« Rosanna, puis-je vous parler ? » demanda-t-il, posant ses couverts proprement sur le bord de son assiette terminée.
« Bien sûr, mais je t'ai déjà dit, tu peux me tutoyer, surtout hors du travail. » le tança-t-elle gentiment, l'imitant malgré son repas pas fini.

Rorkalym décida d'ignorer sa remarque.

« Est-ce que vous savez quand Ilinka sera de retour ? Ça va bientôt faire trois mois... »
Le femme eut un sourire navré.

« Je suis désolée, je n'en sais rien. Pour une fois, ce n'est pas moi qui décide. »
Il opina. Ce n'était absolument pas rassurant de savoir que, quoi que soit en train de faire son amie, sa mère ne le contrôlait pas.

« Est-ce qu'elle va bien ? Vous avez eu de ses nouvelles ? » demanda-t-il, en une tentative un peu futile de calmer ses angoisses.

L'artiste haussa les épaules.

« Aucune nouvelle. Mais je suppose que ça va bien. » répondit-elle.

Un instant, il se demanda si elle lui mentait. Comme elle avait menti lors de leur soi-disant mission de garde avec Joyau.

« Je ne te mens pas. » répondit-elle comme si elle avait lu dans son esprit. « Je sais où elle est, sous la protection de qui, et à peu près pourquoi elle y est. Mais je ne sais pas quand elle reviendra, et je ne peux pas te dire grand-chose de plus. »
« Où est-elle ? »

La femme fit une moue étrange, comme si elle cherchait quoi dire.

« Dans un endroit secret, où elle pourra apprendre des choses... que ni moi, ni Markus ne pourront jamais lui enseigner... »

Il opina, le cœur lourd. Elle lui manquait. Beaucoup. Plus encore que Zen'kan. Sans ses cadets, il se sentait seul. Inutile.

« Elle va revenir ? »
« Ça, je peux te le promettre. »

Elle n'avait pas hésité. Pas une seconde. Il s'accrocha à ce mince réconfort.

Le silence retomba, jusqu'à ce qu'elle le brise.

« Puisque tu es là, j'aimerais en profiter pour discuter un peu de ton avenir. Tu es d'accord ? »
« Heu... oui ? » bafouilla-t-il, pris de court par le brusque changement de sujet.

« Ça fait maintenant presque un an et demi que tu es l'apprenti de Jû'reyn. Tu as eu l'occasion de voir ce qu'est le travail d'un commandant. Qu'en penses-tu ? »
Il réfléchit quelques instants.

« C'est un travail vital pour la ruche et qui demande perspicacité, réactivité et concentration. »

Poussant un soupir, elle opina.

« C'est vrai, mais est-ce que ça te plaît ? Vraiment ? Est-ce que trier des tas de requêtes, mener des négociations et donner des ordres, ça te plaît, comme travail ? »
« Je crois que je le fais bien. »

« Rorkalym, ce n'est pas ma question. Tu ne préférerais pas reprendre des études en sciences ? Ou en pilotage ? J'ai l'impression que tu aimes bien piloter des vaisseaux... »
« C'est vrai... J'aime bien ça... Mais... » bafouilla-t-il.

Elle lui laissa le temps d'organiser ses pensées.

« Je crois... je crois que ce n'est pas si important que ça... Ce qui m'importe vraiment... C'est d'aider Ilinka. Je veux dire... Ici, il y a des tas d'ingénieurs et de pilotes avec des millénaires d'expérience, mais... S'il y a bien une chose que j'ai apprise en travaillant avec le commandant Jû'reyn, c'est qu'une reine est très seule... Je ne veux pas qu'Ilinka soit seule... »

Rosanna sourit, lui posant affectueusement une main sur le bras.

« Ma fille a beaucoup de chance de t'avoir auprès d'elle, mais que feras-tu si elle refuse de devenir reine ? »
Il fit la moue.

« Je ne sais pas. »

Elle lui tapota le bras.

« Écoute, voilà ce que je te propose : à ma connaissance, un commandant qui n'a pas été autre chose avant, c'est inédit. Ils ont tous une spécialité en dehors de leurs talents de commandement. Tu aimes la science, c'est exact ? (Il opina.) L'astrophysique, plutôt ?(Il acquiesça encore.) Je vais demander à ce que mes meilleurs scientifiques te forment dans le domaine. Et plutôt que de continuer à jouer les secrétaires pour Jû'reyn, je te propose de reprendre le rôle d'Ilinka, d'ici à son retour. »

Il la fixa, perplexe. Elle sourit.

