Disclaimer : l'univers de Saint Seiya que vous reconnaîtrez aisément appartient à Masami Kurumada. Je ne retire aucun profit de l'utilisation de cette œuvre si ce n'est le plaisir d'écrire et d'être lue.
Note de l'auteur : j'ai un peu mélangé les quatre groupes de personnages, les Chevaliers, les Marinas, les Guerriers Divins et les Spectres. Ne chercher aucune rivalité entre eux si ce n'est autour des tables de poker. Ils vous paraîtront parfois OOC, mais à une table de poker personne n'est vraiment lui-même. Je ferai de mon mieux pour limiter le décalage avec ce que nous connaissons. Il y aura également quelques personnages de The Lost Canvas et de Soul of Gold uniquement parce que je ne veux pas créer d'OC si je peux l'éviter. Je leur ai aussi conservé leurs couleurs de cheveux de l'animé. ^^
Dans les dialogues, j'ai tenté de retranscrire notre langage de tous les jours avec des négations absentes et des syllabes avalées, ce qui crée un contraste avec la narration d'un style plus habituel. Je trouve que ça donne plus de réalisme à l'histoire et aux personnages. Il y aura également certains mots et certaines expressions typiques de Marseille et la région provençale qui seront expliqués en fin de chapitre. Je ne suis pas une professionnelle du poker aussi si vous constatez des erreurs, n'hésitez pas à m'en faire part afin que je corrige.
Les flashbacks seront en italiques. S'il y a des conversations téléphoniques dans les dialogues, et il y en aura, le correspondant sera également en italique, mais vous ferez la différence, j'en suis sûre.
Les termes "poker, pokériste, jeu, jouer, joueur, cartes, tournois, tables, Casino, tripots" et quelques autres vont revenir souvent. Ils ne possèdent pas énormément de synonymes, voire même aucun, aussi vous voudrez bien excuser leur répétition inévitable dans le texte.
Les cartes auront une majuscule pour les distinguer du reste de la narration. Par exemple : une paire de Deux. Un Roi. Un Neuf. Le vocabulaire spécifique au poker sera annoté et expliqué à la fin de chaque chapitre lorsque ce sera nécessaire. Les mises à jour ne seront peut-être pas régulières tout simplement parce que j'ai une vie en dehors de l'écriture de fanfictions. Merci de votre compréhension.
NB : pour des raisons personnelles, il y aura un ralentissement de la publication de cette histoire faute de temps à lui consacrer.
Poker
Chapitre 10
Samedi 10 mars 2029, appartement de Dohko 20h30…
La veille, Angelo avait posé son ordinateur sur la table du salon et s'était connecté sur un site de poker en ligne. Le samedi était son jour de repos, il en avait profité pour s'inscrire à un freeroll sachant que ça allait se prolonger très tard dans la nuit. Pour l'instant ça se passait plutôt bien. Sur huit cents participants, ils ne restaient que onze joueurs et la récompense était de cinq cents euros pour le vainqueur. Il en faisait beaucoup et il était prudent, ne lançait plus dans des mains en n'écoutant que son instinct. Il réfléchissait beaucoup plus que quelques semaines auparavant, lorsqu'il se rendait dans le tripot d'Albéric à quelques rues de là. Il avait beaucoup travaillé avec Dohko. Il jouait sans miser d'argent, mais il était capable d'en gagner. Et sa bankroll avait bien augmenté. Maintenant, il allait falloir qu'il résiste à l'envie de faire du cashgame sans racheter de jetons s'il perdait son stack. Il termina troisième et empocha cent cinquante euros. Ce fut là qu'il décida d'aller dormir quelques heures. Il s'éveilla en fin de matinée. Dohko le rejoignit dans la cuisine tandis qu'il buvait un café et lui proposa justement de se mettre à l'épreuve dans une salle.
— Tu penses que je suis prêt ? demanda Angelo, avec une crainte évidente dans la voix.
Le thérapeute lui sourit. Qu'Angelo pose cette question était bien la preuve qu'il était redevenu prudent et conscient du danger. Mais rien ne garantissait qu'il ne replongerait pas un jour ou l'autre. Raison pour laquelle Gabriel venait de rentrer. Pour cette première fois, mieux valait avoir un filet de sécurité. Les trois hommes en avaient longuement discuté et Angelo avait accepté d'aller dans le tripot du Panier, le fleuriste, avec le professionnel qui serait à même de le surveiller et sa présence serait dissuasive si l'envie de se recaver se faisait trop difficile à ignorer pour le cas où il perdrait son stack entier. Mais rien n'était moins sûr. Le thanatopracteur s'était fait une promesse lorsqu'il avait décidé de s'en remettre au thérapeute et à Marine. Tout faire pour s'en sortir et ne pas les décevoir. Et après les avoir rencontrés, il avait inclus dans son engagement tous les autres. Milo, Gabriel, Thétis, Shura et Isaak. Ils avaient été prévenants avec lui, ils l'avaient écouté quand il avait eu besoin de parler. Il leur avait raconté sa vie, et eux la leur. C'est ce que font les amis, non ? Les vrais.
— Y a qu'une façon de l'savoir, répondit Dohko en souriant.
— Et je serai là, le rassura Gabriel. Si t'es prêt, on y va… C'est pas facile de s'garer dans l'coin, mais y a un parking…
— Je paye…
— On verra… En route…
Pour se rendre chez ce fleuriste en partant du Prado où résidait Dohko, il fallait passer par la Corniche Kennedy, traverser les Catalans, longer le palais du Pharo, faire le tour du Vieux-Port, remonter la rue de la République et enfin arriver dans le quartier le plus ancien de la ville. Et tout le long du chemin ou presque, la mer était visible à chaque virage. Lorsqu'ils décidèrent de fonder un comptoir commercial, les Grecs choisirent la profonde calanque du Lacydon – qui avait été partiellement comblée avec le temps pour devenir le Vieux-Port tel qu'on le connait aujourd'hui – et les premiers bâtiments se trouvaient à l'emplacement de l'actuel Panier qui avait beaucoup évolué depuis. Sauf peut-être ses ruelles qui étaient parfois si étroites que la circulation de voitures trop volumineuses y était quasiment impossible (1). Le fleuriste était rue de la Loge, juste derrière le Quai du Port où il y avait la mairie. Ils y furent en une demi-heure. À cette heure-ci, les Marseillais étaient en train de déjeuner chez eux ou dans les restaurants et il était moins difficile de se déplacer dans le coin bien qu'il faille quand même prendre son mal en patience.
Gabriel se gara au parking souterrain et les deux hommes se rendirent à pied jusqu'au tripot. La façon de se présenter n'avait pas changé. Gabriel demanda un brelan de roses rouges en disant qu'Argol les avait prévenus qu'il y avait parfois des méduses sur les plages de l'Estaque. Ils furent introduits dans la salle située dans l'arrière-boutique bien camouflée derrière un panneau de bois équipé d'une étagère surchargée de toutes sortes de vases, de pots et de matériel pour faire des bouquets, des compositions ou des couronnes de fleurs. Le responsable leur échangea cent-cinquante euros contre des jetons et ils s'assirent chacun à une table différente. Ni l'un ni l'autre n'avait envie de prendre des jetons à son ami, mais ça n'empêcherait pas Gabriel d'avoir un œil sur Angelo. Il n'y avait qu'une douzaine de joueurs sur deux des trois tables. Même le week-end, les tripots étaient moins fréquentés en journée. Comme si cette activité n'avait réellement d'existence qu'une fois le soleil couché, que la nuit était indispensable à cette occupation illégale.
Cette salle était une ancienne cave à vin transformée en tripot. La toute première du réseau Asgard du temps de l'arrière-grand-père d'Hilda et Freya. Pour toutes les autres, il s'agissait d'appartements, des T2 ou T3 pour la plupart, rarement plus. Des logements tout ce qu'il y avait de plus normaux loués à des propriétaires peu regardants ou à des agences qui avaient du mal à louer certains des biens qu'elles administraient depuis trop longtemps sans bénéfice suffisant. Et moyennant une baisse de loyer, ils étaient bien contents de s'en débarrasser. Le locataire n'avait aucun compte à rendre concernant son activité comme n'importe quel occupant des lieux avec un bail en bonne et due forme. Pour le réseau Asgard, le maitre-mot s'était la discrétion, alors ne pas faire de bruit, payer le loyer en temps et en heure et être un voisin idéal en sortant les poubelles de la vieille dame de quatre-vingts ans qui habitait sur le même palier.
Il y avait trois ou quatre tables de salle à manger provenant certainement de chez Conforama pendant les soldes tout comme les chaises dont le confort était discutable. Mais qu'importe tant qu'il y avait de l'argent sur le tapis. Il y en avait deux dans le salon, la troisième et la quatrième dans chacune des chambres lorsqu'il y en avait deux assez spacieuses. La cuisine avait deux réfrigérateurs remplis de boissons avec et sans alcool, les placards étaient pleins de verre en carton, de quelques produits ménagers et de sacs poubelles et les toilettes étaient accessibles à tout le monde avec un minimum de gestes d'hygiène. Le videur et le caissier faisaient aussi barmen et pour le nettoyage, ils s'y collaient tous avec les croupiers pour éviter d'embaucher une personne de plus. Quant à la salle de bains, elle était interdite aux joueurs. Certains de ces logements étaient équipés d'une climatisation réversible, les autres n'avaient que des ventilateurs qui tournaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou presque l'été, et l'hiver il y avait le chauffage central ou des radiateurs d'appoint. Ce n'était pas le grand luxe, mais bien suffisant et discret. Pour la décoration, les meubles et les lustres, autant dire que ce n'était pas du tout une priorité. Et certaines tapisseries qui dataient des années soixante-dix étaient psychédéliques à la limite de provoquer des crises d'épilepsie. Mais c'était fonctionnel, c'était rentable, point.
Il n'y avait là que des inconnus qui allaient gagner ou perdre de l'argent. Peut-être y en avaient-ils certains qui étaient accros comme le fut Angelo, il n'y avait pas si longtemps. Il remarqua qu'il n'avait plus le même regard sur tout ça. Il était calme, il ne pensait pas à l'enjeu, il avait juste envie de se confronter à des adversaires biens réels plutôt qu'à travers son ordinateur même s'il avait laissé cent cinquante euros pour s'asseoir. Il ne songeait qu'à gagner. L'idée qu'il pourrait perdre ne l'effleura même pas. Il y avait encore quelques semaines, lorsqu'il jouait, il angoissait à cette idée, mais il n'arrivait pas à résister à faire une main de plus, celle qu'il allait gagner, celle qui allait le renflouer miraculeusement. Il en était persuadé, ce serait la bonne, il fallait la tenter. S'il ne le faisait pas, il allait le regretter. Là, il n'y pensait même pas. C'était comme s'il avait gagné en maturité. Était-il capable de se gérer, de se contrôler s'il commençait à perdre ? Non, pourquoi perdrait-il ? Ces séances avec Dohko et son apprentissage avec Gabriel allaient le prémunir d'une rechute et d'un échec. D'ailleurs, il avait déjà oublié que son ami était à l'autre table, concentré qu'il était sur son jeu et ses adversaires.
