans une moue extrêmement concentrée, il faisait au mieux pour coordonner ses mouvements sans jamais cesser de s'appuyer sur ce mur qui l'empêchait pour l'instant de se vautrer. A l'heure actuelle, il s'agissait de son seul allié. Stiles savait très bien qu'il aurait pu appeler Jackson, ou Derek, mais il avait dans l'idée d'arriver à les rejoindre par ses propres moyens. Puis dans la mesure où il envisageait de se réapproprier sa vie, son corps… Agir de son propre chef et faire des efforts de lui-même était à ses yeux une nécessité claire. A côté de cela… Il en avait tout simplement besoin. S'il n'exerçait pas un minimum son corps, s'il ne le bougeait plus pour des choses aussi simples qu'une marche, un déplacement court… Comment ferait-il pour récupérer, dans le cas où l'on arriverait miraculeusement à le défaire complètement de l'emprise de Peter ? Pas que Stiles croyait vraiment à cette possibilité, néanmoins… Elle existait. En probabilité, on ne pouvait rien négliger, pas même les potentialités les plus insignifiantes.

De façon générale, Stiles considérait qu'il avait sa part d'efforts à fournir. Puis il n'aimait pas dépendre de quiconque et en ce moment… Il ne faisait rien par lui-même. On le portait, on l'aidait à se laver, on le faisait manger, on le faisait s'occuper, on le couchait… Stiles faisait ce qu'on lui demandait.

Et ça lui faisait peur.

Pourtant, il savait fort bien que l'on ne faisait rien de plus que le faire survivre et le maintenir aussi alerte que possible. Jackson et Derek se donnaient à fond pour lui… Ils étaient toujours là pour lui rappeler qu'il comptait et qu'on continuait de l'aider parce qu'il était un être à part entière. Un être libre. Mais l'idée de ne jamais rechigner à leurs demandes ou de ne jamais être l'initiateur du moindre effort le préoccupait sérieusement. Stiles savait fort bien que ses deux « compagnons » n'étaient pas Peter.

Mais parfois, il doutait. Il se demandait pourquoi il se montrait aussi passif, pourquoi… Pourquoi il ne mettait pas du cœur à l'ouvrage, ne serait-ce que pour leur faciliter la tâche, pourquoi il attendait qu'on lui souffle l'idée de faire quelque chose pour qu'il essaie. Stiles était comme… Dans l'expectative d'une directive. Et ça, ça ne lui plaisait pas. Il pouvait… Il pouvait penser, réfléchir par lui-même, pourquoi diable attendre qu'on lui indique quoi faire ?

Parce qu'il était tout simplement en train d'en prendre l'habitude.

Stiles se souvenait de chaque intrusion de Peter en lui. Sans être capable de les citer dans un ordre chronologique ou de citer chaque chose qu'il lui avait dite ou ordonnée de faire, il savait que… Cela avait eu lieu. De quelle façon Peter s'y prenait.

Et la dernière fois n'échappait pas à la règle. Or, cette fois, Peter n'était pas là. Il ne lui ordonnait pas de se diriger vers la cuisine pour s'emparer d'un couteau, comme Stiles n'avait pas la moindre intention de se faire du mal pour affaiblir psychologiquement les deux loups-garous qui veillaient sur lui. Non, tout ce qu'il voulait… C'était juste les retrouver. Leur montrer qu'il était encore là et… Leur faire comprendre que leurs efforts le touchaient sincèrement. Stiles savait qu'il serait déjà mort si Derek et Jackson n'avaient pas été là pour lui depuis le départ, et pas simplement parce qu'il se serait laissé couler. La force des deux loups, qu'elle soit physique ou mentale, restait incroyable. Stiles avait l'impression qu'ils le tenaient tous deux à bout de bras. Et pourtant, il n'avait pas l'impression que donner tant de leur énergie pour le sauver soit juste. Méritait-il une telle dévotion ? Si on lui demandait de répondre d'instinct, Stiles répondrait que non. Mais il s'accrocherait. Il le devait, ne serait-ce que pour les remercier et faire honneur à chacun de leurs sacrifices.