« Après tout, un commandant doit savoir remplacer sa reine à tout moment. »

« Heu... Je serai censé faire quoi ? »
« Poursuivre les missions que je lui ai confiées. Et quelques autres que je lui aurai données en temps normal. »
« Oh... heu... »
« Pas besoin de me donner une réponse tout de suite. Réfléchis-y, dors dessus, et tu me redis. D'accord ? »
« Heu... oui, d'accord. »
« Super. Allez, retournons au charbon, ce n'est pas le travail qui manque. » conclut-elle avec entrain.

Il suivit, mécaniquement, perdu dans ses pensées.

.

« Ta première bataille, et tu tues déjà un ennemi ! » s'extasia Sol'kan, le secouant affectueusement.

« Et pas n'importe quel ennemi. Le minus a éliminé un infiltrateur expérimenté. Cette saleté avait déjà saboté deux croiseurs avant de s'en prendre à nous, ses tatouages le prouvent ! » renchérit Nummal'kan.
L'exploit fut salué d'une ovation télépathique générale qui fit verdir Zen'kan.

Une partie de lui se sentait horriblement mal d'avoir tué, et une autre se réjouissait d'avoir ainsi éliminé une menace pour les siens.
« Fais gaffe, Gol'mar ! S'il continue comme ça, dans un siècle, c'est lui qui va démonter les champions ennemis, et tu seras bon pour la retraite ! » ricana quelqu'un, faisant grogner l'intéressé.

« Qu'il s'entraîne, le petit ! C'est pas demain la veille qu'il va pouvoir scalper un champion de Vima'shi ! » répondit-il, exhibant un tatouage élancé sur son biceps.

Il y eut quelques rires amicaux. La vantardise était aussi bon enfant que méritée.
D'un signe de tête, il montra son respect à son aîné. Il ne prétendait voler les exploits de personne !Soudain l'ambiance festive et un peu électrique de victoire changea sensiblement.

Un wraith longiligne aux yeux délavés, qu'il n'avait encore jamais vu, s'approcha, posant un étrange rouleau de cuir sur la table à côté de lui.

Perplexe, il regarda les guerriers qui s'écartaient respectueusement devant le nouvel arrivant.

« C'est Ninylyn, le maître-tatoueur de bord. » lui souffla Sol'kan, ayant perçu son trouble.
Ce dernier fit sauter d'une griffe les attaches de son paquetage, qui se déroula, découvrant poinçons, aiguilles et fioles d'encre.

« Ah ! Rajoutez dix points à ma marque de victoire, pour les dix guerriers que j'ai capturés aujourd'hui ! » lança joyeusement Gol'mar, retirant son manteau et sa tunique pour exhiber un torse musculeux parcouru de plusieurs tatouages.

D'un geste élégant, le tatoueur lui fit signe de s'installer sur le banc devant lui. Le guerrier obéit, et le maître eut tôt fait d'ajouter les dix points demandés à la longue chaîne de leurs semblables, qui formait un superbe motif serpentin.
Se tordant le cou pour les voir de ses propres yeux, le guerrier se releva, laissant sa place à un de ses frères, qui réclama une volute sur l'épaule – pour la capture d'un officier ennemi.

Ils furent plusieurs à se succéder, jusqu'à ce que Kizu'kan, qui jusque-là avec observé en silence depuis un coin de la salle, ne se redresse.

Instinctivement, la moitié des guerriers se mirent au garde à vous. En tant que responsable de la garde du commandant, c'était un des officiers les plus haut gradés sur la ruche.

« Paisible, Sourde-oreille, Zen'kan, venez ici. » ordonna-t-il.

Ils obéirent, soudain au centre de toutes les attentions.

« Ces deux-là ont protégé et défendu quarante adorateurs contre les fils d'hiigtaghan qui tentaient de venir s'en nourrir ! Ils n'ont pas hésité et, grâce à leur courage, quarante de nos humains ont pu être secouru. Ils ne sont même pas encore des guerriers nommés, et ils se comportent déjà comme les plus braves d'entre nous. Tatoueur, inscrivez leur courage dans leurs chairs ! » lança l'officier à la cantonade, déclenchant un hourra général.

