CHAPITRE 4

En milieu de matinée, ils atterrirent au beau milieu d'une forêt de chênes verts, sur les contreforts d'un massif recouvert de neiges éternelles. Par goût du secret ou défiance justifiée, Maugrey n'avait, finalement, pas expliqué grand' chose à Sirius – sinon qu'il lui faudrait peut-être se battre. Il n'avait même pas voulu lui dire où ils allaient. Sirius avait donc dû voyager accroché à son bras, comme un bleu, alors que Shacklebolt et Rogue transplanaient chacun de leur côté. Pas de doute : Maugrey avait décidé de lui faire payer par des brimades son insolence vis-à-vis de Dumbledore.

« Ce lieu est frappé d'un sortilège Repousse-moldu, expliqua Maugrey en montrant à Sirius, de l'autre côté d'une vallée, les vestiges d'une église romane. Il y a une crypte sous le chœur, gardée jour et nuit par des Mangemorts. Tout laisse à penser que l'endroit recèle un objet de grande valeur, vraisemblablement un outil de culte. Devons nous en emparer et le ramener à Dumbledore ».

Sirius ne demanda pas à son instructeur ce qui pouvait bien faire le prix de cet objet – parce qu'évidemment Voldemort n'aurait jamais accordé la moindre valeur à un artefact moldu, fût-il en or massif.

Le regard du Gryffondor sinua le long des sentiers à flanc de montagne qui les séparaient de l'église. Il compta six heures de marche et quelques frayeurs, car les pentes tombaient à pic. Alors il engloutit les crumpets rassis qu'il avait tassés dans ses bottes avant de partir. Maugrey, lui, vida cul sec la moitié de sa flasque. Quant à Shacklebolt, il tenta en vain d'enfiler une paire de chausses moldues recommandées par Weasley jusqu'à que Maugrey lui suggérât de défaire les lacets. Assis sur une saillie rocheuse, la lippe maussade, Rogue ne se mêla pas à leurs préparatifs, comme s'il n'était pas concerné. Tout au plus consentit-il à boire à la cascade.

L'escouade se mit en route. Rogue tenait le plan devant lui, mimant une extrême concentration ; dans son sillage, Maugrey tournait la tête de tous les côtés, à l'affût du moindre craquement de branche suspect ; quant à Shacklebolt, il portait stoïquement les vivres et le matériel de campement. En queue de colonne, Sirius, peu rompu aux longues marches, tirait la langue. Au bout de deux heures à trébucher sur des chemins escarpés, il s'aventura à demander pourquoi ils n'avaient pas transplané jusqu'au lieu de la mission. Pour toute réponse, Maugrey leva les yeux au ciel et Shacklebolt se fendit d'un sourire de pitié.

« Ils pourraient remonter notre itinéraire et localiser notre quartier général, expliqua charitablement ce dernier.

– Êtes censé avoir appris ça l'an passé, Black », le tança Maugrey.

Cet échange sembla rappeler à Rogue l'existence de Sirius. Même s'il ne dit rien – les deux s'arrangeaient pour n'avoir jamais à se parler – il lui échappa un soupir exaspéré. Sirius se retint de l'insulter : la tension entre eux était telle qu'il savait que Rogue réagirait au quart de tour et qu'immanquablement ils en viendraient aux mains. Or ce n'était pas le moment d'aggraver son cas. Maugrey l'avait à l'œil.

Quand ils ne furent plus qu'à cent cinquante mètres de leur destination, Rogue replia soigneusement le plan et Shacklebolt se débarrassa de son sac, qu'il cacha dans l'anfractuosité d'un rocher.

« Kingsley et moi irons devant, arbitra Maugrey. Vous deux – il pointa son doigt vers Rogue et Sirius – vous nous appuierez. Soyez vigilants, mes garçons : ils seraient une dizaine. »

Devoir faire équipe avec Rogue était la pire des punitions que Maugrey pouvait lui infliger, songea Sirius tandis qu'il dégainait sa baguette. Rogue semblait se faire la même réflexion.