Il entra dans le coup et le remporta. Puis il se coucha à plusieurs reprises parce qu'il estima que ses cartes n'en valaient pas la peine alors qu'avant, il aurait certainement tenté sa chance avec des mains sans réel potentiel. Il constata lui-même sans fausse modestie qu'il avait vraiment progressé et une bouffée de fierté lui gonfla le cœur. Mais il avait parfaitement conscience qu'il n'était pas tiré d'affaire. Dohko lui avait bien dit que le chemin de la guérison serait long. Mais chaque main gagnée, chaque main non jouée qui aurait pu être perdante était un pas dans la bonne direction. Il fit un heads-up et partagea le pot avec l'autre joueur. Ça faisait toujours sourire autour d'une table, mais les joueurs détestaient ça. Il jeta un coup d'œil vers Gabriel et vit que celui-ci avait presque triplé son stack. Il sourit et continua à jouer. Tout doucement, il augmenta son tas de jetons. Il perdit des coups, mais ça n'entama pas son moral. Il était heureux. Ils continuèrent ainsi pendant plusieurs heures et en fin d'après-midi, Angelo décida que pour lui ça suffisait. Il alla voir Rune, le caissier et se fit payer ses gains moins les quinze pour cent que retenait la salle pour son fonctionnement. Gabriel le rejoignit et ils se donnèrent une franche accolade.
— Félicitations ! T'as géré comme un chef ! le complimenta le professionnel. Comment tu t'sens ?
— Trop bien ! C'est… ça m'avait manqué de jouer contre des inconnus…
— Et en plus t'as bien gagné…
— C'est la cerise sur le gâteau ! Bordel ! Ça fait du bien ! s'exclama Angelo, un sourire éclatant sur le visage.
— On recommencera, mais faut pas abuser des bonnes choses, tempéra Gabriel. Sois pas pressé…
— Non… t'inquiète… Je suis super content de cette première expérience et en plus, elle a été rentable… Mais j'ai l'impression qu'j'ai peur de perdre… que ça m'fasse comme avant, avoua Angelo d'une petite voix.
— C'est normal, faut pas en avoir honte… T'es comme un ex-drogué qui ose même pas prendre un doliprane… Ça va passer avec le temps, mais ça prouve que tu veux vraiment pas replonger… en tout cas pour l'instant…
— Comment t'as fait toi pour t'protéger de l'addiction ? demanda encore Angelo en montant dans la voiture qu'ils avaient retrouvée au parking.
— Dohko appelle ça une prédisposition de la personnalité…
— Ça veut dire qu'on est exposé à se laisser glisser en fonction de notre caractère ?
— Comment dire… On est poussé à prendre des risques ou pas, à être agressif ou pas, à être gentil ou pas, à nous laisser tenter par les jeux de hasard ou pas… L'environnement dans lequel on évolue nous influence aussi… La famille, le boulot, nos sentiments sont autant de facteurs qui peuvent nous stresser et nous faire déraper… ensuite, c'est l'envie et le besoin d'ressentir le frisson du jeu, et la certitude qu'on a le contrôle tout qu'on n'a que dalle, mais c'est déjà trop tard… on est accro… C'est sa façon à lui de l'expliquer simplement…
— Ça voudrait dire que quelqu'un de téméraire aura tendance à rester en équilibre au bord d'un précipice alors qu'une personne prudente fera un pas en arrière ? C'est c'que tu veux dire ?
— En gros ouais… J'suis raisonnable comme Milo et Dohko, t'es audacieux comme Shura qui a failli plonger lui aussi… ou Marine, mais elle, elle a réussi à redevenir vigilante tout comme t'es en train de l'faire toi aussi… C'est aussi notre vécu qui a façonné qui on est aujourd'hui…
— Je crois que j'comprends… Shura aussi à l'air d'être prudent… Il pourra retourner dans un Casino le premier juillet…
— Je sais… Et y devra pas être seul…
— Oh fais-moi confiance, j'vais pas le lâcher…
— On sera tous avec lui… On rentre ?
— Faudra qu'lundi j'aille à la banque déposer ce liquide…
Gabriel eut un sourire. Lui, il allait plutôt se servir de ce qu'il avait gagné aujourd'hui pour aller jouer le lendemain à Carry-le-Rouet avec Kanon. Ils retournèrent chez Dohko pour lui expliquer leur après-midi et le thérapeute félicita son patient. Angelo envoya un SMS à Shura qui lui renvoya une flopée d'émojis de pouce en l'air et d'applaudissements. Il avait de quoi être fier de lui, ces amis étaient fiers de lui et ça, ça le rendait infiniment heureux. Ça faisait bien longtemps qu'il n'avait pas ressenti une telle légèreté dans son esprit et dans son cœur. Il ne les avait pas déçus et surtout pas lui-même. Il aurait presque pu s'envoler s'il avait eu des ailes. Pour la peine, Dohko proposa une soirée P n'P que tous acceptèrent sauf le pompier qui était d'astreinte à la caserne.
Dohko avait demandé à Gabriel d'inviter Kanon à leur soirée Pn'P et le champion s'empressa d'accepter. Milo apporta les boites de pizza et Marine deux packs de six bouteilles d'eau. Kanon arriva le dernier avec une tarte au citron meringuée et un petit framboisier après avoir fait deux fois le tour du pâté de maisons avant de trouver une place pour se garer. Angelo, Thétis et Isaak ne le connaissaient pas et furent plutôt volubiles. Rencontrer une personne avec une telle notoriété était forcément excitant. Ils mangèrent autour de la table basse, parlèrent beaucoup, posèrent énormément de questions à Kanon et aussi à Angelo pour savoir comment s'était passé son retour au jeu en live.
— T'as plongé ? lui demanda Kanon qui avait compris dans les grandes lignes.
— Mouais… j'ai bien failli faire une grosse connerie et je suis tombé sur Dohko et Marine…
— Littéralement à nos pieds, plaisanta l'infirmière.
— Fixe-toi des buts pas trop compliqués…
— Tu crois que j'peux pas m'en sortir ? rétorqua Angelo un peu vivement.
— Si… bien sûr… c'que j'veux dire c'est que si t'atteints ton objectif, ça n'en sera que plus motivant… Tout dépend où t'en es… Y a peut-être des choses qui sont encore hors de ta portée pour l'instant…
— Kanon a raison…, intervint le thérapeute qui trouva l'argument frappé au coin du bon sens. Un pas après l'autre…
— Stabilise un acquis avant de faire le pas suivant…
— J'comprends… t'as dû en voir des gars comme moi, non ?
— Comme toi ? Le prends pas mal, mais… t'es un petit joueur… J'ai vu des mecs tout perdre en cashgame… Ils mettaient en jeu leur voiture, l'argent des études de leurs gosses, leurs économies pour leur retraite… Un gars avait pris trois hypothèques sur sa maison et son entreprise…
— Et ? demanda Marine qui avait entendu l'histoire et qui voulait connaitre la suite.
— Il a fini par vivre dans un studio de vingt mètres carrés… Sa femme a divorcé et emmené leurs trois gosses et les banques ont pris la maison et la société avec des licenciements à la clé… Il a fini par se suicider…
— Putain, t'es sérieux ?
— Absolument… J'venais d'arriver à Reno… Ce genre de nouvelles, ça circule vite dans les Casinos… Depuis, à chaque fois que j'fais du cashgame, je songe à ce type parce que j'ai joué contre lui et que j'lui ai pris trente mille dollars…
— Tu lui a pas pris, Kanon, fit Dohko avec un air désolé, c'est lui qui les a perdus…
— Peut-être, mais ça change rien… Pense à lui quand tu joueras, Angelo… moi c'est mon garde-fou…
— Sinon, t'as pas des trucs moins tristes à nous raconter ? demanda Milo avec un sourire espiègle.
— J'suis tombé sur un tout jeune chauffeur qui n'avait jamais eu de Français dans son taxi… J'ai eu le malheur de lui dire que je venais à Vegas pour la première fois... Il a absolument voulu m'faire faire le tour de la ville pour que j'prenne le temps de lui dire comment c'est chez nous… le vin, la bouffe, la Tour Eiffel, tout ça… Y m'a fait rater le premier jour d'un tournoi majeur… Il a pas vraiment compris pourquoi j'étais en colère… J'lui ai pas laissé d'pourboire et y m'a insulté moi et tous les Français…
Les éclats de rire firent un peu oublier la triste histoire de l'autre homme et Dohko déclara la soirée poker ouverte. Kanon le complimenta sur son salon et bloqua sur le bar en disant qu'il allait peut-être s'en acheter un, faisant aussi remarquer qu'il était en train de piquer des idées de déco chez tout le monde.
— Ce soir, ça va être encore plus difficile de gagner, observa Thétis. On a deux pros à la table !
— On n'est pas invincible, lui répondit Kanon avec un sourire affectueux.
— C'est c'que j'leur dit à chaque fois… marmonna Gabriel en mélangeant les cartes puisque le hasard du tirage venait de le désigner comme le premier à donner. Aller ! Shuffle up and deal !
— Je sais pas vous, mais à chaque fois qu'j'entends cette phrase, j'ai un putain de frisson de fou même comme ça entre potes… déclara Kanon avec un petit rire.
— Pareil pour moi, répondit Gabriel. C'est comme si on était conditionné…
— C'est ça… c'est des mots magiques… les croupiers aussi réagissent, leur expliqua Isaak en posant sa petite blind. On sait qui va s'passer quelque chose d'excitant… et y faut pas qu'on fasse d'erreur... même si on est hors-jeu, c'est fascinant d'observer les joueurs réussir des coups de malades…
— Et c'est très instructif, fit Marine.
— Oh oui ! Quand on a eu dix-huit ans avec mon frère, mon père nous a fait travailler à Carry pendant le mois de juillet… Moi, je prenais les commandes des joueurs et je leur apportais… Je circulais entre les tables et pendant qu'j'attendais qu'un gars ou une femme lève la main et m'appelle, j'regardais, j'écoutais les conversations… J'comprenais pas tout parce que j'parlais pas encore assez bien anglais, mais là aussi j'ai progressé… J'ai beaucoup appris cette année-là… Je relance…
— Je suis et j'relance, fit Thétis.
— Oh toi t'as une paire d'As ou tu bluffes… la taquina son compagnon.
