PROLOGUE

Juin 2002

Depuis qu'elle était petite fille, le père de Paulina lui avait toujours répété qu'elle était née sous une bonne étoile et que son destin serait extraordinaire. De nature pragmatique et pourvue d'un esprit cartésien, Paulina n'accordait pas beaucoup de crédit à ce genre de croyances mais elle devait bien admettre que, ces derniers-temps, la vie ne lui avait jamais paru si belle, ni si agréable, tout lui souriait. Il faisait frais et le ciel était couvert quand elle traversa le campus de la fac où elle étudiait depuis près de trois ans mais, comparé au froid vigoureux de son Angleterre natale, l'hiver était doux à Perth. Elle n'avait plus vu un seul flocon de neige depuis qu'elle l'avait quittée avec ses parents quelques années plus tôt et même si ses souvenirs s'étiolaient, quand elle y pensait, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de nostalgie. Elle ne regrettait rien toutefois, la décision impulsive de ses parents de partir pour l'Australie l'avait surprise mais elle l'avait aussi conduite jusqu'à Dorian et depuis qu'il était entré dans sa vie trois ans auparavant, elle aurait été bien incapable de l'envisager sans lui. Elle n'avait connu aucune relation sérieuse avant lui et elle ne s'était jamais aussi bien sentie auprès de qui que ce soit. Cependant, ce matin-là, alors qu'elle avait bien conscience d'avoir une chance insolente, elle ignorait que le monde idéal dans lequel elle évoluait était sur le point de voler en éclats.

Un sourire ravi barrait encore son visage quand elle rejoignit Leopold devant l'amphithéâtre où devait se tenir leur prochain cours magistral. Expatrié britannique comme elle, ils avaient fait connaissance au semestre précédent, lorsqu'il avait débarqué sur le campus dans le cadre d'un échange universitaire. Ils avaient travaillé sur un projet en binôme et Leo s'était révélé être le partenaire d'études idéal, il prenait ses cours au moins aussi au sérieux qu'elle et elle ne comptait plus le nombre d'heures qu'ils avaient passé ensemble à réviser à la bibliothèque. Leur tempérament similaire les avait rapprochés et sans difficulté, ils s'étaient liés d'amitié.

-Monsieur Anderson n'est pas là, lui apprit-il, tu veux qu'on aille à la bibliothèque ?

Ravie à cette perspective, Paulina accepta et lui emboîta le pas jusqu'au bâtiment adjacent. La matinée était à peine entamée et elle se réjouissait que la bibliothèque soit peu fréquentée à cette heure, ils ne seraient dérangés par aucun vacarme. Les vacances d'hiver approchaient, un partiel important les attendait avant le déjeuner et l'absence inopinée de l'un de leurs professeurs leur offrait l'occasion de potasser une énième fois les fiches de révisions qu'ils avaient élaborées au cours des dernières semaines. Ils s'installèrent à la même table que d'habitude, près de la section « littérature étrangère » dont ils raffolaient tous les deux.

-Des projets pour ce weekend ? s'enquit Leo une demi-heure plus tard, après sa troisième relecture.

-Nous fêtons l'anniversaire de Dorian avec mes parents ce soir.

-Attends, feignit-il de s'étonner, ne me dis pas que Dorian Bounderby vieillit comme tout le monde ?

Les deux hommes de sa vie ne s'étaient jamais rencontrés mais Leo ne manquait pas la moindre occasion de la taquiner au sujet de Dorian et de ce qu'il estimait être « sa relation trop parfaite avec l'homme idéal ».

-Il est humain comme toi et moi, lui dit-elle, pince-sans-rire.

-Tu charries, je ne peux pas le croire !

-Pas plus tard que la semaine dernière, tu doutais même de son existence.

-Et à juste titre, si tu veux que j'accepte que l'homme idéal ne soit pas qu'une légende urbaine, il va falloir me le présenter pour que je le constate de mes propres yeux. Tu sais bien que je ne crois que ce que je vois.

Ce n'était pas la première fois que Leo lui faisait une telle suggestion mais jusqu'à présent, elle ne l'avait pas sérieusement envisagée. Dorian n'avait jamais manifesté la même curiosité à l'égard de son ami et il n'avait que peu d'intérêt pour les activités sociales. Il ne comptait pas ses heures de travail au conservatoire et en règle générale, quand il ne donnait pas de cours de piano en extra à des particuliers, il consacrait tous ses moments de libre à Paulina ou à sa platine vinyle.

L'un des textes proposés à l'analyse par le professeur Rochester n'avait posé aucune difficulté à Paulina, elle en connaissait toutes les subtilités et elle quitta la salle d'examen plus sereine que d'ordinaire. Les partiels l'avaient toujours énormément stressée et elle était convaincue qu'on n'était jamais suffisamment préparé quel que soit le sujet ou la matière. En revanche, Leo ne manquait pas de confiance en ses capacités et se montrait moins défaitiste, il profita donc de sa bonne humeur pour lui proposer de fêter ça au restaurant, à quelques rues du campus.

-Je n'ai jamais dit que j'avais réussi cet examen, lui opposa Paulina alors qu'ils prenaient le chemin de la sortie, ce serait d'ailleurs très présomptueux de ma part.

-Tu n'as pas non plus ressorti fébrilement toutes nos fiches de révisions pour voir où tu avais péché, se moqua-t-il, son éternel sourire goguenard plaqué sur les lèvres, je prends ça comme un signe encourageant.

-Leopold Nottisham, dit-elle le plus sérieusement du monde, tu es impossible.

-On sait tous les deux que, quoi qu'il arrive, tu obtiendras la note maximale comme d'habitude alors sois gentille, n'inverse pas les rôles.

Pour toute réponse, elle leva les yeux au ciel avant de le suivre en dehors du campus jusqu'au petit restaurant indien qui avait leur préférence quand ils désertaient le restaurant universitaire surpeuplé et bon marché dont la nourriture était peu reluisante.

-À tes futurs 112% de réussite ! lança Leo quand le serveur leur apporta leur boisson.

-Moque-toi autant que tu veux mais tu as obtenu un score de 108% la dernière fois, nous ne sommes donc pas si différents.