Ils marchaient désormais côté à côte, à la suite de Maugrey et Shacklebolt, réglant leur pas sur le leur pour maintenir une vingtaine de mètres de distance entre eux. Le clocher s'avançait dans le ciel au-dessus de leur tête, étendant progressivement son ombre sur leurs silhouettes furtives. Battu par le vent, le parvis était désert. Remontant leur cape sous leur nez, Maugrey et Shacklebolt rasèrent la façade de schiste et, à pas de loup, se faufilèrent par l'entrée des laïcs, sur le portail Nord. Une dizaine de secondes plus tard, Sirius et Rogue pénétraient à leur tour dans l'église ; ils avançaient latéralement, dos à dos, prêts à parer un coup susceptible de venir de toute part.

Le transept croisait une nef sans vitraux où régnait un calme suspect. Un jubé leur barrait la vue. Après avoir longé la muraille, Sirius et Rogue frayèrent à travers une forêt de colonnettes en marbre rose dont les chapiteaux sculptés s'ornaient de créatures d'apocalypse. De l'autre côté du jubé se trouvait le chœur, meublé d'un autel en pierre et d'un bénitier asséché. Un escalier aux marches inégales permettait de monter à la tribune ; un autre, dont la trémie se devinait à peine dans le clair-obscur, dévalait jusqu'à la crypte.

Sirius et Rogue s'apprêtaient à s'y engager quand un bruit de bousculade éclata : on se battait dans la crypte. Ils virent Shacklebolt, le visage défait, en remonter à toutes jambes ; il tenait dans ses mains un ostensoir doré. Les bousculant, il leur cria de fuir et, sans les attendre, traversa le chœur avec son butin, disparaissant par la porte plein-cintre du jubé. Rogue le regarda s'éloigner sans paraître comprendre.

« Mais Maugrey ? » demanda Sirius, comme s'il se parlait à lui-même.

La voix essoufflée de son instructeur, en contrebas, lui cria :

« Ne vous occupez pas de moi, Black ! Grouillez ! »

Sans discuter, Rogue et lui rebroussèrent chemin. Sirius entendit distinctement qu'on les poursuivait. Alors qu'il dépassait le jubé, un rayon rouge venu de derrière lui frôla sa joue. Il eut tout juste le temps de voir Rogue, à sa gauche, bloquer un Doloris, avant de se retrouver lui-même jeté à plat ventre par un sortilège d'Entrave. Il se releva d'un bond. Au moment où il tournait dans le transept, une grêle de maléfices crépita autour de lui. Il n'échappa à la mort qu'en se jetant, roulé en boule, par une porte latérale dont il se rendit compte, après coup, qu'elle débouchait sur un cloître. Rogue ne l'avait pas suivi.

Tout-à-trac, Sirius fonça dans la galerie, longeant l'arcature à claire-voie ouverte sur la vallée, et sortit, à l'autre extrémité, par une porte qui donnait sur une petite salle. Il franchit encore une porte et se retrouva dehors, seul, perdu. Il regarda autour de lui, ne vit personne. Tout était redevenu silencieux. Ce n'était pas rassurant. Il entendait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Maugrey, qu'il avait laissé en mauvaise posture, était-il parvenu à s'en tirer ? Et Shacklebolt, où avait-il trouvé refuge avec son ostensoir ?

Quant à Rogue, était-il… ? Quelle importance ? se ravisa aussitôt Sirius. Si l'un d'entre eux devait y rester, il valait mieux que ça soit lui. Ça ne changerait rien. Même si lui était parvenu à aborder le sujet – mais où aurait-il trouvé ce courage ? – l'autre pervers, tout à son plaisir de le faire enrager, n'aurait certainement rien voulu lui dire. Et à supposer que par extraordinaire il eût accepté de répondre, savoir de quoi son frère était mort ne l'aurait, de toute façon, pas fait revenir. Alors Sirius fila sans demander son reste.

