En hommage aux Canadiens débarqués à Juno Beach, et aux Canadiens français qui se trouvaient parmi eux dès le 6 juin 1944.
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* 6 juin au matin – Côté mer *
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Les brumes de l'aube commençaient tout juste à s'estomper, et l'on pouvait enfin commencer à distinguer au loin le rivage du Cotentin. Fidèle à ses habitudes quotidiennes de paroissien assidu, le soldat canadien René Lévesque avait déjà pris note mentalement que ce mardi 6 juin 1944 était le jour de la Saint Norbert.
La petite barge de débarquement d'assaut – ou LCA * – où René avait pris place avec ses camarades descendait lentement vers la mer, manœuvrée à la poulie le long du bossoir du navire de transport de troupes sur lequel ils venaient de traverser la Manche durant la nuit, jusqu'à parvenir à environ 10 miles en vue des côtes normandes. À bord du gros transport militaire de catégorie LSI *, les ordres de manœuvres et leurs confirmations verbales étaient clamés en anglais, parfois chargés d'un fort accent écossais ou terre-neuvien. À bord des chalands que l'on mettait à l'eau, en revanche, c'est en français que l'on échangeait – en français d'Amérique, tel qu'on le parlait sur le cours du Saint-Laurent. Ces hommes, qui allaient être parmi les tous premiers à débarquer ce jour-là en France occupée, appartenaient en effet au Régiment de la Chaudière, l'une des très rares unités francophones de toute l'armée canadienne.
L'un des soldats apostropha ainsi les marins à la manœuvre, tandis qu'il s'agrippait au rebord du chaland qui descendait avec un peu trop de rudesse à son goût:
-–- Cibouère! Va-t-en pas nous verser à la mer, Johnny!
-–- Ouains! renchérit joyeusement un autre. L'Éloi, l'aime pas l'bain: ça lave!
-–- Oh, just shut up, you damn pea-soupers! grogna l'un des matelots.
D'autres soldats à bord du chaland se mirent à rire, franchement pour certains, nerveusement pour bien d'autres. Beaucoup étaient anxieux à l'idée d'être ainsi jetés dans la bataille, dans les pires conditions imaginables, mais tous avaient hâte d'en finir avec cette traversée infernale. Les hommes avaient été embarqués le 4 juin au soir, ils avaient passé deux nuits à bord de leur transport au milieu d'un temps épouvantable, beaucoup étaient malades et avaient l'estomac rincé pour avoir continuellement vomi, tous étaient détrempés et grelottants. Si on leur avait proposé de débarquer en Enfer, ils auraient certainement apprécié la stabilité et la sécheresse de l'endroit!
Ce n'était tout de même pas en Enfer qu'on allait les envoyer, mais dans un secteur qu'on leur avait désigné sous le nom de Juno, Nan White Beach. D'après ce qu'on leur avait dit, l'ensemble de la 3e Division d'infanterie canadienne, à laquelle appartenaient les gars de la Chaudière, était censé être mis à terre sur Juno en moins d'une demi-journée, de manière à servir de fer de lance au reste des troupes alliées encore à venir. La première vague d'assaut sur Nan White Beach serait composée des hommes du Queen's Own Rifles of Canada, un autre bataillon formant brigade avec les gars du Régiment de la Chaudière. Ceux-ci débarqueraient juste derrière dans la foulée, pour poursuivre l'avancée à l'intérieur des terres. Carpiquet, l'aérodrome de la ville de Caen, était l'objectif qu'on leur avait assigné pour la fin du jour.
La mer était forte, et dès qu'ils commencèrent à prendre de la vitesse en s'éloignant de leurs LSI, les petits chalands de débarquement se mirent rapidement à tanguer violemment d'avant en arrière. Cela ne fit rien pour améliorer l'entrain des hommes à bord, dont beaucoup avaient déjà le cœur au bord des lèvres: s'ils étaient nombreux à souffrir du mal de mer, tous étaient également anxieux quant à ce qui les attendait, pour la première journée de cette grande invasion à laquelle on les préparait depuis maintenant trois ans.
René Lévesque, lui, avait quelques raisons plus personnelles de se sentir nerveux à l'idée, non pas seulement de débarquer, mais dans son cas de revenir dans ce coin de Normandie.