— T'as qu'à suivre si tu veux savoir… rétorqua-t-elle en lui envoyant un baiser du bout des lèvres.
— Je suis, fit Dohko.
Tous entrèrent dans le coup et Gabriel dévoila le flop. Comme lors de la crémaillère, la soirée se déroula dans une ambiance chaleureuse, pleine de rires et de gentilles moqueries. Gabriel observait Kanon de très près. Il avait du mal à le lire, mais il commençait à entrevoir quelques tells. Il s'agissait peut-être de relâchement tout simplement. Ce n'était qu'une partie entre amis, comme la première fois. Mais c'était toujours bon à prendre surtout que demain, ils allaient à Carry-le-Rouet. Là, il y aurait des enjeux monétaires, ce ne serait certainement pas la même chose. Gabriel tenta de s'entrainer à rester illisible pour ne rien donner à exploiter. En plus il y aurait son frère. Il ne fallait pas les confondre et faire n'importe quoi. Chez Kanon, il lui avait semblé tout aussi fermé. Qu'avait-il dit déjà à propos de Saga ? Qu'il était diabolique quand il jouait sérieusement ? Oui, c'était ça. Il allait donc falloir qu'il joue encore plus serré que d'habitude pour ne pas se faire laminer par les jumeaux.
— Ton père travaille demain ? lui demanda-t-il en jetant ses cartes.
— Non, y fait plus les week-ends… Il est à sept ans d'la retraite… Son patron est cool…, répondit Kanon en se couchant à son tour.
— Si tu parles de Shion, je confirme, déclara Dohko en ramassant le pot avec une quinte hauteur Valet.
— C'est vrai qu'tu l'connais…, fit Isaak.
— Le patron de Carry ? s'enquit le champion, surpris.
— Oui… C'est… une vieille connaissance… Et un type génial…
— On croirait presque que t'es amoureux, plaisanta Angelo en distribuant les cartes.
— Et ce serait un problème ? répondit le thérapeute du tac au tac.
— Pas un brin… j't'e taquine, tu l'sais…
Dimanche 11 mars 2029, Casino de Carry-le-Rouet, tout début d'après-midi…
Gabriel était dans sa voiture, sur le parking du Casino. Il était presque l'heure de son rendez-vous avec les jumeaux. Il était excité comme une puce et faisait un exercice de relaxation qui ne lui serait pas inutile aux tables. Il fallait qu'il se calme sinon, cette expérience risquait d'être un échec. Jouer vraiment en cashgame contre Kanon, c'était presque un rêve qui se réalisait pour lui. Un peu comme s'il jouait contre Doyle Brunson ou Phil Hellmut (2) deux monstres, deux légendes du Texas Holdem et les mots sont faibles. Il n'y avait pas qu'eux, mais ils avaient été extrêmement médiatisés et pour de bonnes raisons. Il regarda dans son rétroviseur et vit une Ford Kuga (3) bleu électrique arriver. Son cœur fit un double looping dans sa poitrine tant il était impressionné et impatient. Il vit les jumeaux sortir de la voiture et se dit en souriant qu'ils avaient bien fait de s'habiller différemment. Comme ça, il ne les confondrait pas. Quoique maintenant, il était capable de les distinguer. La couleur de leurs cheveux était la différence la plus visible. Un bleu violine pour Saga et une nuance océane pour Kanon et une cicatrice sur le sourcil droit. Il les rejoignit.
— T'es prêt à affronter les jumeaux terribles ? plaisanta Kanon en passant son bras sur les épaules de Gabriel pour le caler entre eux.
— Mouais ! On verra bien !
— j'espère qu'on sera pas à la même table… déclara l'ainé. J'ai pas envie d'vous prendre du fric…
— Parce que tu crois peut-être que tu vas m'battre ? le chambra son frère.
— J'suis d'accord… Pas d'argent entre amis… leur ressortit Gabriel en souriant.
— Exactement ! Aller ! Au minimum, on double ! s'exclama Saga. La vache ! Ça fait longtemps que j'suis pas entré dans un Casino !
— C'est comme le vélo, une fois qu't'as appris, t'oublie plus…
Les trois hommes entrèrent dans le bâtiment, non sans attirer l'attention. Voir des jumeaux lorsqu'ils sont enfants ce n'était pas surprenant dans le sens où ils n'avaient pas encore quitté le cocon familial et qu'ils accompagnaient souvent leurs parents. Mais en croiser quand ils sont adultes, c'était beaucoup plus rare. Et si en plus ils étaient beaux gosses… Les gens qui étaient dans le grand hall, qu'ils soient employés ou simples clients, se retournèrent sur leur passage en chuchotant, le sourire aux lèvres. Pour le coup, Gabriel passait presque inaperçu, lui qui était aussi un très bel homme. Il perçut un "Comme d'hab…" murmuré par Saga qui voulait dire que ça ne changeait pas à chaque fois qu'ils étaient ensemble avec son frère. Kanon rit franchement, une hilarité qui sous-entendait "on s'en fout, on va les plumer !" Dès qu'il entrait dans un Casino, il devenait impitoyable. Qu'importe qui il avait face à lui, il jouait pour gagner et pas simplement pour se divertir. Saga sembla aussi changer d'attitude. Gabriel sourit en voyant cette complicité entre eux qui ne semblait pas s'émousser bien que le cadet soit souvent loin de sa famille. Il calqua son attitude sur la leur et se ferma. Ils passèrent aux caisses pour acheter leurs jetons et s'installer à trois tables différentes pour éviter de se prendre mutuellement des jetons et donc de l'argent. Kanon s'installa à la gauche d'un joueur qui avait un stack plutôt conséquent, imité par son frère et son ami à deux autres tables.
Le but était d'avoir la position sur le joueur que l'on considérait comme le plus dangereux. Mais le volume de jetons n'était pas un indicateur en soi. Peut-être que le gars avait lâché beaucoup d'argent à la caisse pour avoir un stack si important. Ça faisait toujours un peu peur à ceux qui arrivaient après lui. Bien caché derrière ses lunettes de soleil, Kanon s'en fichait comme de sa première paire de chaussettes. Saga s'assit entre un gros tas et un plus petit. Les têtes se tournèrent vers la table voisine où se trouvait Kanon pour revenir vers lui à plusieurs reprises.
— On est jumeaux… pour ça qu'on s'met jamais à la même table…
— On moins on peut pas vous confondre, fit l'un des joueurs en souriant.
— Oh croyez-moi, ça risque pas d'arriver…
— Excusez-moi, mais… Vous êtes Kanon Gemini, j'ai vu votre photo dans un magazine…
— Presque… C'est mon frère à l'autre table, sourit l'ainé.
— Désolé…
— C'est pas grave…
— C'est pas tous les jours qu'on voit un champion du monde dans notre Casino, fit le croupier en distribuant les cartes.
— Ça vous ennuie pas qu'on vous confonde ? Il est célèbre, fit le joueur que Saga avait remarqué.
— Pas du tout… c'est normal, c'est lui le champion et j'suis fier de mon petit frère… suivi…
Gabriel s'était installé de manière à les avoir tous les deux dans son champ de vision. Il aurait voulu être à la même table, mais jamais d'argent entre amis, n'est-ce pas ? Il attendit la main suivante et entra dans la partie. Assis à la gauche du croupier, il y avait une femme qu'il sembla reconnaitre. Il sortit son téléphone et se connecta au wifi du Casino. Elle portait de grosses lunettes de soleil qui la faisait ressembler à une mouche. Shaina Ofiucci, une professionnelle particulièrement redoutable. Curieusement, il n'en fut pas affecté. Il envoya un message aux jumeaux qui lui répondirent de ne pas s'occuper d'elle et de jouer son poker. Il se sentit réconforté, un peu comme si leur présence le rendait invincible. Et il ne fut pas loin de le croire lorsqu'il remporta sa cinquième main d'affilée. À l'évidence, il était en rush (4) et il ne fallait surtout pas s'emballer. Il venait de quadrupler son tapis et décida de laisser passer quelques mains, histoire de faire redescendre son excitation. Elle était la pire des conseillères et s'il n'y prenait pas garde, il pourrait faire de mauvais choix. Il respira profondément à plusieurs reprises, jeta ses cartes, même si elles avaient du potentiel. Il pensa qu'à une époque pas si lointaine, à sa place, Angelo aurait foncé tête baissée.
Saga était intrigué par ce joueur à sa table. Il devait avoir approximativement le même âge que lui, mais ce qui frappait chez cet homme, c'était sa beauté. Elle était presque féminine. Si ce n'était la peau de ses joues qui montrait une légère pilosité même rasée de près, avec un peu de maquillage, il pourrait passer pour une très belle femme. Il y avait une lueur mystérieuse dans son regard. Ses grands yeux bleus en amandes étaient soulignés d'un grain de beauté à gauche qui lui donnait un air insolent et terriblement séduisant. D'ordinaire, Saga appréciait plutôt les femmes, bien qu'il ait déjà eu des liaisons sans lendemain avec trois ou quatre hommes. Mais là, il avait du mal à détacher ses yeux de ce joueur. Il tripla rapidement son stack et fit comme Gabriel. Il joua moins et fut plus prudent, ce qui lui permit d'observer davantage son voisin. Un SMS de Kanon les invita à faire une pause. Ils laissèrent leurs jetons à leur place et se retrouvèrent au bar.
— Alors ? Vous en êtes où ? leur demanda-t-il en les rejoignant.
— J'ai triplé, fit Saga en commandant une bière.
— Fois cinq… dit Gabriel en prenant un jus de fruits. Et toi ?
— J'ai juste doublé… à peine j'faisais une petite relance, y s'couchaient tous… j'prenais qu'les blinds… J'vais changer de table…
— Ça servira pas à grand-chose… ils t'ont reconnu, lui dit son frère. Y z'ont peur, ils savent pas quoi faire face à toi et ils arrivent pas à te lire…
— Peu importe ce que tu fais, pour eux c'est signe qu'ils vont perdre…, appuya Gabriel.
— Mouais… C'est pas drôle, bougonna le champion. Toi ça va ?
— Oui, ça va… T'es victime de ta notoriété, sourit Gabriel par-dessus son verre., heureux qu'il s'inquiète pour lui, mais il n'y avait pas trop de monde et il se sentait bien.
— On continue ? J'vais bien trouver un joueur qui m'connait pas !
— Et si on s'mettait à la même table ? suggéra Saga bien conscient de l'énormité de sa proposition.
— Tu veux tous les faire fuir ? rétorqua Gabriel en riant. Moi y m'connaissent pas, mais toi y t'prendront pour Kanon… Un, c'est déjà compliqué alors deux…
— J'vais m'teindre les cheveux… ou les couper ! Je changerais radicalement de tête ! s'exclama le champion.