Alors qu'il continuait d'avancer péniblement dans le couloir, son cœur se serra. Et il s'en voulut. Il s'en voulut parce qu'il aimait et que l'élu de son cœur avait fait une croix sur sa propre vie sentimentale pour l'aider. Stiles savait que, de son côté, il n'aurait probablement jamais l'occasion d'oublier Derek au profit de quelqu'un d'autre. Ainsi, il se dit qu'il aurait dû s'occuper de cela avant et que, peut-être… Oui peut-être que si les choses avaient été différentes, Peter n'aurait pas posé les yeux sur lui, ni même les mains.

Enfin, la question n'avait plus lieu de se poser, de toute façon.

Stiles finit par arriver à la cuisine malgré un équilibre plus que précaire et des vertiges quelque peu gênants. Pour son plus grand désarroi, la pièce était vide, mais son ouïe humaine perçut les voix de ses deux compagnons, un peu plus loin. Salon, devina-t-il. D'ores et déjà épuisé par son maigre effort, Stiles songea à les appeler, mais garda finalement la bouche close. Il pouvait y arriver, n'est-ce pas ? S'il s'était levé, s'il avait décidé de se déplacer seul, sans chercher à demander la moindre aide… C'était justement parce qu'il voulait faire des efforts et qu'il s'en sentait capable – ou il espérait l'être. Disons qu'à ce stade-là, l'humain considérait chaque progrès éventuel comme bon à prendre… Parce qu'il n'avait pas d'autre choix que de se contenter de ce qu'il pouvait éventuellement avoir.

Puis Stiles se sentait obligé d'agir là, maintenant, parce qu'il sentait Peter absent. Et ce fait était suffisamment rare pour qu'il ait besoin d'en profiter. Des moments de pause comme celui-ci, son bourreau ne les lui accordait jamais de bonne grâce. Se rappelant du fait qu'il pouvait ressurgir dans sa tête à tout moment, Stiles se concentra autant que possible pour aligner ses pas de façon correcte. Les voix se rapprochaient doucement et semblaient engagées dans une discussion sérieuse. Cela ne pouvait qu'être le cas, puisqu'autrement, l'un des deux loups-garous se serait précipité vers lui, de sorte à s'assurer qu'il allait bien – ou qu'il était lui-même. Stiles ne se demanda d'ailleurs pas s'il allait les déranger : à ce stade-là, ce genre de choses lui importait moins qu'autrefois. Au pire, il s'installerait juste sur le canapé, près de l'un ou de l'autre. Que l'on ne craigne pas qu'il entende quelque chose de sensible : il oublierait sans doute les mots aussitôt qu'il les percevrait. Tout ce qu'il désirait, c'était sentir leur présence tout autant que leur chaleur… Il avait un peu froid, d'ailleurs. Mais ce n'était rien que l'on ne pouvait arranger, ce n'était pas… D'origine surnaturelle.

Ainsi lorsqu'il atteignit finalement le salon, Derek et Jackson ne le remarquèrent pas tout de suite tant leur discussion les absorbait. Depuis le seuil de la pièce, appuyé contre le chambranle de la porte, Stiles les observa, détailla ces deux visages qui avaient déjà bien changé. Il n'y avait qu'à voir la façon dont leurs traits s'étaient durcis : de légères rides plissaient leur peau normalement parfaite, comme si le souci permanent s'y était imprimé. Leur teint avait perdu un peu de sa vitalité également. Mais le pire, pour Stiles, c'était leurs yeux quelque peu cernés. Où était passé cette vitalité surnaturelle qu'il leur connaissait ? L'hyperactif fit au mieux pour étouffer dans l'œuf la culpabilité qui pointait déjà le bout de son nez. Se laisser bouffer par elle reviendrait à céder davantage de terrain à Peter. Mais il soupira. Bruyamment ou pas, il ne saurait le dire. Il était juste… Fatigué. Physiquement, mentalement aussi. Néanmoins, ce petit bruit, aussi discret soit-il, attira l'attention des deux loups-garous, qui ne tardèrent pas à réagir. Et Stiles les remercia intérieurement, parce que le peu de forces qu'il avait encore s'était envolé. Ce serait mentir que de dire qu'il tourna de l'œil, mais honnête d'avouer qu'il fut soulagé lorsqu'il s'effondra dans les bras de l'un d'eux. La chaleur surnaturelle le gagna, l'enveloppa… Et Stiles essaya au mieux de transmettre son besoin, le ressenti qui l'avait mené ici… En espérant qu'on ne le rejette pas, qu'on ne le renvoie pas seul, dans la chambre.

A cet instant, ce fut sa plus grande peur.