Oh, ce n'était certes pas la première fois que les Lévesque, de très lointains descendants d'immigrants français, revenaient en terre de France les armes à la main: le père et deux des oncles de René avaient déjà servi en tant que volontaires dans le Corps Expéditionnaire Canadien, pendant la Grande Guerre. Tous trois en étaient revenus entiers; mais l'oncle Guy avait respiré du gaz, et avait fini par sombrer doucement dans la folie. Et plus de vingt ans après, il arrivait encore souvent au père Félix Lévesque d'être réveillé en pleine nuit, par des cauchemars dont il avait toujours refusé de parler.
Une expérience aussi traumatisante n'avait pas empêché René Lévesque de se porter volontaire à son tour, lors de la grande guerre suivante. Comme lors du précédent conflit, beaucoup de Canadiens français considéraient que la guerre du Roi d'Angleterre n'était pas la leur; mais ce n'était pas le cas de René, qui faisait partie de ceux qui étaient outrés de voir les sous-marins allemands redevenir le fléau des mers qu'ils avaient déjà été pendant la Grande Guerre. C'est ainsi qu'il s'était retrouvé incorporé dans la compagnie d'armes lourdes du Régiment de la Chaudière, un bataillon de réserve entièrement composé de Canadiens français. Il y avait maintenant presque trois ans qu'il avait rejoint l'Angleterre, et plus longtemps encore qu'il partageait le quotidien des camarades qui se tenaient alors autour de lui sur le pont de cette petite barge remuante: Marcel Lachance, Roch St-Jean, Gavin Archambault, ainsi que le sergent Noël Boisvert, avec lesquels il formait l'équipe de pièce d'un mortier de 3 pouces. Une vaillante petite fraternité, déjà soudée par le temps et l'amitié, et probablement bientôt aussi par les véritables épreuves à venir...
René observa d'un œil amusé le manège de Marcel Lachance: l'ancien magasinier de Chicoutimi se grattait nerveusement la nuque sous son casque, tandis qu'il essayait en vain de trouver un point qui lui permettrait de se repérer sur le trait désespérément plat et morne de ce littoral inconnu. Mais la marée était haute en cette heure très matinale, les plages étaient presque entièrement submergées, et à part quelques hameaux côtiers recouverts de fumée, rien ne parvenait réellement à retenir l'attention. Lachance finit par exprimer son agacement et sa frustration lorsqu'il râla à voix haute:
-–- Ah, calvaire! Jusqu'à la semaine passée, je croyais qu'on devait nous faire débarquer à Calais, ou à Boulogne, dans ces coins-là. Du coup, j'avais r'gardé des cartes, tout ça... Alors que je connais pas pantoute ce nouveau pays d'icitte où ils veulent nous jeter maintenant, la Normandie! Quelqu'un en sait-tu quelque chose?
-–- Ben je sais que c'était le pays au Guillaume le Conquérant et au Richard Cœur de Lion, du temps que j'étais à l'école, soupira Gavin Archambault en haussant ses larges épaules. Mais pour le reste...
-–- ...À Cavelier de La Salle aussi, intervint René Lévesque. Il paraît que nous autres les Canadiens français, on a tous plus ou moins des ancêtres normands, à un moment ou un autre.
-–- Ah, niaise-nous pas, coudonc! s'exclama Lachance. Tous, que tu dis?
-–- Eh ouains! Les Lévesque en tout cas, on en a. Alors sachant ça, ça vous fait quoi, de fouler bientôt la terre de nos ancêtres?
Le sergent Boisvert renifla de mépris en livrant son opinion sur le sujet:
-–- Mes aïeux à moi, ils sont tous enterrés à Rivière-du-Loup, sur autant de générations que j'peux en savoir! C'te maudite terre-là, j'veux rien en connaître...
Lévesque pointa l'index en direction de la petite localité littorale vers laquelle leur LCA était de plus en plus nettement était en train de se diriger, derrière les premières vagues des péniches des Queen's Own et des compagnies d'infanterie de la Chaudière:
-–- La paroisse toute fumante où qu'on va débarquer, droit devant, avec son gros clocher carré, ça s'appelle Bernières-sur-Mer. Je suis déjà venu me baigner icitte, y a loin de ça, et pis arpenter plus d'une fois les plages de sable de ce coin, autant dire que je le connais plutôt bien.
Les camarades de René échangèrent quelques regards surpris. Le sergent Boisvert se fit le porte-parole de leurs interrogations, lorsqu'il demanda:
-–- Ben voyons donc, Lévesque! Comment ça se peut-tu, qu'un bon gars des Laurentides comme toi soit déjà rendu justement icitte, en maudite Europe?
René s'aperçut alors que depuis plus de trois ans qu'il connaissait ses frères d'armes, il n'avait encore jamais évoqué cette histoire avec eux. Mais après tout, ainsi que l'avait rappelé Marcel Lachance, jusqu'à il y a peu il n'avait jamais été question de débarquer en Normandie.