-Permets-moi d'en douter, en ce qui me concerne j'ai parfaitement conscience d'avoir une tête bien faite dans un corps bien fait.

-Tu devrais faire attention ou le prochain sujet de dissertation du professeur Rochester pourrait bien porter sur ton incroyable sens de la modestie, se moqua-t-elle à son tour.

Il éclata d'un rire si communicatif qu'elle ne put s'empêcher de se joindre à lui, la compagnie de Leo était toujours rafraichissante. Il était le seul étudiant de sa promotion qui était véritablement devenu un ami et quand il quitterait l'Australie à la fin du semestre, chose à laquelle elle s'évertuait à ne pas penser, il lui manquerait atrocement.

Après leur déjeuner impromptu, ils reprirent le chemin de l'université sans se presser et s'offrirent même le luxe de faire un détour pour passer à la librairie d'occasion qui se tenait non loin du front de mer. À l'instar de la bibliothèque du campus, Paulina y passait au minimum une fois par semaine et ne manquait jamais d'y dénicher quelques « trésors » à des prix dérisoires. Au moment où ils allaient y entrer, ils tombèrent nez à nez avec Dorian qui en sortait, un exemplaire des temps difficiles de Dickens sous le bras. Ses yeux gris s'illuminèrent à la vue de Paulina mais son sourire mourut sur ses lèvres quand il aperçut Leo à ses côtés. Ce dernier, stupéfait, ouvrit la bouche pour dire quelque chose avant de se raviser quand son amie prit la parole pour lui présenter celui qu'il avait surnommé « l'homme idéal ».

-J'ai tellement entendu parler de toi que j'ai l'impression de te connaître déjà, lança Léo l'air engageant malgré la surprise qui marquait toujours ses traits.

Paulina le connaissait assez cependant pour savoir que la chaleur insufflée à sa voix ne s'étendait pas jusqu'à son regard et ce constat la déconcerta, quelque chose clochait.

-Et réciproquement.

Elle n'avait jamais vu Dorian si tendu et dans un geste nerveux et familier, il ramena ensuite en arrière les cheveux blonds qui lui mangeaient les joues.

-Pas plus tard que ce matin, reprit Leo dont le sourire était si grand à présent qu'il semblait factice, je tannais encore Paulina pour faire ta connaissance.

-Te voilà exaucé, répliqua froidement Dorian, si vous voulez bien m'excuser, je suis déjà en retard à mon prochain cours. Je finirai tard ce soir Lin' donc ne m'attends pas, je te rejoindrai directement chez tes parents.

Elle opina et décontenancée, elle le regarda s'éloigner à grandes enjambées avant de disparaître au coin de la rue. Les effusions ou les marques d'affection en public avaient toujours mis Dorian mal à l'aise et paradoxalement, cette pudeur n'avait d'égale que la passion dont il pouvait faire preuve dans leur intimité et le cocon douillet qu'était leur appartement. Elle n'aurait pas dû être aussi surprise par son attitude car, après tout, il avait toujours muselé ses émotions, même si elles transparaissaient parfois dans son regard. Il ne lui avait d'ailleurs jamais explicitement dit qu'il l'aimait mais il lui exprimait des sentiments équivalents, chaque jour ou presque, quand il lui répétait sa formule consacrée : « n'oublie pas ». Les mots employés n'avaient pas d'importance pour Paulina, seule comptait leur signification, mais elle ressentit néanmoins un malaise après son départ, jamais Dorian n'avait été si distant, ni si froid avec elle.

Plongé dans ses pensées, Leo resta étonnamment silencieux tout le temps que dura leur trajet de retour mais Paulina se garda bien de l'interroger au sujet de l'étrangeté de cette rencontre fortuite, elle n'y comprenait rien elle-même. Tout cela avait-il seulement un sens ? Elle passa l'après-midi à resasser ces évènements étranges et son trouble redoubla quand Leo lui apprit, juste avant la dernière période de cours, qu'il devait partir parce qu'il digérait apparemment mal le poulet qu'il avait mangé au déjeuner. Elle n'eut pas le temps de lui dire quoi que ce soit qu'il avait déjà rejoint le flot d'étudiants qui quittait le campus, pressés d'entamer leur weekend.

Quand elle se rendit en début de soirée chez ses parents, sa mère s'affairait derrière les fourneaux pendant que son père débouchait une bonne bouteille de sa cave à vin. Elle leur avait présenté Dorian près d'un an auparavant mais c'était la première fois qu'il dînait chez eux à l'occasion de son anniversaire. Le sachant orphelin, ils avaient beaucoup insisté et mettaient un point d'honneur à ce que tout soit parfait.

-Dorian aime les champignons, n'est-ce pas ? l'apostropha sa mère quand Paulina arriva dans la cuisine, son sac de cours encore sur l'épaule.

-Je suppose, pourquoi ?

-Tu supposes ? s'écria-t-elle une pointe d'hystérie dans la voix, ce sont des choses qu'une petite amie est censée savoir !

-Laisse-la tranquille, intervint son mari, je suis sûr que le repas sera parfait comme d'habitude.

-Facile à dire, Wendell ! Ce n'est pas toi qui as passé cinq heures à façonner des raviolis.

Amusé, il fit un clin d'œil à sa fille auquel cette dernière répondit par un sourire. De ses deux parents, son père était sans aucun doute le plus posé, et elle aurait aimé hériter de son tempérament calme en toutes circonstances mais, malheureusement, son caractère était bien souvent plus proche de celui de sa mère.

-Comment ça va ma chérie ? s'enquit son père tout en lui servant un verre de vin, tes partiels se passent bien ?

Assise à l'ilot de la cuisine, elle lui racontait par le menu l'examen qu'elle avait passé le matin même lorsque le carillon de la sonnette l'interrompit.

-Bonsoir Madame Wilkins, lança Dorian quand il entra dans la cuisine un instant plus tard, accompagné de son mari.

-Combien de fois faudra-t-il que je te dise de m'appeler Monica ? sourit cette dernière.

Elle lui souhaita un bon anniversaire avant de le prendre dans ses bras et il s'installa ensuite sur le siège laissé vacant aux côtés de Paulina. Il l'embrassa sur la joue et posa sa main chaude sur sa jambe.