Bientôt, il fut dans la forêt, foulant le même sentier qu'à l'aller. Il s'attendait à rattraper Shacklebolt, qui avait dû prendre quelques minutes d'avance sur lui, mais ce fut lui qui fut rattrapé. Celui qui le talonnait avait dû lancer un sortilège d'Assurdiato, car Sirius ne se rendit compte de sa présence qu'au moment où ce dernier lui donnait une violente bourrade dans le dos, manquant de le faire tomber face contre terre. De justesse, Sirius retrouva son équilibre et se retourna.

Sans surprise, c'était un Mangemort. Sa silhouette ondoyante et anonyme se tenait tout près de lui, baguette pointée dans sa direction. Par les fentes de son capuchon, l'inconnu scrutait les traits réguliers de Sirius avec convoitise. De toute évidence, il savait à qui il avait affaire. Sirius l'entendit marmonner un sortilège de désarmement. Il fut incapable de réagir et sa baguette, qu'il n'avait même pas levée, termina sa chute à trois pas de lui.

« C'est mon jour de chance ! se réjouit alors le Mangemort d'une voix nasillarde qui sembla familière à Sirius. Le Seigneur des Ténèbres sera satisfait de te savoir mort, traître-à-ton-sang ! »

Mort ? Sirius fut pris d'une sorte de vertige et son sang se glaça dans ses veines. Il ne savait trop ce qui l'emportait, en cet instant, de l'angoisse ou du soulagement. La seule chose dont il était sûr, c'était que toute résistance était vaine. Il n'y avait plus d'échappatoire. Après une existence superflue, son heure était venue. L'émissaire du destin qu'était ce Mangemort s'apprêtait à accomplir son œuvre. Résigné, Sirius tomba à genoux, les yeux clos et les bras écartés.

Il avait vécu en rebelle, mais il mourrait docilement. Car, de toute évidence, il méritait son châtiment. Il n'avait été qu'une source de déception pour sa famille. Ses parents l'avaient renié. Ses cousines, qui jouaient avec lui lorsqu'il était enfant, avaient rejoint les rangs de Voldemort. Et son frère, qu'il croyait détester, était mort. Sirius bomba le torse pour faciliter la tâche à son bourreau.

Il se demanda s'il souffrirait lorsque le sortilège de mort viendrait lui crever le cœur – Maugrey avait prétendu ne pas savoir, vraisemblablement parce qu'il préférait ne pas se poser la question. Les victimes arboraient un visage paisible, racontait-on. Et Sirius trouvait un certain réconfort à se raconter qu'il existait, par-delà de la frontière qui séparait le monde des morts de celui des vivants, un lieu où son ombre esseulée pourrait retrouver celle de Regulus. Peut-être n'était-ce pas trop tard pour se réconcilier avec lui ?

La détonation, inexplicablement, tardait à venir. Son bourreau manquait-il de cran au moment d'exécuter sa besogne ? Sirius décilla les paupières et, à sa grande stupéfaction, vit le Mangemort qui reculait. Les yeux de celui-ci fixaient un point devant lui, juste au-dessus de l'épaule de Sirius. Ce dernier n'eut pas le temps de faire volte-face qu'il entendit quelqu'un scander dans son dos :

« Im-pe-di-men-ta ! »

Le Mangemort fut brutalement projeté en arrière et son arme lui échappa des mains pour retomber à trois mètres de lui. Médusé, Sirius aperçut alors Rogue qui courait en sa direction.

« Idiot ! Abruti ! Crétin ! vitupérait le Serpentard en agitant sa baguette comme un possédé. Ramasse ton arme ! »

Après un épisode de sidération, au cours duquel il en vint à se poser des questions sur sa santé mentale, Sirius obéit. Pour la première fois depuis leurs retrouvailles, Rogue daignait s'adresser à lui. Et même si c'était pour lui parler comme à un chien, il venait, en toute objectivité, de lui sauver la vie. Sirius se força néanmoins à prendre un air dégagé tandis que Rogue arrivait à sa hauteur : vu le contexte, c'était assez compliqué d'être reconnaissant.

« Toi ! ahana Rogue d'une voix rauque. Toi ! Tu voudrais te faire tuer que tu ne t'y prendrais pas autrement ! ».