-–- Je viens pas de vous dire que nous autres, les Lévesque du Lac Tremblant, on a des ancêtres en Normandie? Ben il se trouve qu'on y a aussi des cousins, les Levesque avec un -e qu'ils s'appellent eux autres. Des paysans aisés, même des gros propriétaires terriens, que je dirais... Leur famille a eu pas mal de branches coupées avec la Grande Guerre; du coup ils ont cherché d'autres rameaux plus éloignés, avec l'aide d'un généla... géné-a-logiste de Rouen, pas donné pour ses services. Le savant, il a consulté les registres paroissiaux de Normandie, pis ceux de chez nous après ça. Les nôtres ils sont plutôt bien tenus, au Québec, mais la seule branche qu'il ait pu r'trouver, c'est celle à Félix Lévesque, mon 'pa, et pis mes oncles avec. Mon 'pa et mes oncles, ils ont ramené des simonac de maudits souvenirs de France, alors c'est plutôt avec moi que ces Levesque de Normandie se sont mis en rapport. On s'est écrit un boutte, pis ils m'ont même invité chez eux pour qu'on fasse connaissance...
René pointa à nouveau l'index en direction de la côte, mais cette fois-ci vers la droite:
-–- ...Ils ont une grosse ferme ben prospère dans l'intérieur, vers Bayeux, mais ils ont aussi… enfin ils avaient un joli pavillon sur le front de mer, à Courseulles. C'est juste un peu plus haut sur la côte, là-bas, vous voyez ces colonnes de fumée au bout de mon doigt? La Plage Mike, là où va débarquer la 7e Brigade... Pour en revenir, c'est là-bas qu'on a passé deux semaines de vacances inoubliables chez eux, avec ma Jacinthe à l'été 39. C'est eux qui nous avaient payé le bateau de Montréal au Havre, aller-retour. Le père Levesque l'avait une moto side-car, une Royal Enfield, il nous l'avait prêtée pour explorer la côte et les routes de l'arrière-pays... On s'était convenus qu'ils viendraient nous rendre la politesse par chez nous au Lac Tremblant, à l'automne 40, pour voir à quoi ça ressemble, les couleurs de l'été des indiens sur la forêt. Et pis la guerre est venue se mett' là-dessus, l'invasion des Fritz... J'ai eu aucune nouvelle d'eux depuis ça.
Roch St-Jean était demeuré silencieux jusqu'à présent, fasciné et peut-être aussi apeuré par le spectacle de cette côte hostile toute fumante où il allait falloir débarquer sous peu. Mais comme à son habitude, lorsqu'il finit par ouvrir la bouche, ce fut une fois encore pour proférer une idée que tous avaient déjà eue, mais qu'aucun n'aurait jugé décent de formuler à voix haute:
-–- Et dire que tu vas p't-être justement ben y tomber raide sur cette plage, dans l'heure à venir! Tu pensais surement pas à ça pantoute, en te baignant icitte y a cinq ans de ça, pas vrai? C'est-tu parfois une drôle de farce, la vie...
René Lévesque aurait très bien pu mal prendre les présages cyniques de cet oiseau de mauvais augure; mais lui comme les autres savait bien que Roch ne pensait pas à mal. C'était juste l'esprit le plus morbide et de loin le plus pessimiste de leur petite équipe, et il n'y avait rien que l'on puisse faire pour ça. René répondit donc simplement:
-–- J'ai pas dans l'idée de tomber raide aujourd'hui, mon Roch: m'a t'dire, j'ai dans l'idée de la traverser, cette plage, pis de continuer de même jusqu'à Caen, pis jusqu'à Paris, pis jusqu'à Berlin, pis jusqu'où il faudra aller pour qu'on puisse enfin se rentrer au pays après avoir fait ce qu'on avait à faire!
Le sergent Boisvert allongea une claque enthousiaste derrière le sac à dos de René Lévesque, en s'exclamant:
-–- C'est ben correc', mon René! Ça fait du sens, c'que tu dis là...