— Déconne pas ! Pas tes cheveux ! Y sont trop beaux ! le supplia presque Gabriel tout en sachant qu'il n'était pas sérieux.
— Et si tu les attachais ? fit celui-ci. Avec tes lunettes, tu serais moins… toi ?
— Moins moi ? Ça, ça m'aide vachement, merci… Ah j'y retourne ! Ça me démange !
— Ce mec est dingue !
— Ouais, mais c'est ton frère et tu l'adores…
— Et j'en changerais pour rien au monde…
Tout en parlant avec Saga, il avait observé Kanon se diriger vers sa table. Pratiquement toutes les personnes qu'il croisait le suivaient des yeux. Il avait la démarche légèrement chaloupée des hommes au physique puissant, du charisme. Il attirait les regards comme l'aimant le métal. Et lorsqu'ils apercevaient Saga, les gens se demandaient avec quoi leur boisson était assaisonnée pour qu'ils voient double. Lors d'une nouvelle pause deux heures plus tard, Saga prit son frère à part.
— T'as vu l'gars assis à côté d'moi ? lui dit-il.
— J'ai pas trop fait attention…
— Quand j'retournerai m'asseoir, viens me prendre en photo en plaisantant et prends-le dans le cadre, steuplé…
— Pourquoi ?
— Je sais pas encore… Fais-le, OK ? Et tu m'l'enverras…
— Ouais... OK…
L'ainé alla s'asseoir et Kanon le suivit avec son téléphone à la main.
— Vous permettez ? C'est tellement rare de voir mon frère dans un Casino que j'veux immortaliser ça ! Souris sinon maman va t'engueuler ! plaisanta Kanon en faisait rire tous les joueurs.
Il prit sa photo, plusieurs même, et comprit pourquoi Saga lui avait demandé ça. Cet homme dégageait vraiment quelque chose de particulier. Il avait une aura de mystère à laquelle l'ainé n'était pas insensible. Voilà une énigme qui allait le tenir occupé un bon moment surtout que plus le temps passait, plus il le trouvait séduisant. Et ils n'avaient pas échangé un mot. Pas encore.
— Je crois qu'vous allez être sur la photo, fit Saga sur un ton d'excuse, je pense qu'il a pris un plan un peu large…
— C'est pas grave… Mikael Piscès… se présenta l'inconnu qui maintenant n'en était plus un.
— Saga Gemini, le frère ainé de cet énergumène…, répondit-il en serrant la main qui lui était tendue.
— Énergumène quatre fois champion du monde… trois en holdem et un en Omaha (5) je crois…
— Ah… vous l'avez reconnu…
— Je suis un amateur qui joue beaucoup… je reste informé…, murmura Mikael pour ne pas être entendu des autres joueurs. Difficile de pas savoir qui est votre frère…
— Mouais, j'men doute…, fit Saga sur le même ton. Vous allez faire le Ten Cities ?
— Entre autres petits tournois en parallèle et du cashgame… Un autre pro vient d's'asseoir à sa table… dit Piscès avec un mouvement de tête.
Trois joueurs s'en allèrent en voyant revenir Kanon, mais ils furent remplacés par deux autres, dont un professionnel, Aïolia Leo, un Français qui évoluait dans toute l'Europe, mais peu en Amérique. Il salua chaleureusement son adversaire et s'assit.
— Hey ! Ça fait longtemps, fit-il en souriant.
— Depuis… Berlin je crois... Non ! Varsovie ! T'es là pour le Ten Cities ? lui demanda Kanon…
— Oui, j'vais m'inscrire, mais pour l'instant j'vais un peu dans tous les Casinos d'la Côte D'Azur…, répondit le pro. Et toi ?
— J'habite pas très loin, j'viens ici de temps en temps… Mais je serai aussi au Ten…
— On se reverra là-bas alors…
— Je l'espère, sourit sincèrement Kanon qui sentit la corde de la compétition se mettre enfin à vibrer et bien décidé à lui prendre un maximum de jetons. Bonne chance…
— À toi aussi…
Les autres joueurs ne boudèrent pas leur plaisir de voir s'affronter deux excellents pokéristes. Cela les incita à miser davantage, motivé par la possibilité que la chance leur sourit. Certains réussirent à leur dérober quelques jetons, mais les avaient-ils réellement gagnés ? Ne les avait-on pas laissés en empocher quelques-uns histoire de les encourager à être plus audacieux et plus faciles à piéger ? Les pros n'avaient pas de pitié. Lorsque l'on s'asseyait à une table de cashgame en no limit, il fallait être prêt à perdre. Après, tout dépendait de la somme que l'on acceptait de voir s'envoler vers le stack de l'adversaire. Kanon et Aïolia avaient l'art et la manière d'engraisser le gibier, de le fatiguer pour finir par l'abattre et le dévorer.
Kanon se leva avec quatre fois sa mise de départ. Il avait bien fallu partager un peu avec Aïolia. Il n'était pas facile à plumer, mais à eux deux, ils ratissèrent large à la table. Il salua les joueurs et s'en alla échanger son stack à la caisse. Saga et Gabriel l'attendaient avec les mains pleines. Pour le remercier de son invitation et de sa prévenance, il les invita au restaurant. Il n'avait peut-être pas joué contre eux, mais le simple fait d'avoir passé l'après-midi en leur compagnie le remplissait d'une joie immense. La saison estivale n'avait pas encore commencé, et il n'était pas nécessaire de réserver au Treize 600 Vins. Tout en jouant, il avait fait une recherche sur son téléphone pour savoir où aller sur Carry. Après avoir encaissé leurs gains, ils prirent une seule voiture pour se rendre sur place. Le repas fut délicieux. Kanon n'aimait pas la mer seulement pour la décoration de sa maison. Il aimait aussi les poissons, les coquillages et les crustacés. Il prit un risotto de poulpe, Saga fut plus classique avec des coquillettes truffées et Gabriel commanda un camembert rôti avec sa charcuterie. Chacun piqua dans le plat des deux autres pour goûter et se régaler les papilles. Il fut question de poker, de Casinos du monde entier, de cours de physique-chimie et Gabriel confia à Saga ce qu'il avait raconté à son frère concernant sa blessure et sa phobie.
La conversation tourna aussi autour du joueur qui était assis à côté de Saga, Mikael Piscès. Son nom disait quelque chose à Kanon. Il envoya les photos à son frère et le montra à Gabriel. Celui-ci comprit pourquoi il avait attiré l'attention de l'ainé des jumeaux. Il lui trouvait un côté un peu énigmatique intéressant. Et c'est également cet aspect inconscient de lui-même qui avait titillé la curiosité du cadet. À croire que les frères Gemini aimaient les mystères. Celui de Saga était encore entier, mais Kanon commençait à entrevoir la plage sous les pavés… La soirée arriva à son terme et ils se séparèrent en se promettant d'organiser d'autres sorties.
Dans son bureau, Shion regardait les caméras de surveillance sans y croire. Kanon Gemini était en train de jouer dans son Casino. Dohko avait été à sa crémaillère et lui-même aurait bien aimé y assister, mais de là à ce qu'il joue à Carry, voilà bien une chose à laquelle il ne s'attendait. Il envoya un message à son ami.
De Shion : 18h19 : kanon gemini est chez moi avec son frère et un ami
De Dohko : 18h24 : Il habite à sausset c'est pas loin
De Shion : 18h26 : je sais je m'y attendais pas
De Dohko : 18h30 : tu risques de le voir souvent cashgame ou tournois en attendant le ten
De Shion : 18h33 : g envie de jouer
De Dohko : 18h39 : fallai pas changer ton planning
De Shion : 18h42 : kylian était malade
De Dohko : 18h45 : je sais t'es libre quand ?
De Shion : 18h49 : vendredi on pourrait aller à aix
De Dohko : 18h53 : si on allait dans un resto sur plan de campagne à côté de chez toi dans la semaine ?
De Shion : 18h56 : super idée jeudi soir alors la table du sultan cuisine libanaise ? Je réserve pour 19h30 ?
De Dohko : 18h59 : parfait
De Shion : 19h02 : OK a jeudi
Shion reposa son téléphone et décida d'aller faire une ronde dans le Casino. Peut-être croiserait-il Kanon et il lui dirait qu'il est le patron de Yuzuriha, la jolie blonde qui était à sa crémaillère. Il pourrait aussi lui demander de faire un selfie. Non. Mauvaise idée. Il était un directeur digne et responsable, pas une groupie hystérique. Mais il s'agissait d'un des meilleurs joueurs du monde. Sauf qu'à trop discuter avec Dohko, il n'avait pas vu que Kanon, son frère et leur ami étaient partis. Il rit bêtement et se traita d'idiot. Et maintenant, il avait envie de voir Dohko… Et merde !
Dans la voiture de Kanon, c'était le silence absolu. Chacun réfléchissait à ces quelques heures et les repassait en boucle dans sa tête. Kanon avait adoré ces moments et il avait hâte de recommencer. Quant à Saga, il venait de réaliser qu'il ignorait comment joindre ce Mikael si jamais il en avait l'envie soudaine et inexplicable. Mais il savait qu'il serait au tournoi des Ten Cities.
— Gabriel est vraiment sympa, finit-il par dire. C'qui lui est arrivé c'est moche…
— Mouais… mais y va bien… Et ton type ?
— Quoi ?
— Ben… qu'est-ce tu lui trouves ?
— Il est canon… J'avais jamais bloqué comme ça sur un mec…
— C'est vrai que toi, c'est plus les nanas…
— Mais là… j'sais pas… Et toi, c'est pareil…
— Pareil de quoi ?
— Tu l'bouffes des yeux…
— Qui ?
— Gabriel…
— Hein ? Arrête tes conneries ! C'est un pote…
— C'est ça… Pourquoi tu le regardes sans arrêt, alors ?
— Sa phobie… Si y se sent pas bien, faut faire vite et l'isoler… Je l'surveille c'est tout…
— Si tu l'dis…, grommela Saga, pas du tout convaincu par l'explication. Bon, on s'appelle dans la semaine ? dit-il en descendant de la voiture pour récupérer la sienne garée devant chez son frère.