Plié en deux, les mains en appui sur ses genoux, le Serpentard reprenait difficilement son souffle. Sirius voulut voir dans son invective une simple boutade. Rogue ne pouvait pas avoir deviné ses turpitudes. Il le tournait en dérision. Quoi de plus humiliant que de se sentir redevable vis-à-vis de son pire ennemi ? La haine, il n'y avait que cela qui animait ce roquet.

« Il m'a pris en traître », argua Sirius sans conviction, bien que ce ne fût pas totalement faux.

Se redressant, Rogue le toisa avec mépris. Le soleil déclinant éclairait crûment son visage disgracieux, barré d'une estafilade. Son nez n'avait jamais semblé aussi proéminent ni ses pommettes aussi saillantes, mais ses joues s'étaient empourprées, des gouttelettes de sueur tremblotaient sur son front et ses yeux, dont d'ordinaire on ne distinguait pas l'iris de la pupille, s'éclairaient de reflets insoupçonnés. À la lumière du crépuscule, Sirius discernait jusqu'au grain de sa peau. Rogue n'était donc pas en cire. Plus regrettable encore, il semblait fait de la même chair que lui.

Tout à sa contemplation, Sirius ne vit pas le Mangemort ramper jusqu'à sa baguette.

« Bon sang, Black, reste sur tes gardes ! »

Sirius ne fut pas assez vif pour esquiver le sortilège que lui lança le Mangemort : derechef, sa baguette lui sauta des mains. Son agresseur vira à la vitesse de l'éclair en direction de Rogue, mais celui-ci évita son tir avec une agilité d'escrimeur et riposta d'un sortilège de Stupéfixion, qui manqua de peu sa cible. Pendant ce temps, Sirius, à genoux, cherchait désespérément sa baguette dans la bruyère où il avait cru la voir disparaître.

« Pose ton arme par terre, sale traître, ou je te tue ! » vociféra le Mangemort en faisant un appel, sa baguette braquée vers Rogue.

Il bégayait d'une manière assez pathétique, peut-être déstabilisé par le fait que son adversaire du jour fût un ancien compagnon de lutte ; car lorsque Rogue avait levé le bras, la manche de sa robe avait glissé jusqu'à la pliure de son coude, laissant voir sur sa peau une large auréole noirâtre qui commençait à desquamer, mais dont la forme était évocatrice.

« Toi, plutôt, fiche le camp ! cria Rogue au Mangemort en le tenant en joue. Ne t'imagine pas que je vais t'épargner ! »

Abaissant sa baguette, il visa le milieu de la poitrine de son vis-à-vis en une menace sans équivoque. Le Mangemort se figea, puis fit quelques pas à reculons, son arme toujours brandie en direction de Rogue.

« Tu ne me fais pas peur ! » répliqua l'inconnu d'une voix de fausset.

À travers le capuchon, ses yeux d'un vert de vase voletaient en tous sens, comme affolés, et Sirius aurait juré avoir vu sa main trembler.

« Avada… » se mit alors à ânonner le Mangemort.

Le profil aigu de Rogue prit une expression terrifiante ; ses doigts se resserrèrent autour de sa baguette.

« Kedavr… ! »

Sans un mot, Rogue le foudroya.

Fusant de l'extrémité de sa baguette plus vite que le trait d'une arbalète, un éclair vert transperça le thorax de son adversaire. Au moment où le cœur creva, il se produisit une fulguration si intense que Sirius en perdit momentanément la vue. Fauché par le souffle du sortilège, qu'il n'avait pas anticipé, il se retrouva suspendu en l'air, plaqué contre l'écorce d'un chêne, complètement incapable de bouger. L'onde de choc vint traverser son corps, faisant vibrer ses entrailles d'une douleur insoutenable.

Quand enfin le sortilège perdit de sa force, un siècle semblait s'être écoulé. Sirius s'écroula au sol comme un tas de linge sale et vomit. Il lui fallut quelques secondes pour recouvrer l'usage de ses yeux. Éberlué, il regarda une pluie de feuilles sèches s'abattre lentement sur lui en tourbillonnant, comme si le chêne qui le surplombait avait, lui-même, été ébranlé.