Captivés par le récit original de René, ses camarades ne s'étaient pas rendus compte immédiatement que devant eux, l'assaut sur les plages avait déjà commencé. Le fracas des vagues contre la coque de leur barge, et le vent contraire estompaient les bruits en provenance de la côte; pourtant, le son de rafales nourries devint vite de plus en plus distinct, alors même que les chalands du Queen's Own n'avaient pas encore atteint le rivage. Au bruit des rafales s'ajouta bientôt celui d'explosions distantes: les plus faibles et sèches provenaient peut-être d'échanges de grenades à courte portée, mais les plus puissantes avaient apparemment été produites par les mines disposées au sommet des obstacles de plage dissimulés à marée haute, et qui frappaient le fond plat des péniches qui passaient au-dessus d'eux. Deux, puis trois chalands de débarquement de la première vague sombrèrent ainsi coup sur coup, éventrés par ces pièges mortels.
Plus en retrait, les Canadiens français avaient fait silence, pour mieux pouvoir tenter de suivre ce qui se déroulait devant eux. Roch St-Jean finit tout de même par laisser parler sa peur, lorsqu'il se mit à bégayer:
-–- Eh, m-misère! Ça a l'air de barder en maudit, là-haut...!
Les hommes du Régiment de la Chaudière ne pouvaient rien faire d'autre pour l'heure que de rester au large, violemment chahutés par la houle, à attendre que le signal leur soit donné de pouvoir aborder la côte à leur tour. Les soldats firent donc ce que font d'ordinaire pour tromper leur angoisse les soldats qui attendent leur tour pour monter au combat: ils revérifièrent une fois encore leurs armes, les attaches de leurs casques, l'accessibilité de leur équipement...
Les hommes des premières vagues transportées en LCA, comme l'étaient les fantassins du Régiment de la Chaudière, ne portaient que le paquetage d'assaut léger. Mais certains soldats étaient tout de même plus chargés que d'autres. En tant que pointeur de sa pièce, René avait ainsi la responsabilité du transport de son délicat équipement de visée optique, ainsi que d'un casier d'obus de mortier parés pour un usage immédiat, en plus de son propre fusil Lee-Enfield. Et d'autres membres de son équipe, qui devaient déplacer à bras d'homme les éléments les plus lourds de leur mortier, étaient bien plus lourdement chargés encore. La section de six mortiers de 3 pouces du bataillon devait en effet être opérationnelle le plus rapidement possible après la mise à terre, de manière à pouvoir appuyer l'avancée en terrain ouvert qui aurait lieu dès la sortie du village, ou à juguler d'éventuelles contre-attaques allemandes.
Le bruit des combats sur le rivage commençait déjà à s'estomper, lorsque les barges de la deuxième vague reçurent l'ordre de s'y diriger à leur tour. À marée haute, la plage était extrêmement courte: en dehors d'un étroit cordon sableux, le trait de côte se distinguait surtout par la digue littorale de Bernières-sur-Mer, qui précédait les premières maisons. En se rapprochant encore, on put commencer à voir à la surface des flots de nombreux corps, ballotés ça et là par les vagues: les Queen's Own Rifles of Canada avaient payé cher leur place d'honneur au premier rang de l'offensive alliée!
-–- Pater noster qui es in caelis, commença à réciter nerveusement René Lévesque, sanctificetur nomen tuum...
La navigation était rendue difficile par les épaves des nombreuses barges de débarquement de la première vague qui avaient chaviré à l'approche du rivage. Par ailleurs, les vagues devenaient de plus en plus hautes, et la houle de plus en plus forte à mesure que l'on se rapprochait de la côte. Les péniches à fond plat n'avaient pas été conçues pour tenir sur une mer aussi agitée. À bord, les hommes s'accrochaient de leur mieux, se heurtaient, parfois tombaient les uns contre les autres, et juraient de plus belle:
-–- Ah, maudite crisse de barque à marde! Ça secoue en tabarnak, misère! On va...!
L'inévitable finit par se produire, lorsque l'avant de leur LCA heurta violemment l'arrière de celui qui le précédait, et qui venait d'être stoppé net par sa rencontre avec un obstacle de plage submergé. Sous le choc, les deux embarcations chavirèrent ensemble puis sombrèrent très vite, et les hommes à bord se retrouvèrent ainsi versés à la mer, pour la plupart sans même avoir eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait.
René Lévesque bascula à la mer comme les autres, et coula. En ressortant la tête de l'eau, il ne put retrouver immédiatement ses compagnons de traversée: ses yeux embués ne distinguaient plus autour de lui que d'anonymes têtes casquées, toutes semblables les unes aux autres, qui surnageaient comme des bouchons, et qui disparaissaient parfois pour reparaître ensuite. René était encore trop éloigné du rivage pour avoir pied, et allait donc devoir nager sur une vingtaine de yards. Le casier d'obus de mortier qu'il tenait toujours à la main le tirait vers le fond, mais il se refusait à le lâcher: il préféra abandonner le fusil qu'il tenait à main gauche, et utiliser cette seule main libre aussi bien pour se maintenir en surface que pour tenter de nager péniblement en direction de la digue de Bernières, en haletant comme une otarie.