-Comment s'est passé ta journée Lin' ? lui demanda-t-il avec chaleur, la mienne a été épouvantable et je suis désolé d'avoir dû partir si vite ce midi.

Rien dans son attitude ne laissait présumer qu'il y avait eu un malaise quelques heures plus tôt et le nœud d'appréhension qui contractait les entrailles de Paulina se relâcha aussi subitement qu'il était apparu. De toute évidence, elle s'était inquiétée pour rien et l'angoisse qu'elle avait ressentie tout l'après-midi lui semblait à présent ridicule.

Madame Wilkins n'avait pas ménagé ses efforts pour leur préparer un repas digne d'un grand restaurant et Dorian ne manqua pas de la remercier une énième fois avant de partir avec Paulina. Situé dans la vieille ville, l'appartement qu'ils partageaient ne faisait pas plus d'une cinquantaine de mètre carré mais Dorian l'avait astucieusement aménagé et depuis que Paulina l'y avait rejoint l'année précédente, avec toute sa collection de livres et de plaids, elle y avait apporté la touche de chaleur et de confort qu'il lui faisait défaut.

-Tes parents sont vraiment des gens bien, lui dit Dorian alors qu'il plaçait sur la vieille platine, avec délicatesse et révérence, le vinyle ancien de Pink Floyd qui lui avait été offert le soir-même.

-Tu en doutais ? plaisanta-t-elle.

Parmi les crachins caractéristiques de l'appareil vétuste qu'il chérissait au moins autant qu'elle ses livres, elle reconnut les premières notes du morceau the trial qu'il affectionnait tout particulièrement. Dorian n'était jamais plus vulnérable que quand il laissait la musique l'envahir et pour toute réponse, il lui intima d'approcher. Une lueur sans équivoque brillait dans ses yeux gris comme l'acier alors que d'un geste souple, il l'attira contre lui. Leur affinité n'était pas qu'intellectuelle, elle s'étendait sur le plan physique et, insatiables l'un comme l'autre, la flamme de la passion n'avait jamais cessé de brûler entre eux depuis leurs débuts. Il l'entraîna ensuite dans une danse langoureuse et quand ses lèvres rencontrèrent finalement les siennes, elle s'abandonna dans l'intensité de cette étreinte.

Quand elle émergea le lendemain matin, une tasse de thé chaud l'attendait dans la cuisine. Dorian ne devait pas avoir quitté l'appartement depuis longtemps, le breuvage n'avait même pas encore eu le temps de tiédir. Il avait également laissé un mot à son intention, signé « n'oublie pas, D. » et l'informant qu'il ne reviendrait pas avant la fin de l'après-midi. Il n'était pas rare qu'il travaille les weekends mais d'ordinaire, ses extras ne duraient pas plus d'une demi-journée. Elle profita donc de cette solitude inopinée pour traîner au lit et lire, tout en sirotant le thé que Dorian lui avait préparé à la perfection. C'était bien la seule chose qu'il savait faire dans une cuisine et quand ils s'étaient connus, elle avait plusieurs fois été stupéfaite de constater que c'était un domaine qui le dépassait totalement et qu'il aurait été bien incapable de cuire un œuf, même si sa vie en avait dépendu. Elle avait envisagé d'aller faire un jogging le long de la côte quelques heures plus tôt mais quand elle avait constaté que le temps était à la pluie, elle n'avait consenti à quitter le lit que pour s'affaler sur leur vieux canapé et poursuivre la lecture de son roman. Plongée dans sa lecture, Paulina l'entendit à peine revenir mais elle remarqua aussitôt que son visage était encore plus pâle que d'habitude.

-Tout va bien ? s'enquit-elle.

-Ça t'embête que je nous mette de la musique ? éluda-t-il, l'air exténué.

Il lui posait la question pour la forme, il ne s'était pas passé un seul jour depuis qu'elle lui avait offert la platine, trouvée dans un vide grenier, sans qu'elle ne tourne. C'était une idée grotesque mais parfois elle avait même l'impression absurde qu'il était capable de la mettre en route par la pensée. Sans attendre de réponse, il troqua le vinyle de Pink Floyd pour un autre des Stones. Tandis que l'air de you can't always get what you want emplissait la pièce, il se laissa tomber à ses côtés et ferma les yeux pour s'en imprégner tout son soûl. Son rapport à la musique avait toujours fasciné Paulina et quelques fois, il lui était même arrivé de lui envier.

-J'aimerais que quelques notes puissent me faire le même effet qu'à toi, souffla-t-elle.

-De la même façon que j'aimerais que quelques mots puissent me parler autant qu'à toi, à chacun son canal de prédilection je suppose.

-Et tu supposes sûrement bien, le taquina-t-elle alors que, pour la première fois depuis qu'il était rentré, un sourire illuminait son visage fatigué.

Le lundi suivant, Paulina constata avec regret que Leo était absent, il devait sans doute être encore malade. C'était une première car manquer des cours, même les plus insignifiants, n'était pas son genre. Elle n'avait pas la moindre idée de combien de temps pouvait bien durer une intoxication alimentaire, elle ne tombait jamais malade et c'était bien commode. Sans la personnalité solaire de son ami, cette journée allait lui sembler bien plus morne et longue que d'ordinaire. Malheureusement pour Paulina, Leo ne réapparut pas non plus les jours suivants, ni même le vendredi alors qu'un nouveau partiel les attendait. Elle commença alors à s'inquiéter sérieusement de cette absence prolongée mais n'ayant aucun moyen de le contacter, elle tenta de se renseigner auprès de la secrétaire administrative du campus. Comme c'était à prévoir, cette dernière refusa de lui donner la moindre information et l'envoya paître sans ménagement, c'est donc d'humeur morose qu'elle regagna son appartement ce soir-là.

-Comment s'est passé ton examen ce matin ? s'enquit Dorian.

-Il s'est passé, répliqua-t-elle laconique.

D'un geste délicat, il lui enleva le livre qu'elle tenait entre les mains et dont elle n'avait pas tourné une seule page au cours de l'heure écoulée.

-Parle-moi Lin', insista-t-il, la voix empreinte de douceur.

-Longue semaine, éluda-t-elle, il n'y a rien à en dire de plus.