La violence de la sensation n'avait rien de comparable avec les simulations auxquelles il avait participé au Centre de formation des Aurors. L'espace d'un instant, il avait cru, littéralement, mourir lui-même. Il se demanda si Rogue avait ressenti la même chose ou bien si, à force, il y était devenu insensible. Ce ne pouvait être que la seconde hypothèse. Comment expliquer autrement le sang-froid avait lequel il avait frappé le Mangemort ?

En portant son regard plus loin, Sirius remarqua que ledit Mangemort était tombé à la renverse : l'homme gisait sur le dos, les bras en croix, en travers d'un tronc d'arbre déraciné. Puis il vit, juste à sa gauche, Rogue accroupi, qui s'appuyait sur sa baguette fichée dans le sol. Ce dernier reprenait difficilement sa respiration, mais son visage n'exprimait aucune émotion, comme si l'acte qu'il venait d'accomplir faisait partie de sa routine. Sirius se sentit vaguement minable, en comparaison. S'il voulait devenir Auror, il faudrait bien que lui aussi s'habituât. Maugrey le lui avait dit.

Un soubresaut tordit le corps du Mangemort. Rogue se releva et Sirius tâtonna fébrilement en quête de sa baguette, avant de se souvenir qu'il l'avait perdue. Mais ce n'était qu'une fausse alerte, l'ultime spasme du moribond, qui, dans un râle d'outre-tombe, expira – Sirius l'aurait juré – le prénom de Rogue. L'intéressé fronça les sourcils puis, à pas lents, s'approcha de lui.

La bouche du Mangemort s'était ouverte en grand et on voyait ses dents gâtées. Du bout de sa baguette, Rogue souleva le capuchon qui couvrait la moitié supérieure de son visage. Mais à peine eût-il entraperçu ses traits qu'il rabattit le tissu, faisant un bond en arrière comme s'il s'était brûlé. Il trébucha sur une racine qui affleurait à la surface du sol, termina sa chute sur les fesses et resta là, à fixer d'un œil vide la dépouille de son adversaire.

De son côté, Sirius, le corps moulu, se relevait à grand' peine. Derrière Rogue, il eut la surprise de voir apparaître Maugrey ; ce dernier se détachait progressivement du décor dans lequel il se fondait encore une minute plus tôt. Depuis combien de temps l'Auror les observait-il ? se demanda Sirius, mal à l'aise. Avait-il vu Rogue tuer le Mangemort ? Pourquoi ne s'était-il pas interposé ? À quelques mois près, cet inconnu aurait pu être son frère. À quoi rimait cette guerre ? Pourquoi fallait-il se battre entre semblables ?

Maugrey n'eut pas un regard pour le cadavre. Il saisit Rogue par les aisselles et le tira vers le haut ; mais ce dernier semblait une marionnette entre ses bras, plus morte encore que le mort.

« Nous ne devons pas rester ici ! grommela Maugrey en remettant autoritairement Rogue d'aplomb. Les autres ne vont pas tarder à rappliquer ! »

Et de faire signe à Sirius de le suivre. Ce dernier obtempéra, bien qu'il fût orphelin de sa baguette. Ils s'enfoncèrent plus profondément dans la forêt, qui s'obscurcissait à chaque pas. Afin de semer d'éventuels poursuivants, ils progressaient à vive allure, Maugrey en tête, coupant à travers les buissons, déplaçant et remettant en place les obstacles d'un coup de baguette. Au détour d'un chemin, Shacklebolt les rejoignit. À travers les déchirures de sa cape tachetée de boue, l'ostensoir scintillait d'un éclat surnaturel. Il avait eu le temps de récupérer le sac, mais était débraillé et hors d'haleine, comme s'il venait de se battre. Maugrey et lui eurent une brève discussion dont Sirius, qui haletait derrière eux, ne comprit pas un traître mot. Maugrey ravit l'ostensoir à Shacklebolt pour le dissimuler sous son propre manteau.

