25 juillet

Soirée au restaurant


Daisy observait depuis sa place, sur la banquette contre le mur, l'épaisse tignasse blond vénitien de Stella qui émergeait par-dessus la carte. Elle était encore si petite que ses pieds étaient loin de ne serait-ce qu'effleurer le sol; elle arrivait au niveau de l'épaule de Daisy, déjà pas bien élancée elle-même, comme quand elle était encore une fée. Elle en agitait les jambes et tapait de ses chaussures à talon contre le bois de sa banquette. Avec ses hautes chaussettes noires qui lui montaient jusqu'aux genoux, le maître d'hôtel l'avait prise pour la petite sœur de la jeune Célestellienne.

Si on se confortait à une hiérarchie purement divine et théorique, Stella était plutôt sa tante, songea Daisy en se focalisant une nouvelle fois sur la partie dédiée aux viandes. C'était, après tout, la petite sœur de la déesse Célestelle, qui était la mère de son peuple… C'était vraiment trop bizarre ! Elle ne s'y habituerait jamais.

« À quoi est-ce que tu penses avec cet air ? demanda Stella en lui jetant un coup d'œil par-dessus sa page. Il y a un truc qui te dégoûte dans la carte ? Si c'est le cas, ça serait bien de me le dire ! Je ne veux pas que mon premier repas soit la pire expérience de ma vie.

-La pire expérience de ta vie, répéta son amie en lui rendant son regard inquisiteur. Il ne faudrait quand même pas exagérer. Bon, qu'est-ce que tu veux en entrée ? Je sais que tu ne peux pas savoir ce qui te plairait le mieux, mais tu m'as déjà vue manger ! Tu vois bien aussi en fonction de l'odeur ce qui te régales le plus.

-Excuse-moi, mais je croyais que c'était un restaurant, ici, pas une salle de taverne. Il me semble que la patience et la dévotion des serveurs fait partie du service !

-Ne fais pas ta princesse ! »

Daisy donna un petit coup du tranchant du pied à son amie sous la table. Elle se rendit alors compte que la jeune fille avait fini par laisser tomber ses escarpins vernis. C'était pour ça qu'elle ne faisait plus autant de bruit, c'était déjà ça de pris ! Même si elle décida de s'asseoir d'une manière très peu conventionnelle, en croisant ses jambes et en les remontant sur son siège. La Gardienne faillit lui lancer un autre regard scrutateur mais se retint. C'était vrai qu'elle était beaucoup plus coutumière des restaurants d'auberge que des grands établissements réputés, mais ce n'était probablement pas si grave si Stella était un peu agitée.

« Bon, moi je vais prendre une planchette de fruits de mer grillés, déclara-t-elle en montrant l'illustration à son amie sur la carte. Est-ce que tu n'as pas envie de faire comme moi, afin de te décider enfin à prendre quelque chose ? Ce n'est pas que nous ayons des choses à faire mais ce serait bien de manger, tu ne crois pas ?

-Si, si tu le dis, bougonna l'ancienne fée, juste un peu vexée de se montrer aussi perdue dans une activité qu'elle ne connaissait pas. Commande donc ton poisson, que je puisse réfléchir à la suite.

-Franchement, tu ferais mieux de commencer à y penser tout de suite. »

Quand les amuse-gueules furent devant elles, Daisy piqua dans les morceaux de crabes et de coquillages et faillit s'étouffer de rire en voyant la mine dégoûtée de son amie. La jeune fille n'avait pas l'habitude de saisir des choses huileuses, grasses ou glissantes dans ses petites mains délicatement manucurées… Encore que ! elle était la deuxième mécanicienne de l'Orion Express, après tout, et ce n'était pas rarement qu'elle farfouillait dans la machine.

« Erk ! s'exclama justement l'ancienne fée. Ces trucs-là sont encore plus collantes que le cambouis de l'attelage céleste ! Comment tu fais pour mettre ça dans ta bouche ? »

Daisy lui renvoya un autre coup de pied sous la table. Elle lui fit les gros yeux. On n'avait pas idée de parler comme ça avec les serveurs et les responsables de salle qui passaient à proximité !

« Contente-toi de manger, lui rétorqua la Célestellienne en attrapant un morceau de crustacé avec sa fourchette pour lui mettre elle-même dans la bouche. Tu sais que je ne t'ai pas emmenée au restaurant pour rien ! »

Une fois qu'elle eut réussi à convaincre l'ancienne créature divine que manger n'était pas si mal que ça, Stella se montra beaucoup plus enthousiaste à choisir son plat. Elle opta pour des travers de porc avec des frites, tandis que Daisy choisissait des brochettes marinées accompagnées des poivrons et des pommes grenailles rôtis.

« Je suis heureuse que tu te sentes bien, sourit la jeune Gardienne en la voyant croquer dans ses morceaux de viande avec un sourire de plaisir.

-Tu sais comment je pourrais aller encore mieux ? rétorqua Stella du tac au tac. Que tu me laisses piquer dans ton assiette ! Ces piments ont l'air incroyable !

-Ce sont des poivrons.

-Peu importe, tu vois ce que je veux dire ! Allez, donne-m'en un !

-C'est bien la première fois que tu désires quelque chose que je possède ! »

Daisy céda pourtant et la laissa prendre ce qu'elle voulait. Elle se doutait bien comme la situation devait être bizarre, malcommode, embarrassante et même un peu triste pour sa compagne d'aventures. Elle avait ressenti tout cela et bien plus encore quand elle avait dû accepter la perte de ses ailes, le premier matin où elle s'en était réveillée dépossédée, un jour très lointain, à Chérubelle. Même si Stella avait consenti à ce sacrifice en son âme et conscience, le résultat était le même, elle avait perdu une bonne partie de son essence.

« Ne t'inquiète pas trop pour moi, déclara brusquement la jeune fille en grignotant une de ses frites, le regard un peu dans le vague. Ce que j'ai fait, je l'ai fait parce qu'il y avait des choses plus importantes que de préserver mon incroyable beauté pour l'éternité. Même si les mortels y perdent quelque chose, je te le concède !

-Stella, ils ne te voyaient même pas, pointa Daisy avant de poser sa main sur la sienne.

-Tu as les doigts tout gras, constata son amie avec un sourire.

-Tu peux parler. »

Elles passèrent ensuite au dessert et commandèrent une énorme pile de profiteroles qu'elles mangèrent à deux, dévorant les choux, la crème glacée à la vanille et le coulis de chocolat comme si c'était le plus grand banquet de leur vie.

Daisy espéra que ça le serait pour Stella. Elle lui demandait de ne pas s'inquiéter, mais la jeune Gardienne se ferait toujours un peu de souci pour elle. Au moins, la soirée au restaurant avait eu l'air de marcher pour la faire parler, elles pourraient remettre ça aussi souvent que ce serait nécessaire – et même quand ça ne serait pas nécessaire, juste pour le plaisir.