Son manque d'entrain manifeste ne pouvait pas lui échapper et pendant une longue minute, il sonda son regard comme si la réponse pouvait s'y trouver. Quand il s'éloigna enfin pour rejoindre l'espace cuisine, elle réalisa qu'elle avait retenu son souffle en attendant que son examen se termine.

-Ça te dirait de sortir demain soir ? lui proposa Dorian.

-J'ai une dissert' à préparer ce weekend et de toute façon, on sera bientôt en vacances, on en profitera à ce moment-là.

-On aurait pu convier Théo, je n'ai pas eu l'occasion de faire sa connaissance devant la librairie la dernière fois.

-Leo, le corrigea-t-elle, il s'appelle Leo.

-Où est-ce qu'il vit déjà ?

-Je ne sais pas.

Il était étrange qu'il aborde ce sujet tout à coup et pendant un instant, l'idée absurde qu'il puisse lire dans son esprit s'insinua à nouveau en elle. Elle chassa aussitôt cette pensée ridicule de sa tête mais elle réalisa ensuite, comme si elle additionnait deux et deux, qu'elle n'avait plus revu Leo depuis sa fameuse rencontre avec Dorian. Se pouvait-il que ces deux évènements aient un lien quelconque ? Leo, l'évitait-elle ? Et si tel était le cas, pour quelle obscure raison ?

-Lin' ? l'interpela Dorian, les sourcils froncés d'inquiétude.

Perdue dans ses réflexions grotesques, elle ne l'avait pas entendu et elle sursauta quand elle s'aperçut qu'il se tenait à nouveau juste devant elle. De toute évidence, elle était à cran et même s'il n'était même pas vingt-deux heures, elle décida d'aller se coucher, elle était épuisée.

À l'instar du weekend précédent, elle se réveilla seule le samedi matin et comme d'habitude, une tasse de thé chaud parfaitement préparée l'attendait ainsi qu'un mot, signé « n'oublie pas, D. ». Il lui promettait qu'il serait de retour avant l'heure du déjeuner cette fois et il se proposait même de leur ramener à manger. Le trouble que Paulina ressentait depuis la veille ne l'avait toujours pas quittée et tandis qu'elle sirotait le thé encore brûlant, elle se leva et enfila sa tenue de sport, courir lui ferait le plus grand bien et l'aiderait à se vider la tête. Elle avait assez dormi et elle n'avait pas la moindre envie de lambiner au lit, ni de lire, et encore moins d'entamer la dissertation à rendre la semaine suivante.

Sous un soleil éclatant et dans la fraîcheur de l'air, elle courut jusqu'au front de mer qui se trouvait plusieurs kilomètres plus à l'Est et quand elle aperçut l'océan et la plage déserte qui avait sa préférence, elle décida de marcher au bord de l'eau, le long du littoral. L'océan était calme pour la saison et elle ne croisa que quelques personnes à cette heure matinale, plusieurs joggers comme elle mais aussi des promeneurs de chiens et quelques personnes âgées dont cette balade devait être l'un des rituels. Elle avait toujours préféré les plages de Perth à cette période de l'année, plus sauvages et surtout, libérées de leurs flots de touristes. Quand elle arriva aux abords du port industriel, elle décida qu'il était temps de rebrousser chemin et alors qu'elle observait un cargo au large, chargé de containers, un crac semblable à une détonation résonna quelque part derrière elle. Il n'y avait personne aux alentours mais lorsqu'elle se retourna pour découvrir l'origine de ce bruit incongru, elle tomba nez à nez avec Leo. Sous le coup de la surprise, elle poussa un cri de peur et manqua de peu de tomber en arrière. Il la retint d'une main ferme et quand elle fut remise de sa frayeur, elle remarqua à quel point il était agité et échevelé, sans compter ses vêtements froissés et les cernes sombres sous ses yeux. Jamais elle ne l'avait vu si négligé et si peu maître de lui, il ne ressemblait plus au Léo qu'elle connaissait. Il avait souvent plaisanté quant au fait qu'il appartenait à l'aristocratie anglaise car, encore plus que Dorian, ses manières et ses expressions dénotaient parfois une éducation particulière, tantôt raffinée, tantôt extravagante, mais certainement pas ordinaire. Après tout, elle l'avait entendu jurer sur Merlin un jour mais elle n'avait jamais fait fi de ses bizarreries.

-Mais où est-ce que tu étais passé bon sang ?

-Écoute-moi, l'ignora-t-il tandis qu'il jetait des coups d'œil furtif autour d'eux, c'est très important et je n'ai sûrement pas beaucoup de temps avant que cet elfe de malheur ne réapparaisse.

-Tu as bien dit un elfe ?

-Il te file le train sans arrêt, je n'arrive pas à croire que je ne l'ai jamais remarqué !

Comme s'il se pensait suivi, il regarda encore une fois aux alentours avant de reprendre la parole.

-Ton copain te ment, je ne sais pas exactement ce qu'il t'a fait ni comment il s'y est pris mais tout ça, la vie que tu mènes avec lui, rien n'est réel.

Abasourdie, Paulina recula d'un pas mais Leo avança d'autant.

-Reste là où tu es ! l'avertit-elle, c'est quoi la prochaine étape de ton plan tordu ? Me faire une déclaration d'amour passionnée ?

-Quoi ? s'étonna-t-il, mais non enfin !

-Alors qu'est-ce que tu veux ?

-J'aurais vraiment dû t'en parler ce jour-là.

-Arrête s'il te plait, le supplia-t-elle à nouveau, des trémolos dans la voix cette fois.

Comme saisi d'une idée, il vérifia une énième fois que la voix était libre autour d'eux avant de sortir un morceau de bois finement ouvragé et long d'une trentaine de centimètres de la poche intérieure de sa veste. Le regard déterminé, il pointa ensuite son arme insolite vers elle.

-Ça sera plus simple si tu te rappelles, dit-il avant qu'elle ne puisse l'empêcher de faire quoi que ce soit, finite incantatem !

Dans un premier temps, il ne se passa rien mais ensuite, un éclair de lumière blanche semblant provenir de la bague ancienne que Paulina portait au cou au bout d'une chaîne s'interposa entre elle et le bout de bois à la manière d'un bouclier.

-Mais qu'est-ce que ? bafouilla cette dernière.