Ils marchèrent ainsi pendant deux heures, sans échanger une seule parole. Maugrey avalait les kilomètres avec son flegme habituel, indifférent au fait de traîner une prothèse de bois. Rogue, qui cheminait désormais à côté de lui, ne montrait aucun signe de lassitude ; il déployait ses jambes arquées en des foulées parfaitement régulières. Shacklebolt les suivait de près, mais avec une démarche que le poids du sac rendait sensiblement hachée. En proie aux affres conjuguées de la fatigue, du froid et de la faim, Sirius se faisait peu à peu distancer. Tandis qu'ils traversaient une clairière, il sentit brusquement ses forces l'abandonner et s'arrêta net :

« Je ne peux pas faire un pas de plus ! », hurla-t-il à ses compagnons, qui continuaient à avancer imperturbablement.

Sirius s'attendait à ce que Maugrey l'accablât de reproches quant à sa déplorable condition physique, mais celui-ci se retourna vers lui sans manifester d'agacement et lui montra, à dix pas, un emplacement libre de broussaille qui se prêtait parfaitement à l'installation d'un camp. Shacklebolt fit glisser son sac à terre, dont il tira quatre couvertures à carreaux et une grosse bouilloire en fer-blanc, que Sirius se souvenait d'avoir vue au cottage. Maugrey rassembla quelques pierres qu'il disposa en cercle autour d'un trou. Quant à Rogue, bizarrement apathique, il alla ramasser des branches au pied d'un arbre frappé par la foudre.

Il faisait nuit, à présent. Sirius, transi, s'était accroupi près du feu que venait d'allumer Maugrey. Shacklebolt remplit la bouilloire de neige et y tassa une grosse poignée de thé noir avant de la mettre à chauffer à même la flamme. D'un grognement, Maugrey invita Shacklebolt et Rogue à prendre place autour du feu et répartit la maigre pitance : des biscuits salés préparés par Hagrid, qui remplissaient la main comme des galettes, et dont l'aspect sec et poudreux évoquait celui des biscuits de mer. Ce fut sans enthousiasme que Sirius considéra son dîner.

Pour finir, l'Auror distribua sa part à Rogue, mais celui-ci n'y toucha pas. Il ne tendit pas davantage la main vers le gobelet brûlant que Shacklebolt avait posé sur le rocher à côté de lui.

Pendant les minutes qui suivirent, on n'entendit plus que le crépitement du foyer, ponctué de bruits de mastication laborieux. Avaler sans s'étouffer les biscuits de Hagrid relevait de la gageure. Sitôt trempés dans le thé – il était impossible de les consommer secs sous peine d'y laisser ses dents –, ces derniers prenaient une texture de plâtre mouillé qui crissait désagréablement sous les dents. Sirius n'osait imaginer que donnerait cette mixture une fois dans son intestin. Maugrey, lui, jugeait le désagrément négligeable au regard de la praticité.

L'Auror prit une rasade de sa potion de force, puis se tourna vers Rogue, qui n'avait toujours rien mangé ni bu. Ce dernier lui déroba ostensiblement la vue de son visage, comme pour lui signifier qu'il n'avait pas la moindre envie de discuter. Maugrey s'essuya la bouche avec la manche de son manteau. Il en fallait davantage pour le décourager. Il lança à Rogue sur le ton de la conversation :

« Vous n'aviez pas le choix ».

Rogue ne répondit rien. Avait-il seulement fait l'effort d'écouter ce que venait de dire l'Auror ? Il réchauffait ses mains bleuies au-dessus du feu, l'air absent.

« Naturellement, c'est plus compliqué quand on connaît sa victime, ajouta Maugrey.

– Mais cette fois-ci, vous étiez du bon côté », relativisa Shacklebolt, qui avait toujours du mal à rester en dehors d'une conversation.

La lumière du feu dansait dans les yeux noirs de Rogue.

« Qui était-ce ? » demanda Maugrey, avec le même ton qu'il aurait utilisé pour s'enquérir des prévisions météorologiques du lendemain.

