28 juillet
À la belle étoile
Daisy, dans sa forme plus légère et diffuse de Célestellienne, n'avait qu'un contact partiel avec les choses du Protectorat. Les aspérités du sol, les arêtes douloureuses des roches, le compact du sable, les chatouilles de l'herbe… Elle ne connaissait que l'Observatoire, qui était un lieu parfait où la pierre de son architecture, les arbres de ses promenades et l'eau de ses bassins étaient fluides et agréables.
Elle appréciait cependant beaucoup d'être couchée dans les vallées du Protectorat, les manches bouffantes, jaunes, de sa robe mauve de danseuse frottant contre ce sol, ces roches, ce sable, cette herbe. Ce n'était pas le plus agréable mais elle se sentait en communion avec le monde ainsi. La jeune Gardienne de Chérubelle se tourna sur le dos pour regarder les étoiles et eut la surprise de sentir deux paumes se plaquer sur ses yeux.
« Je crois qu'on devrait jouer à un jeu, lança la voix de Stella avec un accent forcé qui l'intrigua. Et si je… je laissais mes mains comme ça et que tu essayais de deviner combien la couleur de ma manucure d'aujourd'hui ?
-Ça risque d'être long, tu en changes tous les jours, fit remarquer Daisy en sursautant presque lorsqu'une épaisse boucle de cheveux lui chatouilla le cou. »
La petite fée était donc penchée au-dessus d'elle, à l'envers, et son épaisse chevelure blond vénitien devait déborder vers l'avant, avalant son visage. Elle se demanda comment la rose immortelle qui y était accrochée parvenait encore à tenir là-dedans.
« C'est l'intérêt du jeu, chantonna Stella. Alors, à quoi ressemblent mes ongles aujourd'hui ?
-Je n'en ai aucune idée, répondit Daisy en lui prenant les poignets, et je suis sûre que tu le sais. »
Elle ôta ses mains de ses yeux. Toutes les étoiles du firmament scintillaient dans la nuit bleu foncé au-dessus de leurs têtes. La jeune Célestellienne les contempla qui étaient tout là-haut, si loin d'elle, et elle attendit que son cœur se serre… ce qui n'arriva pas avec le visage de Stella qui s'obstinait à lui cacher la moitié de la vue.
« Tu es triste ! l'accusa pratiquement la petite fée avec un roulement d'yeux totalement exagéré. Tu vois ! Je t'avais bien dit qu'il fallait que tu fasses ce que je te disais !
-Quoi ? Triste ? Mais où est-ce que tu veux en venir, à la fin ? soupira Daisy en entreprenant de se redresser. »
La nuit était très belle. Encore une fois, ce serait apaisant et doux de dormir dehors, sous les frondaisons d'un grand noisetier aux feuilles pelucheuses, bercée à la fois par le bruit du vent et celui de la rivière proche. Elle avait une couverture dans laquelle elle s'enroulait jusqu'au menton et un éventail à lames pour décourager les monstres qui pourraient être tentés de s'en prendre à elle pendant son sommeil – plus rapide à dégainer que son épée. Pourquoi serait-elle triste ? Inconsciemment, la jeune Gardienne jeta un petit coup d'œil aux étoiles. Stella accompagna son regard.
« Tu es peut-être une troubadour à qui les gens demandent naïvement de les amuser, mais tu n'es pas aussi bête, allez, lança-t-elle. Je te connais bien. Tu sais où je veux en venir et tu sais qu'il faut que tu m'en parles !
-Je croyais que tu n'étais pas psychologue pour Célestelliens, la titilla Daisy en se remettant à observer le ciel. Tu es passablement mal à l'aise dès que je regarde vers le haut, je pensais que tu refuserais catégoriquement d'entendre parler de malheur, de manque et de tristesse.
-Oh, ne sois pas sarcastique comme ça ! Bien sûr que si ! On est amies.
-Ce n'est même pas du sarcasme. »
La jeune Célestellienne sourit et se redressa une nouvelle fois. Elle étudia le visage de reproches – une bonne partie dirigée contre sa propre personne – de Stella, son teint hâlé, ses yeux couleur chocolat, son maquillage pailleté et cet air de starlette inaccessible et altière qu'elle se donnait. Mais Daisy savait mieux que quiconque qu'elle n'était pas complètement comme ça. D'un geste affectueux, sa main vint de poser sur son épaule, juste au-dessus du gros ruban orange qui servait à tenir sa mini-robe bien en place.
« Merci, dit-elle.
-De quoi ? bougonna Stella. On n'a encore rien dit !
-Merci de faire l'effort de comprendre ce que je ressens.
-Je ne fais l'effort de rien du tout. Je ne peux pas l'empêcher. On est amies, ajouta la petite fée d'une voix plus basse. N'est-ce pas ?
-Bien sûr ! Je suis heureuse qu'on ne se soit pas séparées à mon premier retour sur l'Observatoire. Enfin, j'aurais naturellement préféré que les fyggs n'aient pas été dispersées sur le Protectorat, tu t'en doutes.
-Oui, comme tu dis ! Et moi qui n'arrive pas à remettre la main sur mon Gros cheminot. »
Les deux amies soupirèrent de concert et jetèrent un nouveau coup d'œil aux étoiles. Petites créatures célestes, elles se retrouvaient clouées sur la terre. L'une parce qu'elle avait perdu ses ailes et l'autre, parce qu'elle l'accompagnait. C'était à raison que la voûte indigo des cieux donnait de la mélancolie à Daisy : c'était ses semblables, vivants, c'était ses supérieurs, sous la forme d'étoiles, qui étaient venus avant elle, qui demeuraient tout là-haut. Quand elle les regardait, elle ne pouvait pas s'empêcher de se dire « Pourquoi ? ». Enfin, peut-être un petit peu moins maintenant, elle était obligée de s'en rendre compte.
« Nous avons déjà retrouvé l'Orion Express, rappela-t-elle. C'est déjà un grand pas en avant ! Si nous continuons comme ça, un jour, les choses s'arrangeront sûrement.
-Ouais, si tu le dis, soupira Stella, gagnée malgré elle par son optimisme. Eh bien, il ne nous reste plus qu'à faire confiance à ces comètes en devenir pour veiller sur nous cette nuit encore !
-Pourquoi est-ce que ces astres deviendraient des comètes ?
-Je ne sais pas, j'ai dit ça comme ça. »
Daisy haussa les épaules et s'installa sous son buisson de noisettes, dans sa couverture. Elle cala la prise de son éventail à lames sous un coin de sa tête et papillonna de ses yeux verts en voyant Stella se rapprocher d'elle. Sans un mot, la petite fée se cala dans son dos et se tourna sur son autre flanc pour s'assoupir. La jeune Célestellienne sourit. Stella n'avait pas besoin de dormir. Elle voulait juste être près d'elle et la soutenir.