-Évidemment, j'aurais dû m'en douter ! gronda Leo, il a dû enfermer le sortilège dans cette foutue bague et il est sûrement le seul à pouvoir te l'enlever !

-Tu es fou, complètement taré !

Loin de se vexer, un sourire illumina le visage de Leo.

-Je suis prêt à parier tous les livres qu'il y a dans ma bibliothèque familiale que tu ne l'as jamais enlevée, n'est-ce pas ?

-C'était la bague de fiançailles de ma tante Béatrice et j'en ai hérité à sa mort, bien avant de connaître Dorian !

Comme s'il avait entendu l'aberration de l'année, il explosa d'un rire sans joie alors que Paulina portait la main à son collier par réflexe.

-Tante Béatrice, hein ? Il ne manque vraiment pas de toupet !

-Je ne sais pas à quoi tu joues Leo mais s'il te plait, arrête.

-Je ne m'appelle pas Leo, mais Théo, Théodore Nott.

À cet instant, elle réalisa que cela ne pouvait pas être un hasard, Dorian n'avait-il pas usé de ce même prénom la veille ? Alors qu'il ouvrait la bouche pour parler, un crac similaire à celui qu'elle avait entendu quelques minutes plus tôt retentit à nouveau et Leo pesta.

-Je dois filer mais je vais tâcher de trouver une solution, d'accord ? En attendant, méfie-toi de lui, tu ne peux en aucun cas lui faire confiance.

-Une solution à quoi ?

Pour toute réponse, il leva les yeux au ciel et lui fourra ce qui ressemblait à une photo ancienne dans les mains avant de déguerpir en direction du port. Elle tenta de le suivre car cette conversation était loin d'être terminée mais, quand elle arriva au bout du quai vers lequel il était allé, il avait disparu. Perdue, elle reporta son attention sur le cliché, légendé par les mots « Poudlard, 1995 » et elle y reconnut sans peine Leo en compagnie de Dorian. Ils ne devaient pas avoir plus de quatorze ans au moment où la photo avait été prise et ils portaient tous les deux un uniforme scolaire et des cravates d'une affreuse couleur verte. Le choc de cette découverte devait la faire délirer car elle aurait pu jurer que la version plus jeune de Dorian avait légèrement bougé.

Par chance, à son retour à l'appartement, Dorian n'était pas encore rentré et elle se précipita alors dans la minuscule salle de bain pour y prendre une douche. L'eau chaude l'aiderait forcément à y voir plus clair, elle était terrorisée et n'avait pas la plus petite idée de ce qu'elle devait faire. Pourquoi Leo lui avait-il dévoilé tout ça ? Et pourquoi se baladait-il avec une espèce de morceau de bois ? Qu'avait-il espéré accomplir en prononçant des formules improbables en latin ? Elle était victime d'un barje, il n'y avait pas d'autres solutions possibles. Cela n'expliquait pas la photo qu'il lui avait donnée, souffla une voix dans sa tête, ni le fait que Dorian connaissait apparemment son vrai nom. Non décidément, tout cela n'avait aucun sens et elle se résolut à confronter Dorian à ce sujet, la vérité ne pouvait pas être pire que les théories délirantes qui prenaient forme dans son esprit.

-J'ai ramené du poisson, lui dit DOrian quand elle revint dans la cuisine, tu as faim ?

Un vinyle de Queen tournait sur la platine et une odeur alléchante embaumait l'air mais elle avait l'estomac trop noué pour avaler quoi que ce soit.

-Est-ce que tout va bien ? s'enquit-il quand il aperçut sa mine sinistre.

Parce que parfois une image valait mieux que mille mots, elle déposa la photo que Leo lui avait donnée entre eux et son visage se ferma aussitôt.

-Où est-ce que tu as trouvé ça ?

Il prenait sur lui pour conserver une voix égale mais ses traits témoignaient de la contrariété qui l'animait.

-Dans notre boîte aux lettres, mentit-elle.

Elle ne voulait pas mêler Leo à tout ça tant qu'elle ne saurait pas exactement de quoi il retournait et la raison de tous ces secrets, Dorian avait peut-être une explication logique à lui fournir, elle devait lui laisser le bénéfice du doute. Il sonda son regard mais sous prétexte de leur préparer du thé, elle se détourna mal à l'aise.

-Il te l'a donnée, n'est-ce pas ? souffla-t-il dans son dos, quand l'as-tu revu ? Ce matin ?

-Je ne vois pas de quoi tu parles, répliqua-t-elle avec une assurance qu'elle était loin de ressentir.

Elle s'était retournée pour lui faire face à présent mais l'intensité qui brillait dans ses yeux gris la fit rougir comme une adolescente, mentir n'avait jamais été son fort et il le savait.

-Et si tu me disais plutôt la vérité ? suggéra-t-il un sourire en coin.

-D'un menteur à un autre, je trouve ça plutôt ironique.

-J'ai de bonnes raisons.

-Il n'y a jamais de bonnes raisons de ne pas être honnête Dorian.

-Si je te dis la vérité, tu ne me croiras pas.

-C'est comme ça que tu comptes justifier tes mensonges ?

Il l'observa un moment, semblant peser le pour et le contre, puis il ramena ses cheveux en arrière avant de reprendre la parole.

-Je ne sais même pas par quoi commencer, soupira-t-il soudain las.

-Le début, suggéra-t-elle caustique, comment se fait-il que tu connaisses Leo ?

-Il s'appelle Théo et nous nous connaissons depuis que nous sommes gosses, nos parents étaient amis et nous avons tous les deux étudié à Poudlard.

-Et pourquoi m'avoir caché tout ça ?

-Parce que Poudlard est une école de magie, dit-il le plus sérieusement du monde.

-Une école de magie ? répéta-t-elle sceptique, ben voyons !

-La communauté des sorciers est protégée par le code international du secret et c'est la raison pour laquelle je ne pouvais rien te dire.

-Évidemment, railla-t-elle, tout s'explique du coup, merci d'avoir éclairé ma lanterne.

Espérait-il vraiment se sortir de cette situation en lui racontant de telles absurdités ?

-Je suis très sérieux Lin' et je peux te le prouver.

-Vas-tu faire disparaître un lapin dans un chapeau ?