Rogue mit une longue minute à répondre :

« Mulciber, fit-il d'une voix blanche en frottant ses mains l'une contre l'autre. Achernar Mulciber. »

Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais ses lèvres minces remuèrent sans qu'aucun son n'en sortît. Maugrey et Shacklebolt échangèrent un regard. L'image d'un rustre ventripotent, au regard sournois, éternel acolyte de Rogue et d'Avery à Poudlard, revint furtivement à la mémoire de Sirius. Il n'y avait qu'un garçon tordu comme Rogue pour sympathiser avec un individu aussi patibulaire.

« Hum, c'était pas le plus dégourdi, commenta négligemment Shacklebolt de sa voix gutturale. Un bras cassé. Bizarre qu'on l'ait affecté à une mission aussi sensible. Tu sais, Alastor, qu'on a failli le coffrer avec Dedalus lors de la tentative d'effraction au Ministère ? Faudra que je pense à mettre notre fichier à jour. »

Shacklebolt toussota ; un coup de coude de Maugrey dans ses côtes venait de lui faire réaliser sa maladresse.

Cependant, Rogue, prostré, continuait à regarder fixement le feu brûler devant lui, sans se rendre compte que Maugrey posait sa main sur son épaule.

« Vous avez prouvé aujourd'hui que vous étiez un garçon courageux, murmura Maugrey en cherchant à croiser son regard. N'est-ce pas ? »

Rogue ne répondit rien. Tout à coup, son visage inexpressif s'affaissa ; dans ses yeux, les flammes se déformèrent avant de rouler. Il laissa tomber sa tête sur ses genoux, qu'il avait ramenés contre sa poitrine, et les entoura de ses bras. Heureusement, il ne fit aucun bruit. Ses épaules ne se soulevèrent même pas. Il aurait pu tout aussi bien s'être assoupi.

Sirius regardait ailleurs, mettant tout ce qu'il lui restait d'énergie à ignorer la scène qui lui faisait face. Sa fureur était telle qu'il avait envie de frapper Rogue à la tête. Mais, plus que tout, il était fâché contre lui-même, contre sa faiblesse, contre cette émotion qui lui coupait l'appétit. Car où irait le monde s'il se mettait à compatir au sort de Servilus ? Cette fiotte méritait ce qu'il lui arrivait. Et puis il n'y avait qu'un lâche pour craquer comme ça. Lui, il n'y était pour rien. Et avec son frère, il avait déjà payé son tribut.

Maugrey fit glisser sa main trapue dans le dos de Rogue, mais celui-ci se dégagea. Shacklebolt se grattait le crâne, qu'il avait chauve, comme s'il était à la recherche de paroles réconfortantes. Au moment où il allait parler, Rogue se leva. Manifestement, celui-ci ne voulait pas être consolé. La tête dans les épaules, il alla se rasseoir plus loin, au pied d'un arbre. Maugrey lui apporta sa couverture, tenta de lui parler. Rogue recroquevilla son maigre corps contre le tronc. Sirius observait de loin, la bouche pleine. Il se demanda dans quel état serait Marlene si elle devait un jour tuer Theodore. Mais comment avait-elle été assez bête pour tomber amoureuse d'un Serpentard ?

Quand il eut terminé sa ration, Sirius s'allongea sur le sol glacé et, s'enroulant dans sa couverture, posa la tête sur une roche moussue. Shacklebolt, qui peinait à retenir ses bâillements, ajouta une brassée de bois mort dans le feu et vint se coucher à côté de lui. Sirius rouvrit un œil pour vérifier que Rogue était toujours là avant de s'abîmer dans un sommeil sans rêve. Shacklebolt ne tarda pas en faire de même. Rogue finit, lui aussi, par rouler sur le côté. Lorsque la lune sortit du couvert des arbres, les poitrines des trois hommes s'élevaient et s'abaissaient à l'unisson.

Cependant, assis en tailleur sur la souche d'un chêne centenaire, le vigilant Maugrey montait la garde.