— Ça marche… fais gaffe sur la route…
— T'inquiète…
En rentrant chez lui, Kanon songeait encore aux paroles de son frère. Il devait être honnête avec lui-même. Oui, il trouvait Gabriel terriblement séduisant et très sexy. Oui, il pensait souvent à lui depuis qu'il l'avait vu au Pasino Grand en compagnie de Milo lorsqu'il avait fait son marathon. Oui, il avait été très agréablement surpris de le voir à sa crémaillère en tant qu'ami de fac de Mû. Il se déshabilla et se glissa dans son lit. Il appréciait beaucoup sa compagnie, son caractère paisible, son humour, sa culture, son élégance, son charme…
Il s'arrêta là parce qu'il venait de s'endormir…
Lundi 12 mars 2029, rue de Lodi, Marseille 6ème…
Dans les appartements qui servaient de tripots, seule la salle de bains était interdite aux joueurs sauf si les toilettes étaient à l'intérieur. La cuisine était à leur disposition pour éventuellement faire réchauffer un plat au micro-ondes – certains restaient parfois plus de huit heures – ou prendre un verre d'eau du robinet. Pour les boissons, il fallait les demander au caissier et elles n'étaient pas gratuites. Là, les W.C étaient à part et c'était pour cette raison que Mime s'était enfermé là, il savait qu'il ne serait pas dérangé. Bud n'avait pas caché sa surprise de le voir alors que c'était son jour de repos. Il lui dit de laisser entrer Siegfried et de lui indiquer la salle de bains. Ils se connaissaient depuis de nombreuses années. Si au début, ils se voyaient de manière très occasionnelle, depuis quatre ans ils étaient devenus beaucoup plus proches et entretenaient une relation plus sérieuse. Ils avaient pris leur temps pour se découvrir et voir s'il y avait la possibilité d'un avenir ensemble. Ils s'étaient lentement raconté leur vie, la confiance s'était installée progressivement. Si Siegfried connaissait le métier de Mime, l'inverse n'était pas totalement vrai. Il savait que son amant était le chauffeur et le garde de du corps de la fille d'un riche homme d'affaires de Marseille, mais il ignorait de qui il s'agissait et il avait accepté qu'il ne lui révèle rien.
Mime savait parfaitement pour qui il travaillait et que cette activité était illégale. Il ne posa aucune question. Il était persuadé qu'un jour ou l'autre, Siegfried lui ferait cette confidence, qu'il aurait suffisamment confiance pour le lui dire. Quelques jours plus tôt, il avait entendu Bud discuter au téléphone d'un enterrement et le nom de Dorbal Polaris fut prononcé. Il lui demanda ce qu'il se passait et son responsable de salle lui expliqua. Mais à aucun moment, il ne lui avait interdit de se rendre au cimetière. Il lui avait seulement fermement recommandé de n'en parler à personne. Il ne savait toujours pas pourquoi il avait décidé d'aller à Saint-Pierre ce jour-là. Mais voilà. Il y était et Siegfried aussi aux côtés d'une joueuse qui venait plus ou moins régulièrement dans cette salle où il était croupier. C'était elle sa patronne ? Ou plutôt, ils avaient le même patron. Bien sûr. Quand elle l'avait appelé, elle s'était présentée comme Hilda Polaris. Il connaissait le prénom de cette joueuse et il suffisait d'additionner deux plus deux. Il y avait aussi plusieurs responsables de tripots. L'attitude de son amant avec cette femme était celle d'un proche, d'un ami intime. Se pouvait-il qu'il la trompe avec elle ? Siegfried menait-il une double vie ? Hétéro le jour, homo la nuit ? Et depuis tout ce temps, il ne s'était rendu compte de rien ?
Lorsque leurs regards s'étaient croisés, il y avait bien vu la surprise et la contrariété. Il ressentit une profonde tristesse et beaucoup de colère. Raison pour laquelle il lui fait non de la tête et lui montra son téléphone. Ce n'était ni le moment ni le lieu pour avoir une conversation. De toute façon, à quoi bon ? Les choses étaient claires. Siegfried n'était pas celui qu'il disait être, celui que Mime croyait qu'il était. Un homme honnête et gentil. Il lui avait fallu presque un an pour qu'il lui envoie un premier SMS et encore plus de six mois pour qu'il accepte un rendez-vous qu'il lui avait proposé pour boire un simple café. Ils avaient peut-être passé deux heures ensemble, pas plus. Ce rythme semblait leur convenir à tous les deux. Ils prenaient leur temps. Ils n'avaient eu leur premier baiser que presque trois ans après que Mime lui ait donné son téléphone la première fois que Siegfried était venu avec cette femme. Elle était si jeune à l'époque, peut-être avait-elle dix-huit ou vingt ans, mais quelle joueuse impressionnante ! Il y avait eu immédiatement une attirance entre eux et le croupier avait glissé une petite carte avec son numéro dans la main du garde du corps. C'était plutôt osé de sa part, mais qui ne tente rien n'a rien. Il n'était jamais revenu avec elle et Mime avait cru avoir fait une erreur, il pensait avoir mal interprété les regards qu'ils avaient échangés. Et puis le SMS était arrivé. Et aujourd'hui, tout venait de voler en éclat. Cette belle relation qu'ils avaient construite était bâtie sur une imposture. Et s'il y avait bien une chose que Mime exécrait, c'était l'hypocrisie. Toute sa vie était basée sur le mensonge.
D'abord son père qui n'était pas son père. Un chauffard ivre qui avait tué ses parents sur une route déserte en pleine nuit et qui s'était enfui. Il n'avait jamais été identifié. Mime n'avait même pas un an et demi et il était chez sa nounou. Il fut placé dans une famille d'accueil. Volker, le conducteur saoul, était marié (6) et avait un train de vie aisé suite à un héritage qu'il avait su faire fructifier. Le couple ne pouvait pas avoir d'enfant et après quelques recherches et grâce à ses relations, il retrouva la trace de Mime. Il entama des démarches et le bébé de vingt-trois mois à ce moment-là fut adopté par cet homme, cet assassin, ce meurtrier et son épouse qui ignorait tout. Lorsqu'il l'avait pensé assez âgé pour comprendre, il lui avoua ce qu'il avait fait. Il lui avait tout raconté après le décès de sa femme qui avait toujours refusé de tout dire à Mime estimant qu'il avait déjà bien assez souffert de s'être retrouvé chez des inconnus.
Bien qu'il soit dur dans son éducation, il l'aimait profondément. Par contre, il n'avait jamais pu lui donner une raison valable au fait de l'avoir adopté. La culpabilité était la plus évidente, mais il avait nié quand son fils l'avait suggéré pour ne pas paraitre faible devant lui. Mime l'avait haï. Autant qu'il l'avait aimé. Il avait senti monter en lui une fureur si brulante qu'il avait eu toutes les peines du monde à se retenir de le frapper de toutes ses forces jusqu'à le tuer comme il avait tué ses vrais parents. Il n'avait que quatorze ans alors. Il avait caché cette haine jusqu'à ce que son père fasse un infarctus un samedi après-midi et que Mime regarde Volker mourir en se tenant la poitrine avant d'appeler les secours. Il avait dit aux pompiers qu'il était dans sa chambre avec son casque sur les oreilles et qu'il ne l'avait pas entendu tomber ni agoniser. Il avait menti avec un tel aplomb que personne ne mit ses paroles en doute. Le destin lui avait offert sa vengeance. Et un bel héritage. Il resta quelques mois dans une famille d'accueil jusqu'à sa majorité, passa son bac et commença un BTS en informatique, mais il n'alla pas jusqu'au bout. Il vendit la maison de ses parents adoptifs et s'acheta un appartement avec une place de parking dans le quartier de Sainte-Marguerite. Il trouva un emploi de croupier dans ce tripot du réseau Asgard en s'essayant au cashgame dans la salle de Bud. Les deux hommes avaient eu un bon contact et après un mois d'essai, Mime avait été embauché. Il n'avait pas vraiment besoin de travailler, mais il aimait le poker et la paye était très correcte.
Et voilà que la vie qui semblait lui sourire lui mentait à nouveau. Elle lui avait fait croiser le chemin d'un homme qui lui cachait un pan de son existence. Ils avaient le même employeur. Ce n'était pas anodin, surtout dans ce milieu clandestin. Il ne lui faisait pas assez confiance pour lui dire qui était son patron. Et Mime ne l'avait pas supporté. Les mensonges concernaient des évènements importants de sa vie et le tout premier, son père adoptif, l'avait rendu intolérant à toute dissimulation. Il ne souhaitait pas grand-chose, juste que les gens soient francs avec lui. Mais c'était trop en demander apparemment. Et le dernier menteur en date n'était autre que son amant. Pourra-t-il un jour faire confiance à quelqu'un ? C'était particulièrement usant pour l'esprit. Le stress, l'anxiété, l'angoisse de ne jamais trouver des personnes à qui se fier, pouvait être vecteurs de troubles du sommeil, de douleurs physiques et d'impulsivité entre autres risques, et dont il souffrait déjà. Il se déchargeait de toute cette négativité en pinçant les cordes de sa harpe. Son père avait voulu, pour une obscure raison, qu'il apprenne la musique et contre toute attente, il adora ça. Il avait choisi cet instrument parce qu'il aimait le son qui lui faisait penser, comme à beaucoup de monde, au son d'un ruisseau paisible. Il avait une lyre aussi, c'était plus facile à transporter. À quatorze heures tapantes, il entendit toquer faiblement à la porte et il ouvrit. Siegfried se tenait là, l'air gêné. Il lui fit signe d'entrer et referma derrière lui.
— Tu veux qu'on aille ailleurs ? proposa le garde du corps en s'asseyant sur le rebord de la baignoire.
— Chez toi ou chez moi ? rétorqua Mime d'une voix sarcastique appuyé d'une épaule contre le mur.
— Je suis désolé…
— Continue…
— J'pouvais pas te dire pour qui j'travaillais… maintenant que tu l'sais, tu peux comprendre pourquoi…
— Non… non j'comprends pas… depuis le temps t'aurais pu… non t'aurais dû me faire confiance… tu crois que j'l'aurais crié sur les toits ? T'as pas un peu oublié que mon job est illégal ? le railla-t-il.
— Je suis désolé…
— Tu t'répètes…, fit Mime, acerbe. Ça change quoi ?
— Pas grand-chose, je suppose…
— Exactement… alors si tu veux bien… j'ai mieux à faire…
— Je tiens beaucoup à toi, murmura Siegfried dans une tentative de radoucir la colère du croupier. Bien plus que j'le croyais…
— T'as une drôle de manière de le montrer… Fallait y penser avant… tu sais tout de moi… j't'ai raconté ma vie, tu sais que j'déteste le mensonge plus que tout… T'as eu plein d'occasions de tout m'dire, mais t'as rien fait…
— C'était pas facile pour moi… J'étais tiraillé entre toi et les Polaris, essaya de se justifier Siegfried.
— Fallait choisir… pas laisser la situation pourrir en espérant qu'elle va s'arranger comme par magie… T'as voulu qu'on discute ? C'est fait. Ne viens plus ici, va dans une autre salle…
— Et tu feras quoi si j'viens, hein ? le provoqua son ex amant.