Un rire nerveux s'empara d'elle, tout cela devenait d'un ridicule navrant et elle en avait assez. Elle se dirigea vers l'entrée de l'appartement mais lorsqu'elle ouvrit la porte pour sortir, elle se referma dans un claquement sonore comme si une force mystérieuse l'y avait contrainte et son hilarité cessa aussitôt. Dorian n'avait pas bougé de la cuisine mais sa main gauche était levée. Il n'avait quand même pas manipulé cette porte par la pensée, si ?

-Où est-ce que tu comptes aller ?

D'un nouveau mouvement de la main, elle le vit ensuite arrêter la platine vinyle sans s'en approcher et elle sentit alors ses jambes sur le point de se dérober sous elle. Elle avait besoin de s'asseoir, tout cela ne pouvait pas être possible. Il convoqua une chaise pour elle à l'aide d'un morceau de bois similaire à celui que Leo avait utilisé, une baguette magique, comprit-elle terrifiée.

-Ne t'approche pas, le prévint-elle quand il amorça un geste vers elle, et ne pointe pas cette chose sur moi !

L'éclair de lumière blanc qui était apparu quand Leo avait utilisé la sienne lui revint en mémoire, elle nageait en plein cauchemar.

-Je ne te veux pas de mal, lui dit Dorian avec douceur.

-Comment pourrais-je te croire alors que tu mens depuis le début ?

-Je suis vraiment désolé.

-Alors que les fondements de mon monde viennent d'être remis en question, voilà qui me fait de belles jambes !

-Lin', s'il te plait.

-Je ne sais même plus qui tu es !

-Bien sûr que si, je ne sais pas ce que Théo a bien pu te raconter mais je suis toujours le même.

Elle fondit en larmes malgré elle et quand il fit un pas vers elle, elle recula jusqu'à la porte qui était encore maintenue fermée par une force invisible.

-Ouvre la porte ! cria-t-elle hystérique, je veux sortir !

D'un geste nonchalant de sa baguette de bois sombre, il s'exécuta et au grand soulagement de Paulina, il ne tenta pas de la poursuivre tandis que, secouée de sanglots, elle sortait en trombe de l'appartement qui avait si longtemps était un refuge.

Ses pas la menèrent jusqu'à la maison de ses parents où elle les trouva dans le salon, penchés sur un puzzle de plusieurs milliers de pièces représentant un phare.

-Tu tombes bien toi, l'apostropha son père souriant, viens donc nous donner un coup de main !

-Dorian n'est pas avec toi ? s'enquit sa mère.

-Il travaille, mentit Paulina.

Pendant que ses parents s'attelaient à faire le contour de l'image, elle entreprit de trier les pièces par couleur et par zone. Cette activité, qu'ils avaient souvent pratiquée le weekend quand elle était petite fille, lui avait toujours occupé l'esprit et dans sa situation, n'importe quelle distraction était la bienvenue.

-Est-ce que tout va bien ma chérie ? l'interrogea sa mère quand la nuit tomba.

-Ça vous ennuie que je reste ici cette nuit ? éluda-t-elle.

-Ne dis pas de sottises, répliqua son père, tu es ici chez toi.

N'ayant rien avalé de la journée, elle se força ensuite à manger un bol de la soupe de légumes onctueuse que sa mère avait préparée ainsi qu'un morceau de pain. À la fin du repas, elle monta dans son ancienne chambre et se réfugia dans son lit. Dans les faits, elle ne l'avait occupée que quelques mois car elle avait rencontré Dorian peu de temps après son arrivée dans le pays et quand leur relation avait évolué, elle avait très vite passé ses soirées et ses nuits dans son appartement.

Elle se réveilla tôt le lendemain, sa nuit agitée avait été peuplée de cauchemars délirants, et elle avait accueilli l'aube avec soulagement. Sa mère était déjà levée quand elle descendit dans la cuisine en quête de thé et pendant que l'eau chauffait, elle s'installa en face d'elle.

-Qu'est-ce qu'il se passe ma chérie ?

-Rien d'important, éluda Paulina.

Évidemment, elle ne pouvait pas révéler la vérité à sa mère, elle l'aurait prise pour une dingue et à juste titre.

-Tout ce qui te concerne est important, tu sais que tu es libre de me parler de n'importe quoi.

-Je sais maman mais je t'assure que tout va bien.

Dans un geste familier, elle attrapa la bague qui pendait au bout de la chaîne autour de son cou et une idée lui vint alors à l'esprit. Quand son thé fût prêt, elle fila dans le salon à la recherche des vieux albums photo de sa mère.

-Tu cherches quelque chose en particulier ? s'enquit cette dernière une demi-heure plus tard quand elle avisa le fouillis au milieu duquel se trouvait Paulina.

-Je voulais voir des photos de tante Béatrice portant sa bague mais je n'en trouve aucune.

-Quelle bague ? s'étonna sa mère.

-La bague qu'elle m'a léguée maman !

-Mais qu'est-ce que tu racontes ?

-Je te parle de cette bague ! s'impatienta-t-elle.

Joignant le geste à la parole, elle lui montra le bijou qui pendait au bout de son collier et tout à coup, le regard de sa mère se troubla et elle eut l'air absent.

-Je ne vois aucune bague et de toute façon, ma sœur est morte bien avant ta naissance donc comment aurait-elle pu te léguer quoi ce soit ?

-Mais je me souviens d'elle !

-Est-ce que tu es sûre que tu te sens bien Paulina ? Je peux t'accompagner chez le médecin si tu veux.

Vêtu de son éternel peignoir vert, son père entra alors dans la pièce, le sourire aux lèvres

-Tout va bien les filles ? Ça vous dit que je nous prépare un petit dej' avant qu'on s'attaque au reste du puzzle ?

Paulina déclina son invitation, il était temps qu'elle rentre chez elle pour confronter Dorian, il lui devait bien quelques explications au sujet de tout ça. Avant de partir, elle repassa par sa chambre pour récupérer ses affaires et en profita pour tenter de retirer la chaîne autour de son cou mais, à sa grande consternation, elle en fut incapable. Chaque fois qu'elle attrapait le fermoir, il lui échappait des mains alors, en désespoir de cause, elle tira sur le collier de toutes ses forces mais il refusa de céder. Était-il vraiment ensorcelé comme Leo semblait le croire ? Et si tel était le cas, à quelle fin ?

