* 7 juin au soir – Côté terre *

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Au soir du 6 juin, les Canadiens de la 3e Division avaient progressé de plus de trois miles à l'intérieur des terres. Pourtant, les embouteillages sur Juno Beach, la pagaille et les contre-ordres avaient limité l'avancée bien en deçà de ce qui avait été prévu, et des signes de nervosité étaient visibles chez plusieurs officiers. Les hommes, quant à eux, étaient juste satisfaits d'avoir survécu à une pareille journée, et à une opération aussi périlleuse qu'un débarquement naval sur un littoral fortifié. Les pertes dans leurs rangs avaient cependant été lourdes pour certains bataillons. Comparativement, le Régiment de la Chaudière, lui, s'en était plutôt bien tiré.

C'est dès le matin du 7 juin que les Canadiens avaient dû subir leurs premières contre-attaques allemandes, d'une puissance et d'une vigueur que la facilité de l'avancée de la veille n'aurait pu laisser présager. Les poussées ennemies exploitaient le meilleur d'une infanterie redoutablement manœuvrière, guidée par un solide esprit offensif, mais également soutenue par un nombre important de véhicules blindés. Or les armes antichars lourdes avaient peiné à suivre l'avancée des fantassins canadiens depuis les plages, et il avait donc fallu reculer en de nombreux points face à la brutalité des coups de boutoir de l'ennemi. Toutefois, la dernière attaque s'était brisée les dents sur la ténacité de la défense des Canadiens, et ces derniers étaient même parvenus dans la foulée à regagner une petite partie du terrain qu'ils avaient dû céder.

Les adversaires qui leur faisaient face portaient des uniformes SS, souvent recouverts d'un surtout camouflé. Après la bataille, il avait été possible d'examiner de plus près ceux d'entre eux qui avaient été mis hors de combat, et la surprise avait été de taille: c'étaient des gamins, d'affreux gamins, avec des visages lisses de poupons qu'on aurait arrachés à leurs mères, mais déjà plus teigneux que des tigres! Des nazis fanatiques, à n'en pas douter… Peu d'entre eux avaient été pris vivants, et seulement après avoir été blessés, tandis que d'autres bien plus nombreux étaient tombés dans les lignes canadiennes. Sur le bas de la manche gauche des uns comme des autres était cousue une bande de tissu noir, où l'on pouvait lire un nom sinistre brodé en lettres blanches: «Hitlerjugend», l'unité SS des Jeunesses Hitlériennes!

Devant l'enchevêtrement de haies et de talus qui tenait lieu de ligne de front pour les Canadiens français, trois blindés SS flambaient en dégageant une lourde fumée noire. L'un d'eux était presque parvenu à percer jusqu'à la position tenue par la section de mortiers de 3 pouces où servait René Lévesque, avant qu'un tir heureux ne le cloue sur place. Les Allemands avaient également bénéficié d'un support d'artillerie inattendu, et Marcel Lachance ainsi que le sergent Boisvert avaient été atteints par les éclats d'un obus qui avait éclaté juste au-dessus de leur mortier. Fort heureusement, leurs blessures n'étaient pas trop graves, et les pansements sommaires qui enveloppaient l'avant-bras de l'un et la cheville de l'autre ne les empêcheraient pas de tenir leur rôle autour de leur pièce, face aux prochaines attaques de l'ennemi. L'intention manifeste de ces sales mômes SS était de les rejeter tous à la mer, Anglais comme Canadiens. Or les gars de la Chaudière, eux, étaient déterminés à ne plus lâcher un seul pouce de terrain face à ces démons aux faces d'anges...

On s'apprêtait à faire chauffer les gamelles pour le repas du soir, sur les positions même que l'on occupait. Pour ce qui était de l'équipe de pièce du sergent Boisvert, cette position se situait dans le renfoncement en bordure d'un talus herbeux où était déployé leur mortier. C'est entièrement grâce au sang-froid et au sens du devoir des camarades de René, la veille, que son équipe était en mesure de servir un tube en état de marche, et avait ainsi pu profiter des compléments de munitions qui étaient enfin parvenus des plages depuis la fin de matinée.