Ninylyn opina, faisant signe à Paisible de retirer sa tunique et de s'asseoir face à lui, traçant sur sa peau, à l'endroit du cœur, un motif qui évoqua un peu une fougère à Zen'kan.

Bientôt le jeune guerrier se relevait, effleurant avec émerveillement les lignes noires gravées dans sa chair, alors que son frère prenait sa place, recevant un tatouage similaire mais pas identique sur le torse.
Les deux jeunes guerriers rhabillés, Kizu'kan leva un bras pour redemander le silence.

« Quant à cette toute jeune larve... » commença-t-il avant de se tourner brusquement vers Zen'kan. « Tu as quel âge déjà ? »
Il se mordit la lèvre. Il avait perdu le compte exact des jours.

« Vingt ans ? » hasarda-t-il.

L'officier rit.

« Cette larve de deux décennies ! Il a tout juste deux décennies ! » s'extasia-t-il. « Même pas un quart de siècle, et il a déjà tué un ennemi de valeur ! Son premier véritable combat, et ce tout, tout jeune guerrier tue un infiltrateur plusieurs fois tatoué ! Il a tué un guerrier d'élite, et c'est encore une larve ! Hourra pour notre frère ! Hourra pour le guerrier qui est ! (1) »
C'est sous une ovation assourdissante de rugissements qui lui fit sonner la tête, qu'il s'assit face au tatoueur.

« Comment tu l'as tué ? » demanda télépathiquement ce dernier.

« A la dague... mais je n'étais pas tout seul... » répondit-il, ne désirant pas s'approprier une victoire qui n'était pas que la sienne – car sans Dhen'kan, il n'y serait pas parvenu.

« Mais tu as porté le coup mortel. Enlève le haut et pose ton bras droit ici. » lui ordonna l'artisan, désignant la table.

Zen'kan s'exécuta, regardant avant autant de fascination que de crainte le maître préparer ses aiguilles.

Milena allait le tuer quand elle découvrirait qu'il s'était fait tatouer ! C'était terrifiant et pourtant, il s'en foutait. On lui offrait ce tatouage. C'était un rite de passage. Il était allé au feu, avait combattu et vaincu ! Il était un guerrier. Un soldat.

Il rit, s'attirant un regard surpris du tatoueur.

Quel idiot ! Milena n'allait pas lui en vouloir. Elle comprendrait. Elle était aussi une guerrière. Une soldate. Elle avait un scorpion tatoué sur l'épaule, pour commémorer la campagne d'Irak, un aigle et une ancre sur la cuisse pour ses dix ans dans les Marines, et un symbole d'Atlantis au creux du bras qu'elle s'était fait tatouer sur Grinna en même temps que le reste d'AR-12, bien avant sa naissance.

« Tout va bien ? » demanda l'artiste.
Il opina. Le tatoueur lui transmit donc d'une pensée le tatouage qu'il comptait lui faire. Plusieurs symboles entrelacés sur le haut de son bras, formant comme une chaîne qu'il pourrait prolonger de ses futurs exploits, jusqu'à ce qu'elle s'enroule autour de lui comme un serpent confortablement lové.

Il acquiesça d'une pensée.

« Ne bouge pas. » ordonna ce dernier, prenant ses outils.
La douleur piquante des premiers points devint rapidement une peine sourde et lancinante, aussi obnubilante que facile à ignorer. (2)

Enfin après une courte éternité, l'artiste reposa ses outils, contemplant avec satisfaction son œuvre.

Se tortillant pour mieux voir, Zen'kan découvrit avec émerveillement les marques noires, semblant briller par contraste sur sa peau pâle.

« Wouaaah, ça déchire ! » s'extasia-t-il.
Avec un sourire indulgent, le tatoueur le chassa, afin qu'il laisse la place à son « client » suivant.

« Bravo, mon frère ! » le félicita Sol'kan, l'entraînant un peu à l'écart, en compagnie de Sourde-Oreille et de Paisible.
Là, dans un coin, se partageant une outre pleine d'un genre de bière légère, plusieurs guerriers de Silla leur firent une place sur leur banquette, les félicitant pour leurs exploits et les tatouages ad-hoc, se faisant fort d'exhiber les leurs, racontant avec autant d'images mentales leurs propres exploits.

.