Après s'être finalement laissée convaincre par son père de manger quelques toasts beurrés, Paulina rentra chez elle animée d'une détermination farouche et résolue à obtenir les réponses à ses questions. Elle trouva Dorian assis en tailleur sur le canapé, un verre de vin rouge à la main et plongé dans l'écoute du morceau sweet child in time de Deep Purple, un vinyle qu'il avait acquis récemment. Il avait bu et des cernes assombrissaient son regard mais il paraissait sincèrement ravi qu'elle soit revenue.

-J'avais besoin de temps pour digérer tout ça, lui dit-elle sans préambule.

-Je comprends, répondit-il à la fois penaud et soulagé, tu te joins à moi ?

-Il est sûrement un peu tôt pour boire.

-Ou tard, c'est selon.

Il ne devait pas avoir fermé l'œil de la nuit et quand il lui désigna la bouteille entamée à ses côtés, elle prit place sur la table basse, en face de lui. À l'instar du nœud dans son estomac, elle tâcha d'ignorer la baguette magique qu'il utilisa pour conjurer un autre verre à pied. À défaut de lui donner du courage, le vin lui apporta un indicible réconfort dès qu'elle en avala une gorgée.

-Le vin te plaît ? demanda-t-il curieux, je l'avais choisi pour toi.

-Comme toujours c'est un bon choix mais c'est bien le cadet de mes soucis ce soir.

Il fouilla son regard un moment mais Paulina se détourna, pas question de succomber à la supplique muette dans ses yeux gris.

-Donc tu as étudié la magie ? reprit-elle sur le ton de la conversation.

C'était une question rhétorique évidemment mais il fallait bien entamer le sujet d'une manière ou d'une autre avant qu'elle ne soit trop ivre pour aligner deux mots.

-Est-ce que les gens comme toi fréquentent souvent les gens comme moi ? ajouta-t-elle nerveuse avant qu'il n'ait eu le temps de dire quoi que ce soit.

-Plus qu'on ne voudrait bien le croire.

-Si c'est vrai, pourquoi tu ne m'as rien dit ?

-Les lois édictées par notre gouvernement régissent notre communauté et tout manquement à ces règles peut avoir de graves conséquences, seuls les couples officiellement unis bénéficient d'un passe-droit.

-Outre ta nature de sorcier, pourquoi ne pas m'avoir dit que tu connaissais Leo ?

-Théo, la corrigea-t-il, il s'appelle Théo et pour répondre à ta question, si j'ai fait ça, c'est parce que je n'ai pas quitté l'Angleterre, je m'en suis enfoui alors que nous étions en pleine guerre, je suis un déserteur et à ce titre, tout contact avec le passé me met en danger.

Il lui expliqua alors qu'un mage noir, dont la communauté de sorciers avait si peur qu'elle ne se risquait pas ne serait-ce qu'à prononcer son nom, avait réuni des partisans des années plus tôt et que son contrôle sur le pays avait fini par être total.

-Celui dont on ne doit pas prononcer le nom ? répéta-t-elle sceptique, mais vous avez tous des pouvoirs donc vous pouvez vous battre et le destituer, non ?

Comme s'il était attendri par quelque chose, un sourire ourla le coin de ses lèvres.

-Le seigneur des ténèbres était sûrement l'un des sorciers les plus puissants de notre époque mais ça n'a plus d'importance puisqu'il est mort.

-Quelqu'un l'aurait donc battu ?

-Je n'ai aucune idée de ce qu'il s'est passé.

-Mais alors comment tu pourrais le savoir ? Tu as gardé des contacts avec d'autres … sorciers ?

Elle tentait de prononcer des mots comme « magie » ou « sorcier » avec décontraction et naturel mais elle devait bien admettre que c'était peine perdue. Il ramena ses cheveux en arrière dans un geste familier trahissant sa nervosité et leur resservit un verre de vin.

-Il a marqué ma chair quand j'avais seize ans, lui confia-t-il sans la regarder, et voilà plus de six mois que ça ne m'a plus fait souffrir, il n'y a que sa mort qui puisse l'expliquer.

Elle fronça les sourcils de perplexité, tâchant de se remémorer les détails de son corps qu'elle connaissait pourtant par cœur, il avait bien quelques cicatrices comme tout à chacun mais elle n'avait pas souvenir d'avoir vu la marque qu'aurait pu laisser un affreux mage noir.

-Montre-moi.

Toujours sans la regarder, il lui tendit son avant-bras gauche, paume vers le haut, et elle vit, horrifiée, qu'un tatouage d'un noir délavé s'y dessinait ; un crâne sinistre de la bouche duquel sortait un serpent.

-Pourquoi est-ce qu'il ne m'est visible que maintenant ? souffla-t-elle, interdite par cette découverte.

-Parce que j'ai levé le sortilège qui t'empêchait de la voir.

-Tu étais donc prisonnier de ce sorcier ?

-Pas exactement, répliqua Dorian dont le visage avait encore pâli. Je ne suis pas orphelin comme je l'ai raconté et mes parents, à la différence des tiens, ne sont pas des gens bien, mon père a toujours été l'un de ses partisans. Alors quand j'ai eu l'âge suffisant, j'ai rejoint leurs rangs.

-De ton plein gré ?

Il opina avant de plonger dans son verre de vin, le visage rose de honte.

-J'ai fini par fuir à l'autre bout du monde, j'ai changé d'identité et puis, je t'ai rencontrée.

Il tendit la main vers elle et dans un geste délicat, il essuya la larme qui roulait sur sa joue et qu'elle n'avait pas remarquée. Elle ferma les yeux un instant, profitant de cette caresse inespérée et de la chaleur de ses doigts.

-Quel est ton vrai nom ?

-Drago, comme la constellation.

Elle triturait la bague au bout de son collier quand une nouvelle question lui vint.

-Est-ce que tu as déjà utilisé la magie contre moi, Drago ?

Il tiqua sur ce dernier mot en même temps qu'elle, il était étrange de l'appeler autrement que Dorian.

-Ça m'est arrivé mais uniquement pour te protéger.