Pendant qu'il faisait le tri dans les boites de rations britanniques qu'il venait d'extraire de son sac à dos, René Lévesque s'enquit de la santé de leurs deux blessés légers:

-–- Ça va-tu, sergent?

-–- Pas pire, Lévesque, pas pire, admit Noël Boisvert tout en palpant machinalement le pansement de sa cheville. Ch'uis pas encore bon pour la pension d'invalide, va...

-–- Ben voyons donc! s'exclama soudain Gavin Archambault en se retournant. Mirez-moi ça, câlisse: on r'çoit-tu déjà des touristes icitte!

En se retournant à son tour, René Lévesque put en effet observer l'arrivée à travers le pré d'un cycliste en uniforme vert terreux des troupes canadiennes, fusil en bandoulière, qui pédalait avec entrain sur ce terrain pourtant inégal. Il s'agissait sans doute de l'une des estafettes du bataillon, venue porter de nouvelles instructions au lieutenant qui commandait leur section d'armes lourdes. Celle-ci se trouvait au cœur du dispositif canadien, et elle avait été renforcée d'une paire de mitrailleuses Vickers détachées du Cameron Highlanders of Ottawa, qui pouvaient soutenir les six mortiers de 3 pouces pour flanquer efficacement toute attaque allemande sur leur droite ou sur leur gauche: c'était là ce qui rendait cette position défensive inestimable pour le commandement.

À mesure que le cycliste se rapprochait, René le reconnut enfin: le caporal Raymond Coutu, une vieille connaissance à lui, qui servait effectivement à l'état-major du bataillon. En fait, René connaissait déjà vaguement Coutu de vue, il n'aurait su dire d'où, avant même qu'ils ne se soient adressés la parole pour la première fois au régiment; et c'est justement en cette occasion qu'ils s'étaient aperçus qu'ils étaient tous deux originaires de la même paroisse des Laurentides. René se souvint aussi qu'à lui, il avait déjà parlé de la branche normande de sa famille éloignée, lorsque c'est Coutu lui-même qui l'avait discrètement informé quelques jours plus tôt que leur destination serait la Normandie.

De son côté, Raymond Coutu savait pertinemment pouvoir trouver René Lévesque ici, et une fois sa mission remplie, il coucha d'ailleurs son vélo au sol, avant de se diriger vers la position de mortier qu'on lui avait désignée. L'estafette avança d'abord rapidement à croupetons, puis en rampant sur les derniers yards pour se mettre à hauteur des hommes qu'il rejoignait ainsi derrière leur talus. Toujours allongés, les deux gars des Laurentides se serrèrent rapidement la main en échangeant un sourire, tandis que les quatre autres saluaient d'un simple grognement peu hospitalier l'arrivée du larbin de l'état-major. Le nouveau venu s'adressa ensuite à René en ponctuant son discours de quelques gestes fébriles:

-–- T'aurais-tu pas une cigarette pour moi, mon René? Et pis du feu, aussi?

René Lévesque remarqua que le messager avait pourtant déjà une cigarette coincée derrière l'oreille, sous le rebord de son casque. Comme Coutu ne traînait pas la réputation d'être un pique-assiette, René supposa donc qu'il cherchait simplement un moyen d'engager la conversation, peut-être sur un sujet critique. Il en eut la confirmation lorsque Coutu finit par se livrer, après avoir tiré sa première bouffée de tabac:

-–- Tu m'avais parlé la semaine passée de la famille Levesque, des cousins à toi qui vivraient dans le pays, avec une baraque sur la plage de Courseulles, tu te rappelles? Ben j'ai eu à faire là-bas tantôt, et comme les vieilles gens qui y sont restés sont contents de nous voir arriver pis de nous offrir à boire – tu penses ben, des libérateurs qui parlent français! –, j'ai causé avec plusieurs d'entre eux qui auraient pu connaître tes Levesque. Bref, j'ai réussi à glaner quelques nouvelles...