— J'ai déjà dit à Bud de plus t'laisse entrer… Et si t'insiste, Cyclope se fera une joie de t'virer à coups d'pieds au cul !
— Pourquoi t'étais à l'enterrement ?
— C'était mon patron… J'ai jamais eu d'problème avec lui… c'était la moindre des choses…
— Mime, attend ! fit Siegfried en lui prenant le bras alors qu'il allait sortir.
— Vire ta main ! cracha-t-il en se dégageant d'un mouvement brusque.
Il sortit de la salle de bain en laissant Siegfried seul. Le garde du corps était effondré. La haine et le dégout qu'il avait lu dans les yeux du croupier l'avaient choqué. Jamais il n'aurait pensé voir ça chez Mime. Lui qui était gentil et tendre, c'était surprenant. C'était la première fois qu'il éprouvait des sentiments aussi forts pour quelqu'un. Lorsqu'il en avait pris conscience, il avait été effrayé. C'était une des raisons pour laquelle il avait avancé un pas après l'autre, pour ne pas faire d'erreur, pour que ça marche entre eux. Mais il avait déjà commis une faute irréparable. Il savait ce dont Mime avait le plus horreur, mais ça lui avait paru naturel de ne rien lui dire comme si occulter certains détails pouvait les faire disparaitre. Et jusqu'à présent, tout s'était bien passé. Pour lui, cette histoire ne semblait pas si énorme, mais pour Mime ce n'était pas tant sa teneur que le mensonge en lui-même. Peu importait qu'il lui eût caché qu'il était un prince d'une autre planète ou le chauffeur des Polaris. Il avait menti. Mais ne dit-on pas que la vérité finit toujours par éclater ? Tôt ou tard ? Il venait de perdre une personne formidable. Il avait espéré qu'ils restent en bons termes, mais pour Mime, c'était hors de question. Il le connaissait bien et il savait que lorsqu'il faisait une croix sur quelque chose ou quelqu'un, il ne revenait pas sur sa décision. On dit qu'il n'y a que les imbéciles ne changent pas d'avis et Mime lui aurait répondu qu'alors, il sera un imbécile.
— Hey ! l'interpella Bud alors qu'il passait devant lui pour sortir. Je sais qu'il t'a dit de plus venir ici, alors viens plus…
— T'inquiète… j'veux pas d'problème…
— Je sais c'qu'y avait entre vous… tu l'as blessé et profondément déçu… il aura beaucoup d'mal à s'en remettre…
— Pourtant tu savais pour qui j'travaillais et tu lui as rien dit…
— Me mets pas ça sur le dos…, gronda Bud en le fusillant du regard. C'était ta responsabilité… Mime est un gars génial… t'as perdu gros sur c'coup-là…
— Je sais…
Siegfried quitta le tripot et gagna sa voiture. Assis derrière le volant, il fixait le parebrise sans le voir. Il s'en voulait d'avoir fait du mal à Mime. Il savait qu'il avait beaucoup souffert et voilà qu'il venait d'en rajouter une couche. Il n'avait pas voulu ça, mais ce mensonge par omission l'avait rattrapé. Il avait blessé quelqu'un d'adorable qui ne demandait rien d'autre que de l'honnêteté et de la tendresse. Volker n'était pas démonstratif et il n'avait jamais eu de gestes affectueux envers son fils. Mime en avait été très éprouvé. La gentillesse de Siegfried lui avait fait entrevoir que la vie pouvait être belle. Mais sitôt aperçue, sitôt disparue. Le garde du corps venait de comprendre que ses sentiments étaient bien plus profonds qu'il ne le croyait. Il aurait dû s'en douter, pourtant. On ne reste pas en couple avec quelqu'un plusieurs années sans ressentir quelque chose de fort. Il se traita de crétin. Quoiqu'il veuille faire, Mime n'acceptera jamais de lui donner une autre chance. Il n'avait plus qu'à se faire une raison. Hilda ne sera pas très contente, mais le fautif c'était lui. Pas Mime. Il allait devoir poursuivre son travail sans que cette rupture ne l'affecte. Tout comme le croupier. Ils allaient devoir faire la part des choses et rester compétents dans leur activité. Il finit par démarrer et rentra à la villa des Polaris. Il y avait encore beaucoup à faire.
Hilda devait rencontrer Bud, le responsable de salles le plus à même de la seconder pour diriger Asgard, mais elle se sentait fatiguée. Elle avait certainement attrapé un rhume sous cet orage au cimetière et préféra le contacter en visio.
— Salut, Bud…
— Bonjour Hilda… Tu tiens le coup ?
— Va bien falloir… Tu sais que tu es l'seul à m'appeler par mon prénom et à me tutoyer ?
— Ça t'embête ?
— Pas du tout…, sourit-elle.
— Siegfried vient de partir…
— Je sais… il a vu Mime ?
— Ouais… Tu savais pour eux ?
— Oui et je croyais que ça se passait bien…
— Si tu connaissais l'histoire de Mime, tu comprendrais pourquoi il a été si radical…
— Siegfried me racontera… Si j'en juge par ta tête, ils ont rompu…
— Ouais… De quoi tu voulais m'parler ?
— J'vais avoir besoin de tes conseils pour gérer Asgard… et l'agrandir…
— Barbentane, ça donne quoi ?
— Ça roule… On est à l'équilibre et bientôt on fera des bénéfices…
— Ça a été rapide…
— Y avait pas mal de demande… Les responsables de salle refusent même du monde… faudra peut-être qu'on en ouvre d'autres…
— Moi j'suis partant, sourit-il. Alors, tu veux quoi ?
— J'voudrais qu'on s'étende dans le Var… C'est pas très loin et très touristique…
— OK… Tu veux que j'fasse quoi ?
— T'as des contacts là-bas ? Dans le milieu du jeu clandestin ?
— Un ou deux… Y a déjà des tripots… faudrait pas qu'on empiète sur le territoire de quelqu'un… ça serait mal vu…
— Mmh… Je vois… on peut peut-être s'installer dans de petites villes où y a personne… essaie de t'rencarder sur l'étendue des réseaux et leur capacité à se gérer… j'pourrais peut-être négocier…
— C'est vrai qu'les villes dans l'arrière-pays sont moins touristiques que celles du bord de mer, mais ça veut pas dire qu'y a personne…
— J'pourrai peut-être leur proposer de financer une partie de leur extension… ça ferait d'moi leur associée… La réputation d'Asgard n'est plus à faire…
— L'idée est bonne… mais faut être ultra prudent...
— J'te fais confiance… Renseigne-toi et tu me tiens au courant…
— Ça marche… Au fait, tu t'rappelles de mon frère, Syd ?
— Euh… oui… tu m'en avais parler…
— Il va arriver… Il va faire le Ten…
— Pour de bon ? Ça fait longtemps qu'vous vous êtes pas vus, non ?
— On est souvent en visio, mais sinon ça va faire presque deux ans…
— Les pros ça voyagent, sourit Hilda tout en se demandant ce que ça lui ferait de ne pas voir sa sœur tous les jours… Présente-le moi quand il sera là…
— Ah… Euh… OK, avec plaisir…
— Appelle-moi quand t'as du nouveau pour le Var…
Hilda voyait grand, mais ce n'était pas sans risque. D'autres réseaux comme Asgard devaient être actifs dans les départements voisins. Et si les Polaris s'étaient imposés dans les Bouches-du-Rhône pour le jeu clandestin, s'implanter dans le Var pouvait s'avérer délicat. Une ou plusieurs organisations similaires existaient certainement et elles n'allaient pas se faire déposséder de parts de marché sans réagir. Il faudrait probablement en passer par la négociation et c'est là qu'Hilda se félicitait d'être une joueuse de poker. En attendant d'avoir des nouvelles de Bud, elle devait voir le notaire avec Freya et s'occuper de Riise. Et avec lui, elle avait trouvé comment elle allait s'y prendre…
Jeudi 15 mars 2029, restaurant la Table du Sultan, Les Pennes-Mirabeau, près de chez Shion…
Shion n'était allé qu'une fois dans ce restaurant, mais il en avait gardé une excellente impression. Et le faire découvrir à Dohko était une idée qui lui était venue tout naturellement. Il avait réservé et attendait dans sa voiture que son ami arrive. Il repensait à leur conversation dans son bureau ainsi qu'à leur nuit. Il n'arrêtait pas de se les repasser en boucle. Ils n'avaient pas beaucoup de souvenirs ensemble et le directeur du Casino de Carry les chérissait comme la prunelle de ses yeux. Il avait beau essayer de ne pas le faire, de s'éloigner d'eux, rien à faire. Il les mettait dehors par la porte, ils revenaient par la fenêtre. Mais il ne devait pas s'en étonner, juste accepter qu'il était accro à la "Dohkoïne". Dépendant au dernier degré. Il aimait avoir une explication pour presque tout, un peu comme tout le monde, mais là il n'en avait pas. Il ne comprenait pas pourquoi cet homme le tentait à ce point et squattait son esprit avec insistance. Ou plutôt, il ne voulait pas regarder la vérité en face. Accepter qu'il puisse être tout bêtement amoureux n'était pas encore une option envisageable pour lui. L'attirance physique était pour l'instant la seule raison qu'il était prêt à admettre ainsi que le plaisir de sa compagnie. Ses sentiments profonds étaient toujours bridés, mais ils allaient bientôt exiger de vivre intensément au grand jour si les deux hommes continuaient à se fréquenter. Et Shion voulait voir Dohko. Aussi souvent que possible. La dernière fois c'était au Dragon d'Asie et ça remontait à presque trois semaines. Ça commençait à faire long et il était en manque. L'arrivée de l'Audi le sortit de ses pensées en même temps que son ventre se tordit de désir en apercevant Dohko vêtu d'un simple pantalon en toile vert foncé, d'une chemise blanche, de bottines et d'un blouson en cuir. Il eut un accro dans sa respiration et se fit violence pour descendre de sa voiture.
— Salut ! fit Dohko.
— Tu vas bien ? répondit Shion en attrapant la main tendue dont le contact les fit frissonner tous les deux.
— Ouais... Et toi ?
— J'avais hâte d'avoir ce jour de repos et… de diner avec toi…
— Moi aussi… On y va ?
Après avoir donné son nom à l'accueil, ils furent conduits à une table pour deux personnes. La décoration du restaurant était plus moderne qu'orientale, mais il n'était pas besoin du visuel sauf pour la présentation des mets dans les assiettes qui ravissaient les papilles. Sur le site Internet, les plats sur les photos étaient très beaux et ouvraient l'appétit, ce qui était le but. Shion se souvenait d'avoir très bien mangé et il était content de faire découvrir la cuisine libanaise à son ami.
— Vous prendrez un apéritif ? s'enquit aimablement la serveuse.
— Un jus d'ananas, commanda Dohko.