Devant lui, d'autres péniches de Canadiens français avaient déjà déchargé leur cargaison humaine au plus près possible de la plage. De l'eau jusqu'à la taille et le revolver pointé vers le ciel, un lieutenant s'époumonait en invoquant le surnom des gars du Régiment de la Chaudière:
-–- En avant, les Chauds!
Lorsque les pieds d'un René totalement épuisé parvinrent enfin à fouler le sable de la plage, sous cinq pieds d'eau, il fut brièvement assailli par les souvenirs lointains du bon temps qu'il avait passé sur cette même côte, et des bains de mer qu'il y avait pratiqué une éternité plus tôt. Les premières balles ennemies qui commencèrent à siffler et à fouetter l'eau autour de lui le ramenèrent toutefois très vite à une réalité plus terre-à-terre. Les Queen's Own avaient déjà fait le plus gros du travail pour ce qui était de nettoyer la partie littorale du village, mais quelques tireurs isolés demeuraient ça et là; et si leur feu était très peu fourni, il n'en pouvait pas moins se montrer dangereusement précis à l'occasion.
Alors que René commençait à sortir de l'eau, un tintement métallique retentit soudain à sa droite, et un autre soldat qui se tenait là chut dans les vagues avec un cri étouffé. L'homme ne paraissait pas blessé: la balle qui avait dû frapper son casque d'acier n'avait sans doute fait que l'assommer. Toutefois, demeurer ainsi inconscient dans ne serait-ce qu'à peine trois pieds de mer agitée signifiait une noyade certaine. René empoigna donc rapidement le soldat par l'arrière de son col à l'aide de sa seule main libre, et le tira vigoureusement jusqu'à la plage où il put enfin l'abandonner au sec – sans attendre qu'il ait repris connaissance, mais la conscience cependant apaisée.
Il rejoignit ensuite rapidement ses compagnons d'armes les plus facilement identifiables à distance, de par leur chargement: Marcel Lachance et Gavin Archambault, qui venaient également de prendre pied sur l'étroit cordon sableux de la plage submergée, au milieu des corps de la vague précédente battus par le ressac. Lachance portait sur l'épaule le tube de leur imposant mortier de 3 pouces, et Archambault en portait la lourde fourche du bipied sur son dos large. Comme René, tous deux avaient préféré se débarrasser de leur fusil plutôt que de leur pesant mais précieux chargement; et ils avaient eu la présence d'esprit de se saisir de gilets de sauvetage sur leur LCA avant le naufrage, pour en enrober les lourdes pièces d'équipement qu'on leur avait confiées. Ils avaient dû en baver plus encore que René pour nager jusqu'à parvenir à retrouver pied, avec un tel handicap, mais ils n'en avaient pas moins réussi. S'il avait été général, René Lévesque leur aurait certainement décerné une médaille sur-le-champ!
Les deux héros sourirent en voyant que leur camarade René était lui aussi parvenu à sortir de l'eau indemne, et lui aussi sans son fusil. Marcel Lachance justifia rapidement la perte de leurs armes individuelles:
-–- Des fusils, parti comme c'est, j'crois qu'on en trouvera en veux-tu en voilà, à ramasser dans les champs d'ici à ce soir! Mais ces morceaux-là par contre, affirma-t-il en soulevant le tube d'acier de son mortier, j'crois que ça vaudra son pesant d'or avant peu...
-–- Content de voir que t'as gardé les bombes, ajouta Gavin Archambault en jetant un regard sur le casier d'obus de mortier que René tenait toujours à la main. Au moins on n'aura pas fait tout ça pour des noix!
Les trois hommes s'entraidèrent pour gravir tour à tour avec leur chargement la petite digue de briques qui fermait la plage. Puis ils traversèrent ensemble la bande de terrain herbeux qui séparait la digue de l'alignement de ruines désertes des premières maisonnettes de Bernières, en courbant le dos tant sous le poids de leur équipement que face au feu disparate des Allemands, et en s'efforçant de ne pas songer aux mines qui se trouvaient peut-être enfouies sous les herbes folles juste devant leurs pas.
Telles furent les premières minutes du débarquement sur les côtes de Juno Beach, ainsi que les vécut le soldat René Lévesque du Régiment de la Chaudière.
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* LCA: Landing Craft, Assault – LSI: Landing Ship, Infantry
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