Ilinka avait craint le retour des chasseurs. Elle avait été infiniment soulagée de découvrir qu'une certaine pudeur semblait entourer les choses. Elle avait vaguement aperçu de loin les malheureux ligotés et portés par les membres de l'expédition, et s'était empressée de se réfugier au plus profond de la tente, prétextant vouloir offrir son aide à Iri'kel pour prendre dans ses bras Nibod, pris de coliques, espérant que ses petits couinements plaintifs couvriraient d'éventuels cris.

Que son stratagème ait marché ou qu'il n'y ait eut aucun cri ni aucune plainte, elle n'entendit rien durant les longues minutes anxieuses qu'il fallut à Zalinn et ses mâles pour revenir, bientôt suivis de leurs aînés partis à leur rencontre, dont faisaient partie Jitik et Noodh'al.

Berçant l'enfant, elle tâcha de ne pas penser. Ne pas penser à pourquoi ses deux amis étaient sortis de la hutte. Après tout, ils mangeaient encore ensemble tous les jours...

« Bonjour, mes enfants ! » salua Zalinn, embrassant avec la même tendresse chacun, grand ou petit, la serrant également sur son cœur comme si elle avait toujours été sa fille.

Rosanna lui avait avoué qu'au début, ça avait été difficile pour elle. Que pendant plusieurs mois, elle n'avait pas réussi à la percevoir comme sa fille. Pour Zalinn, cela semblait si simple ! Était-ce parce qu'elle était wraith ? Parce qu'elles étaient de la même espèce ?

« Ilinka, qu'est-ce qu'il y a ? » lui demanda-t-elle avec sollicitude, confiant sans pitié Nibod à Tikan afin de pouvoir mieux l'observer.

« Je... »

Elle n'avait pas envie de se plaindre auprès de cette famille qui l'accueillait si généreusement. Ils ne méritaient pas ça ! Elle ne savait même pas vraiment ce qui n'allait pas !
« Viens. On va marcher. » lui suggéra doucement Zalinn, la poussant vers la sortie.

Du coin de l'œil, Ilinka vit que les villageois avaient commencé à dresser un bûcher. Heureusement, Zalinn l'emmena à l'opposé, vers la rivière dans laquelle elle allait parfois pécher avec Jitik et les autres jeunes.

« Ton cœur est lourd et ton esprit sombre. » nota la reine avec douceur, remontant le cours d'eau.« Parle-moi, mais plus encore... (Elle eut un geste large.) Parle à la Grande Mère. Dis-lui tes chagrins et tes peurs, qu'Elle transforme cette noirceur en lumière. »

Comment une déesse carnassière et cruelle comme la Grande Mère pouvait-elle se soucier des états d'âme d'une adolescente comme elle ? Elle acquiesça néanmoins.
Il valait toutefois mieux parler de ce qui la concernait elle, et n'attaquait en rien la tribu.

« Je... Je ne connais pas ma vraie mère... et ma maman... celle qui m'a fait grandir... elle m'a dit que... j'ai pas été sa fille tout de suite. Que ç'a été dur... Mais toi... On dirait que c'est facile... alors... »

Zalinn sourit.

« Ta mère... Elle a beaucoup d'autres enfants ? »
« Non. Je suis la seule. »

La reine lui jeta un regard surpris.

« Elle n'a pas d'autre enfant ? Que toi ? Aucun de ses œufs n'a éclos ? »

« Non... Elle peut pas en avoir... pas avec mon père... »

« Ah... Certains mâles ne font pas de bons donneurs d'âme. Ils font de bons compagnons, de bons pères, mais pas de bons donneurs d'âmes. » approuva Zalinn avec compassion.

« Des donneurs d'âme ? » demanda-t-elle, perplexe.

Zalinn réfléchit un instant ou deux.

« Comment t'expliquer ? Si maintenant, je ponds un œuf, sans mâle, il va devenir un nid. Il est vivant. Il doit manger. Mais il n'est pas dans l'Esprit. Il n'a pas d'âme. Si je prends un mâle avant de pondre, et que je mets l'œuf dans mon nid, il deviendra une larve. Avec une âme et un Esprit.
Nous, les femelles, on donne le corps, les mâles, eux, donnent l'Esprit. Il faut les deux... sinon, pas de wraith. Tu comprends ? »

« Je crois... mais c'est quoi un nid ? »

« Ma pauvre enfant... Je ne sais pas qui sont ceux qui t'ont recueillie, mais leur vie devait être bien triste, si tu n'as jamais vu un nid. Sans nid, pas de famille, et pas de tribu. Viens, je vais te montrer. »

Zalinn la ramena à la hutte familiale, l'emmenant tout au fond, dans l'alcôve qu'elle occupait avec Tikan et Brel'om, Là, à côté de leur couche, posé sur un genre de travois, une masse organique sombre pulsait doucement.