— Même chose…
— Je vous apporte ça de suite, et voici la carte…
— T'es déjà venu ? demanda Dohko.
— Une fois avec mon pote, le privé… Y m'avait invité pour mon anniversaire y a deux ans…
— Et l'an dernier, t'as fait quoi ?
— Rien… J'ai plus d'famille et vous êtes mes deux seuls amis…
— C'est quand ? voulut savoir Dohko en parcourant le menu tout en notant le voile de tristesse qui venait d'assombrir le visage de Shion sans qu'il ne s'en aperçoive et duquel il avait du mal à détacher ses yeux.
— Trente mars et le tien ?
— Vingt octobre…, répondit le thérapeute en prenant son téléphone.
— Une urgence ?
— Non, j'regardais quand ça tombait pour toi… un vendredi… tu bloques ton week-end ?
— Pourquoi ?
— On sort s'amuser samedi et on se repose dimanche… T'en penses quoi ? Dis à ton pote de venir…
— T'es sérieux ?
— Évidemment, pourquoi ? J'peux aussi demander à des amis de venir… T'es l'directeur d'un Casino où y jouent, y seront contents…
— Te prends pas la tête…
— J'me prends pas la tête… bloque ton dimanche… ou au moins ta matinée jusqu'à… on va dire quatorze ou quinze heures ? Que t'aies le temps de dormir et d'récupérer avant d'aller bosser…
— C'est pas la peine…
— Et si je dis… Kanon Gemini ? fit Dohko d'un air malicieux.
— Pardon ? sursauta Shion que ne s'attendait pas du tout à ça.
— Vous avez fait votre choix ? s'enquit délicatement la serveuse.
— Oui…
La jeune femme prit la commande avec un très beau sourire et s'éloigna. Shion regardait Dohko qui était en train d'écrire un SMS à tous ses amis. Il en envoya un à Gabriel qui était le seul à avoir le numéro de Kanon en lui disant d'inviter son frère et Mû. Il avait envie de faire plaisir à cet homme qui ne quittait pas ses pensées et dont le comportement trahissait son désir.
— Tu crois vraiment qu'il acceptera ? demanda Shion, dubitatif. Après tout, y m'connais pas…
— Y nous connaissait pas non plus et on a été à sa crémaillère… C'est super bon ce truc ! s'exclama Dohko en enfournant une bouchée de son Köpoğlu (7).
Le restaurant s'était bien rempli. Les conversations se faisaient plus présentes, mais ça ne gênait pas l'intimité des clients. Ils se régalaient des plats et avaient gouté ceux de l'autre en se donnant la becquée, riant un peu, se regardant beaucoup. Ils passaient un excellent moment et il arrivait à sa fin. Ni l'un ni l'autre n'avait réfléchi à l'after. Shion hésitait entre s'en tenir là ou l'inviter chez lui boire un dernier verre ou un café et Dohko avait la même idée. Sauf qu'il aurait fallu retourner sur Marseille alors que le domicile de Shion était plus proche.
— Alors ? D'accord pour le trente et un ? Ils m'ont tous dit oui…, l'informa Dohko.
— Gemini aussi ? Demanda innocemment Shion en évitant le regard de son ami.
— Y a qu'lui qui t'intéresse ? le taquina le thérapeute, amusé par son attitude.
— Non ! Pas du tout !
— Je plaisante… Il sera là avec son jumeau et Mû, le frère de Yuzuriha…
— Elle m'a déjà parlé de lui… Il est prof d'anglais, je crois…, déclara Shion dans l'idée de reprendre un peu le contrôle de ses émotions.
— Essaie de libérer aussi Isaak... Y sera content de pouvoir sortir avec sa copine... Alors ? C'est OK ?
— D'accord…, capitula Shion. Je ferai les plannings pour me libérer… mes collaborateurs comprendront… C'est très gentil…, finit-il par avouer, bien plus touché qu'il ne voulait bien l'admettre.
— Oh ça c'est excellent ! Gemini propose de passer l'après-midi chez lui pour jouer et après on file tous au Rainbow à Aix…
— J'vais payer, j'reviens…
— Non, attends… C'est moi qui t'ai invité ! insista Dohko.
Shion le suivit et se dirigea vers la porte. Il ne savait toujours pas quoi faire par la suite, mais il penchait de plus en plus pour l'inviter. Il sortit et l'attendit devant sa voiture. Il s'appuya sur le capot et l'observa venir vers lui. Sa décision fut prise dans l'instant.
— On va boire un verre ? Un digestif…
— Chez toi ? murmura Dohko en le regardant en coin.
— Ou dans un bar… comme tu veux…
— Non… Chez toi c'est… c'est bien… comme ça je saurai où t'habites…, accepta Dohko qui aurait pu hurler de joie, mais lui aussi devait se calmer.
— Tu m'suis ?
Shion prit la direction du quartier des Barnouins, de l'autre côté d'un lotissement de villas. Depuis plusieurs années, la municipalité avait fait le choix des économies d'énergie en éteignant les lampadaires à partir de minuit. Une décision qui ne plaisait à personne. Ils n'avaient pas fait attention qu'ils étaient restés si longtemps au restaurant. Ils avaient parlé de beaucoup de choses et n'avaient pas vu le temps passer. Shion alluma les phares de sa Golf sur la route étroite et sinueuse. Ils arrivèrent devant un portail automatique qui s'ouvrit et se garèrent à l'intérieur.
— Toi aussi t'as une veille bagnole à c'que je vois ? observa Dohko en suivant Shion vers la maison.
— Quand l'électrique sera vraiment au point et qu'elles coûteront moins cher, je verrai…
— Pareil que moi… mais les voitures à essence vont devenir de plus en plus rares…
— J'crois pas que ce sera de notre vivant… Cognac ?
— Ouais…
Tout en parlant, ils avaient pénétré dans la demeure. Une jolie villa typiquement provençale blottie dans une pinède. Elle devait avoir une bonne cinquantaine d'années et avait miraculeusement échappé, ainsi que quelques autres, aux incendies qui avaient ravagé l'Arbois (8) à plusieurs reprises. Le rez-de-chaussée était vaste. C'était un grand salon avec une cuisine ouverte avec un ilot. Il suivit Shion qui lui servit le cognac sur le bar.
— Très jolie baraque…
— Trop grande pour moi, mais j'l'adore… Y a une dizaine d'années, elle était à vendre, j'l'ai acheté… Y a une salle de bain ici et au premier, mon bureau en bas et trois chambres en haut… Et je fais mon cardio dans la véranda…, sourit-il à son invité.
— Vélo ? Rameur ?
— Rameur et aïkido…
— Ah ? Moi je pratique le karaté et le tai-chi…
— Tai-chi ? C'est génial ça… y a pas de club dans le coin…
— Y en a un pas loin de chez moi, j'essaie d'y aller au moins deux fois par semaine et au dojo aussi…
— Tu pratiques depuis longtemps ?
— Plus de vingt-cinq ans pour le karaté et toi ?
— L'aïkido depuis… ouais plus de vingt ans, mais j'ai jamais voulu faire de compétition…
— Moi non plus, c'est juste histoire de bouger… d'améliorer l'assurance et la concentration…
— Pareil… Je te fais visiter ?
Le style était résolument moderne. Un salon en tissu sur un cadre de métal, des meubles en bois clair et toute une décoration genre Tibétaine ou Népalaise avec des tableaux qui représentaient des mandalas et des bibelots du même genre.
— J'ai passé quinze jours au Tibet, expliqua-t-il après que Dohko lui ait posé la question. C'était un voyage organisé en 2019… C'est un pays magnifique…
— Pourquoi là-bas ? fit le thérapeute trop conscient des signaux que lui envoyait son ami sans le vouloir.
— Pourquoi pas ? Les destinations sous les cocotiers c'est trop commun… Je préfère les endroits moins touristiques… J'ai aussi été en Égypte et en Mongolie…
— C'est comment la Mongolie ?
— Moderne et ancien… Très présente dans le XXIe siècle sans oublier sa culture et son passé avec encore des tribus nomades… et des paysages à couper le souffle ! Et toi ? Des voyages ?
— La Chine un peu avant que j'ouvre mon cabinet, la Grèce et la Nouvelle-Zélande… J'ai vu le site où a été construit le village des Hobbits du Seigneur des Anneaux… ça faisait partie des visites…
— La Conté ! fit Shion les yeux rêveurs. Qui ne connait pas cette trilogie… Ça doit être superbe ! Tu reveux un cognac ?
— Euh… un café plutôt…
Les deux hommes étaient allés s'asseoir sur le canapé. Il ne faisait aucun doute qu'ils allaient encore beaucoup bavarder. C'était ce qu'il fallait faire pour se connaitre. Et comme à chaque fois qu'ils s'étaient vus, cette communication muette se mettait à fonctionner. Ils parlaient sur un sujet avec des mots, mais discutaient de tout autre chose avec leurs yeux et leurs corps. Ils avaient une telle soif de l'autre qu'ils ne pourraient plus le refréner longtemps. La tension du désir leur tordait férocement le ventre, leurs cœurs battaient fort. Ce qu'ils s'infligeaient était une véritable de torture pour les sens. Tant qu'ils étaient en public au restaurant, c'était gérable, mais là, dans le cocon protecteur de la maison, seuls, c'était un supplice. Le moindre geste, le moindre regard, chaque mot, chaque intonation de voix étaient autant de signes de ce désir qui les laminait sans pitié. Alors pourquoi ne se jetaient-ils pas l'un sur l'autre ? Pourquoi ne cédaient-ils pas à ce démon primitif qui se déchainait dans leurs entrailles ? Tous les deux étaient parfaitement lucides de ce trouble délicieux qui régnait entre eux et qui n'avait de cesse d'aller crescendo, mais ils ne faisaient rien pour le calmer.
Pour la simple raison que, d'un accord tacite, ils souhaitaient éviter pas que se reproduise ce qui s'était passé seize ans plus tôt. Ils n'apaisaient rien, mais n'entreprenaient rien non plus. Ils avaient assouvi leur envie et ils s'étaient perdus. Qui sait s'ils n'allaient pas commettre la même erreur ? Pour ça, ils se comprenaient parfaitement. Ils voulaient que leur histoire marche et donc, il fallait mettre toutes les chances de leurs côtés. Ils ne devaient pas se soumettre à cette attirance quasi irrépressible. Ils devaient la contrôler, la brider encore un peu. Mais combien de temps tiendraient-ils ? Combien de temps résisteraient-ils à ce qu'ils avaient devant les yeux et qui ne demandait qu'à être assailli ? Bousculé ? Culbuté ? L'autre. Celui qui était assis en face, celui qui semblait offrir la frénésie d'un corps à corps ardent par son attitude involontaire, celui dont le moindre regard brulait, celui dont chaque geste était un soupir plein de passion, celle qui les avait emportés et broyés sans aucune pitié cette fameuse nuit. Dans la profondeur des yeux de l'autre, ils avaient l'impression de voir leurs cœurs sourire, amusés par ce qu'ils entrevoyaient dans un très proche avenir alors que leurs esprits ne l'avaient pas encore réalisé.