Assez étrangement, le ton las de Raymond Coutu était en décalage notable avec le contenu de son discours, pourtant de bon augure jusqu'alors. Intuitivement, René pressentait donc déjà un dénouement malheureux. La suite devait hélas lui donner raison, lorsque Coutu lâcha enfin dans un profond soupir:

-–- ...C'est pas tant des bonnes nouvelles, mon René...

Le pauvre René leva vers le messager du destin un regard d'une infinie tristesse. Il n'osait encore l'encourager à poursuivre ses révélations, alors même que la curiosité le tenaillait. Le silence glaçant qui scellait ses lèvres était en lui-même plus que suffisant pour hurler sa détresse. Vaguement effrayé, Coutu déglutit, et finit par reprendre:

-–- La mère Levesque a été tuée en avril de c't'année, dans le mitraillage d'un train de Rouen par nos avions. Et après ça, juste le mois dernier, c'est le père et le fils ainé qui ont été pris à cacher un pilote abattu, avant qu'on puisse le faire évader de nuit par la côte. Un pilote canadien, en plus, à ce qu'on m'a dit... Un maudit mitrailleur de trains, crisse! et pourtant ils ont tout risqué pour le sauver! Ben leur bonté leur a pas porté bonheur: les Fritz les ont collés contre le mur de derrière leur ferme, le père et le fils avec, et ils les ont fusillés là sur place...

René se plongeait dans un recueillement de plus en plus profond à chacune de ces terribles nouvelles. Après un long silence, il finit par demander à l'enquêteur bénévole:

-–- Le fils s'appelait Jean, ça lui faisait seize ans. Il y avait aussi deux petites filles. Carole devrait avoir onze ans maintenant, et Jocelyne...

Coutu réduisit à néant le peu d'espoir qu'il restait encore à René, lorsqu'il hocha la tête en soupirant avec regret:

-–- Les p'tites ont été déportées à l'Est, qu'on m'a aussi dit, après que le père a été fusillé. Dieu sait ce que les pauvresses sont dev'nues, à c't'heure...

René serra les poings en apprenant ce dernier coup du sort, le plus révoltant de tous. Une famille française entièrement anéantie, des gens qu'il connaissait peu, certes, mais dont il avait sincèrement apprécié l'hospitalité, et avec lesquels il ne demandait qu'à resserrer encore davantage les liens. Les petites Levesque, en particulier, vivraient sans doute à jamais dans sa mémoire sous les traits des deux fillettes de quatre et six ans qui riaient innocemment de la parlure québécoise de leur cousin d'Amérique, qui pleuraient lorsqu'elles avalaient du sable en jouant sur la plage, et qui chipotaient à table lorsqu'on y servait des fruits de mer. René jeta un regard mauvais sur les corps des jeunes SS tout fraichement tombés, qu'on avait rassemblés et entassés à la hâte sous une haie. Il y avait en ce bas monde de pauvres gamines qui n'avaient pas mérité de mourir; et en face, d'ignobles gamins qui eux ne méritaient pas de vivre.

La réaction de son camarade n'avait pas échappé à Raymond Coutu, qui lui demanda avec une pointe d'inquiétude:

-–- Qu'est-ce donc que tu t'en vas-tu faire, dis R'né?

Lévesque tourna lentement les épaules vers son interlocuteur. Son regard et sa physionomie avaient changé, et Coutu put s'apercevoir que sa voix également s'était durcie lorsqu'il lui répondit:

-–- Avant, c'était juste rien qu'une maudite guerre de plus… Maintenant c'est rendu une affaire de famille!

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_FIN_

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