-Pourquoi Théo a-t-il tenu à me révéler la vérité à ton sujet ? Je ne me l'explique pas.

-Je n'en sais rien, il porte peut-être la marque comme son père et ma tête a sans doute été mise à prix.

-Si ce seigneur des ténèbres n'est plus, pourquoi chercherait-il à te ramener en Angleterre ?

-Ses idéologies ne se sont sans doute pas éteintes avec lui et je suis sûrement en danger, tout comme toi puisque tu fais partie de ma vie.

-Théo servirait donc les forces du mal ?

-On ne peut pas faire confiance au fils d'un mangemort, c'est trop risqué.

Elle songea avec ironie que Théo lui avait donné un conseil similaire mais elle se garda bien de lui répéter, elle ne savait pas à qui se fier malgré toutes ces révélations apparemment sincères.

-Est-ce qu'il y a d'autres choses que je devrais savoir et que tu m'aurais cachées ?

-Non, dans les grandes lignes, je t'ai tout dit.

Il avait répondu du tac au tac et la bague au cou de Paulina sembla peser plus lourd encore.

-Je t'en prie Lin', insista-t-il, tu dois me croire.

-Je t'ai fait une confiance aveugle et regarde où cela m'a menée.

-La situation l'exigeait, pour ton bien et le mien.

-Tu me promets de toujours me dire la vérité à l'avenir ?

-Je te le promets.

Comme pour sceller un pacte tacite entre eux, il l'attira alors à ses côtés sur le canapé et l'interrogea du regard avant de chercher ses lèvres. Elle se perdit sans mal dans la chaleur réconfortante et familière de cette étreinte, rien ne semblait avoir changé entre eux mais elle était pourtant bien consciente que tout serait différent désormais. Toutes ses certitudes avaient été balayées mais elle était encore certaine d'une chose, il ne lui avait pas tout avoué et ce qu'il lui cachait encore l'obnubilait. Depuis qu'elle le connaissait, il n'avait jamais dormi plus de quelques heures par nuit et souffrait d'insomnie, et même si à présent elle savait que le mal qui le hantait trouvait probablement sa source dans son passé, elle n'ignorait pas que sa fatigue chronique, ainsi que la jouissance que le saisirait bientôt, couplé à l'alcool qu'il avait consommé, auraient vite fait d'avoir raison de lui. Elle comptait bien mettre à profit cette occasion inestimable pour découvrir le fin mot de cette abracadabrante histoire, car si Théo avait dit vrai et que Drago avait ensorcelé le collier qu'elle portait, il devait également être le seul à pouvoir le lui retirer puisqu'elle en avait été incapable elle-même. Son affaire terminée, il resta allongé sur elle, la tête posée sur sa poitrine et les doigts entrelacés aux siens. Elle attendit quelques minutes que sa respiration se fasse plus profonde et quand elle fut certaine que le sommeil du juste l'avait emporté, elle en profita pour glisser la bague au petit doigt de Drago, le seul qui était assez fin, puis elle compta mentalement jusqu'à cinq avant de tirer de toutes ses forces sur son poignet pour briser la chaîne autour de son cou. Il redressa la tête en sursaut au moment où le collier céda et le souffle puissant d'une force invisible les projeta tous les deux en arrière, de part et d'autre du canapé. La violence du choc la maintenait sur le dos et alors que des centaines de souvenirs confus s'imposaient dans son esprit dans un imbroglio de couleurs et d'images, la mémoire lui revint. La bague appartenait à Bellatrix Lestrange, elle était Hermione Granger et l'homme qui se trouvait à quelques mètres d'elle, les yeux écarquillés d'horreur, était Drago Malefoy, l'un de ses pires ennemis. Dès l'instant où elle fut capable de bouger, elle tenta d'attraper la baguette qui traînait encore sur la table basse mais il la devança et s'en empara avant elle. Il la pointa aussitôt sur elle alors que d'un bond Hermione se relevait, des larmes de rage lui brûlant les yeux.

-Je me vengerai pour ça Malefoy, lui cria-t-elle hystérique, même si je dois y consacrer le temps qu'il me reste à vivre, je me vengerai !

-Je n'en attendais pas moins de toi Granger, s'amusa-t-il contre toute attente.

Le sourire en coin qu'il affichait lui était odieux et elle ne désirait plus qu'une seule chose, le faire souffrir.

-Pourquoi tu m'as fait ça ?

Il balaya sa question d'un geste de la main, baissant temporairement sa garde tandis qu'elle se rapprochait de lui.

-Pourquoi ? répéta-t-elle dans un grincement.

La pointe de sa baguette s'enfonçait dans son thorax et elle profita de cette proximité nouvelle pour lui asséner un coup de genou dans l'entrejambe, elle ne pouvait pas utiliser la magie mais il existait des moyens moldus d'avoir le dessus dans un affrontement. Comme elle l'avait escompté, il se plia en deux de douleur et elle lui arracha la baguette des mains. Un flot de magie traversa son corps et elle sentit sa puissance s'insinuer jusqu'au bout de ses doigts, c'était une sensation exaltante qu'elle n'avait même pas eu conscience d'avoir perdue et à cette seule idée, sa colère redoubla.

-Kreattur ! souffla Malefoy d'une voix faible, à genoux devant elle.

Il apparut une seconde plus tard dans un crac familier et un sourire satisfait retroussa les lèvres de l'elfe.

-Immobilise-la, lui ordonna Malefoy en lui désignant Hermione, et rends-moi ma baguette.

Hermione se sentait capable du pire pour s'échapper mais, à sa grande surprise, l'elfe ne bougea pas d'un pouce.

-Ce sont aux ordres de son maître légitime que Kreattur doit obéir désormais, Monsieur Drago.

-Mais qu'est-ce que tu racontes ? tempêta Malefoy.

-Harry Potter s'est réveillé Monsieur et il a réclamé son amie au sang de bourbe.

Même si, de toute évidence, cela lui coûtait, Kreattur s'inclina devant Hermione avant de lui tendre la main dans une invitation implicite. Bien qu'elle soit à moitié nue et plus perdue que jamais, elle l'accepta et dans un crac familier, elle disparut avec l'elfe alors que Malefoy hurlait de dépit.