Chaque pièce visitée était ornementée dans le même style tibétain. C'était chaleureux et incitait à la paix intérieure. Dohko lui demanda s'il avait fait appel à un décorateur pour avoir réussi à si bien harmoniser sa maison, mais ce n'était pas le cas. Shion avait tout simplement suivi son idée tout en regardant les photos de son voyage. Ils ne s'attardèrent pas longtemps dans les chambres. Si jolies soient-elles, c'était beaucoup trop tentant. Ils parlèrent une bonne partie de la nuit. Dohko avait annulé ses rendez-vous de la matinée. Il n'y avait pas d'urgence et ses patients pouvaient attendre jusqu'à leur prochaine entrevue. Ce n'est que vers quatre heures qu'ils réalisèrent qu'il était très tard. Ou très tôt. Dohko se leva pour récupérer son blouson. Il était temps qu'ils se séparent. Ils étaient bien conscients de tout ce qui se passait entre eux et des difficultés qu'ils avaient à se retenir. Jusqu'à quand ? Voyaient-ils ça comme un jeu ? Qui rendrait les armes le premier et se laisserait aller à la tentation ?
Shion raccompagna son invité à l'entrée. En passant devant lui, Dohko s'arrêta. Il leva le regard vers lui et comprit au même moment qu'il n'aurait jamais dû faire ça. Il se détourna pour ne pas voir le reflet de son désir dans les yeux de Shion. Il s'appuya d'une main contre le chambranle de la porte, et respira profondément.
— Tu veux rester ?
Les mots qui n'auraient pas dû être prononcés. Toute la soirée, le langage corporel de Shion lui avait posé cette question. Il l'avait incité à lâcher prise, à écouter son instinct, à libérer le démon furieux qui lui dévorait les sens.
— Tu veux qu'je reste ?
— Tu le sais très bien…
— J'en ai très envie… Mais j'veux pas m'réveiller demain dans un lit vide…, répondit-il espérant par-là calmer les choses en renvoyant son ami à cette erreur qu'il avait admis avoir commise.
— j'suis chez moi… J'vais pas m'en aller…
— C'est juste…
Dohko plongea dans les yeux de Shion. Il y découvrit un tel désir qu'il lui fut presque impossible de dire non à l'appel qu'il ressentit. Le baiser qu'ils échangèrent était voluptueux, mais ils s'embrassèrent tendrement. La passion débordait de leur étreinte, une délicieuse brulure qui pouvait embraser leur corps à tout instant. Ils jouaient avec les lèvres et la langue de l'autre faisant grimper toujours plus la chaleur qui s'emparait de leur chair et qui renvoyait leur raison aux tréfonds de leur esprit. Leur peau n'avait rien oublié de l'autre. Cette saveur, cette façon d'embrasser, de respirer, de soupirer. Ils tremblaient, frissonnaient, gémissaient tout doucement.
— Attends… Je…, commença Shion. Il est tard… j'veux… j'veux qu'on ait… du temps… plus de temps…
— Des heures et des heures…, chuchota le thérapeute en collant leurs fronts.
— C'est ça…
— D'accord… vaut mieux parce que j'en ai pas fini avec toi…
— J'en aurai jamais fini avec toi…, rétorqua Shion dans un soupir presque lascif.
Dohko s'écarta et observa son ami. Voilà bien une phrase qui méritait une petite explication au risque d'être mal interprétée. Mais il n'eut pas le temps. Shion s'éloigna de lui d'un pas. Il attrapa ses clés de voiture dans la poche de son blouson. Ils échangèrent un dernier regard et le thérapeute s'en alla. Shion referma derrière lui et s'appuya contre la porte. Il prit une profonde inspiration et expira longuement en rejetant la tête en arrière. Il passa une main sur son aine où il sentait la tension induite par son désir. À peine cet homme posait-il les yeux sur lui c'était comme s'il était nu, à sa merci, près à assouvir la moindre de ses envies. Et ça l'excitait terriblement. Il monta ce coucher, mais avant de se laisser aller au sommeil, il fut obligé de se satisfaire parce qu'il n'arrivait pas à se calmer. Ce n'est qu'alors qu'il sombra dans les bras de Morphée.
Dohko s'arrêta plus loin sur le bas-côté de la route non sans avoir allumé ses feux de détresse pour le cas où une voiture passerait. Il serra le volant si fort que ses articulations blanchirent. Il se demandait comment il avait réussi à résister à Shion. Ça tenait du miracle. Il savait sans le moindre doute qu'à leur prochaine rencontre, il n'y parviendrait pas. Il avait atteint sa limite. Il commençait à prendre conscience de la nature de ses sentiments, même s'il ne les acceptait pas encore complètement. Il allait devoir se faire une raison et les reconnaitre pour ce qu'ils étaient. Fous, profonds et toujours aussi puissants que la toute première fois qu'ils s'étaient vus. S'ils devaient finir ensemble, pourquoi avaient-ils été séparés toutes ces années ? Pourquoi la vie, le destin ou n'importe quoi d'autre les avaient tenus à distance l'un de l'autre si longtemps ? Était-ce pour éprouver la force et la sincérité de leurs sentiments ? Pourquoi ? Bonne question. À laquelle il n'aura jamais de réponse à moins qu'on lui prouve par A plus B que s'ils étaient restés en couple depuis ces seize dernières années, cela aurait provoqué un nouveau Big Bang. Pas du tout crédible donc pas d'explication.
Tant pis. Autant profiter de ce qui allait se produire. Il n'avait aucun doute, il l'avait dit à Marine. Ça marchera entre eux, il ne pouvait en être autrement. Jamais. Ils étaient les deux faces d'une même pièce qui avait été coupée par la tranche et qui venaient de se retrouver. Si leurs sentiments avaient survécu si longtemps, ce n'était certainement pas pour rien. Ce serait complètement idiot, non ?
À suivre…
(1) Véridique. J'avais une Peugeot 405 et je me suis retrouvée dans le Panier parce que j'avais tourné à droite au lieu d'aller à gauche à une époque où je ne connaissais pas encore bien le quartier. Parfois, pour prendre une rue, il fallait que je m'y reprenne en faisait une marche arrière pour mieux me présenter et pouvoir passer. J'ai fini par m'en sortir mais non sans avoir éraflé mes parechocs à plusieurs reprises. Et en plus, c'est un vrai labyrinthe.
(2) Le premier est un joueur d'exception, vous trouverez des infos sur Wikipédia. Il est décédé en 2023 à l'âge de 90 ans et il n'a jamais arrêté de jouer. Le second est un des joueurs les plus titrés au monde. Il a gagné 17 bracelets WSOP et ses gains sont estimés à 20 millions de dollars en 2023. Dans mon histoire, les gains de Kanon sont d'environ 8 millions parce qu'il joue depuis moins longtemps qu'Hellmut. ^^
(3) Ford Kuga bleu électrique de Kanon haut de gamme. Il peut se le permettre.
(4) Être en rush = signifie que le joueur est dans une bonne passe, qu'il gagne. Mais attention, ça ne dure qu'un temps. Il peut ensuite ne plus entrer dans un coup pendant longtemps parce que les cartes ne lui sont plus favorables. C'est pour ça qu'il faut savoir rentabiliser cet instant privilégié et ne pas pousser la chance trop loin. Elle peut ne pas revenir pendant un long moment.
(5) Omaha = une variante du poker
(6) J'ai inventé une épouse au père adoptif de Mime de Benetnash, car ça me paraissait plus réaliste pour une adoption. Les services sociaux n'auraient probablement pas confié un bébé à un homme célibataire, si riche soit-il.
(7) Köpoğlu = Pomme de terre, aubergine, poivron, carotte, ail, yaourt, sauce tomate.
(8) Le plateau de l'Arbois est une zone classée verte pour la grande variété de sa faune protégée. Malheureusement, les incendies répétés ont détruit, entre autres, une partie de l'habitat de ces animaux et de la pinède à une cinquantaine de mètres derrière la maison de mes parents et a laissé place à de la garrigue typiquement méditerranéenne. C'était la forêt de mon enfance, celle où j'ai grimpé aux arbres, fait des cabanes et cueilli des fleurs pour ma Maman. Aujourd'hui, cette forêt n'existe plus.
Au Poker les quatre couleurs sont PIQUE, CARREAU, TRÈFLE et CŒUR et non pas rouge et noir. ^^ En anglais, puisque c'est la langue du poker c'est, dans le même ordre : SPADES, DIAMONDS, CLUBS, HEARTS.
Hiérarchie des mains
— Une CARTE HAUTE = si aucun joueur n'arrive à former ne serait-ce qu'une paire, celui qui à la carte la plus élevée remporte le pot. S'il y a une égalité, le pot est partagé.
— Une PAIRE = deux cartes de même valeur. Par exemple 2 DAMES.
— Un BRELAN = trois cartes de même valeur. Par exemple 3 HUIT
— Une QUINTE = 5 cartes qui se suivent de couleurs différentes. Par exemple 5D – 6C – 7H – 8D – 9 S toutes couleurs confondues.
— Une COULEUR = 5 cartes qui ne se suivent pas, mais de la même couleur. Par exemple 7 – VALET – 10 – 2 – DAME toutes à CŒUR. La couleur avec la hauteur la plus élevée remporte le pot.
— Un FULLHOUSE ou FULL en abrégé = Un BRELAN associé à une PAIRE. Par exemple un FULL aux HUIT par les VALET c'est un brelan de HUIT et une paire de VALETS. Il faut associer les cartes servies au joueur avec celles découvertes sur le tapis.
— Un CARRE = 4 cartes de la même valeur. Par exemple le plus beau 4 AS. Mais 4 DEUX peuvent aussi très bien faire l'affaire et gagner le pot.
— Une QUINTE FLUSH ou QUINTE à la COULEUR = 5 cartes qui se suivent de la même couleur. Par exemple 7 – 8 – 9 – 10 – VALET à CARREAU
— Une QUINTE FLUSH ROYALE = 5 cartes qui se suivent de la même couleur hauteur AS. Par exemple 10 – VALET – DAME – ROI – AS à PIQUE. Elle est appelée royale parce qu'elle est hauteur AS. C'est LA combinaison imbattable au poker. Statistiquement, il existe 1 chance sur 30 000 de l'obtenir, mais qui sait… La chance peut avoir envie de vous faire un magnifique sourire.
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