« Voici mon nid. » expliqua Zalinn, effleurant doucement la chitine. « Un jour, quand elles seront assez grandes, Jitik et Kassinn placeront aussi leurs œufs dedans, avant de – si la Grande Mère le veut – fonder leur propre nid. Et peut-être toi aussi, tu y déposeras tes œufs, si tu restes assez longtemps... »
Elle espérait bien ne pas rester tant de temps !
« Peut-être, oui. » répondit-elle, dissimulant sa crainte.
« Les œufs de Salm'ti, la fille de Vissaz, vont bientôt éclore. Tu devrais aller les voir. » suggéra Zalinn.

« Je veux pas déranger... »
« Tu ne déranges pas ! Tu fais parties des Im'amî, maintenant ! »

Quand elle le disait, ça paraissait tellement simple, tellement évident. Même si ça ne l'était pas du tout.

La reine perçut son trouble, et lui effleura tendrement les cheveux.

« Je ne sais pas comment tu as vécu avant d'être avec nous. Je sais juste que c'était très différent, car tu ne sais rien des choses qui sont au cœur des vies de tous les wraiths. Tu ne connaissais ni notre Déesse, ni les nids, ni ce que signifie faire partie d'un clan. Noodh'al et Jitik m'ont parlé de tes inquiétudes pour les humains... Et maintenant tu me dis que tu es deux fois perdue ? C'est logique, je suppose, que si tu ne connais ni celle qui t'a donné la vie, ni ta tribu, tu ne connaisses rien du reste. C'est une vie terrible... Tu as dû être tellement seule... »

« Je n'étais pas seule. » protesta-t-elle faiblement.

Zalinn opina en souriant.

« En tout cas, maintenant, tu ne l'es pas. »

Elle ne put qu'acquiescer. C'était vrai. Depuis son arrivée au sein de la tribu, elle n'avait jamais été seule. Quelqu'un était toujours là pour elle, pour l'aider, ou juste pour être là. Ce n'était pas intrusif. C'était simple, naturel. Comme ça l'était autrefois sur Terre, avec Zen et Rory.

Elle eut envie de pleurer. Ses amis lui manquaient. Sa famille lui manquait. La ferme lui manquait. Pipeau lui manquait, et Oswald aussi. Est-ce que le vieux cheval était encore vivant ?

Pinçant les lèvres, elle tenta de réprimer un sanglot. Sans grand succès. Doucement, tendrement, Zalinn la serra contre elle.
Parce que sa peine était trop grande, parce que garder toutes ses pensées juste pour elle était épuisant, Ilinka se laissa un peu aller. Pas d'images, pas de souvenirs, juste ses émotions qu'elle offrit à la reine. Sa tristesse, la nostalgie de cette vie heureuse à laquelle elle avait été arrachée, sa peur d'un avenir qu'elle distinguait de moins en moins – mais qui lui semblait toujours aussi inéluctable et étouffant.

Zalinn les accueillit avec bienveillance, lui offrant en retour sa compassion, sa sincère empathie, une inébranlable volonté de l'aider, et la certitude douce-amère qu'elle était comprise et entendue.

Ses sanglots péniblement retenus se transformèrent en un torrent de larmes. Elle pleurait et elle ne savait même pas pourquoi. De soulagement ? De désespoir ? D'autre chose ? Elle l'ignorait. Mais ça faisait du bien. Tellement de bien !

Finalement, elle n'eut plus rien à pleurer. Elle était vidée.

Avec commisération, Zalinn remit un peu d'ordre dans ses cheveux, repoussant délicatement les mèches qui avaient collé à son visage.

« Comment tu te sens ? »
« Mieux. » répondit-elle d'une toute petite voix.

La reine sourit.

« Tu vois, la Grande Mère écoute et console ses enfants. Si tu lui donnes tes peines, Elle les prendra et les fera siennes. (Elle se tapota le cœur.) Je suis ta mère. Celle qui t'a adoptée avant aussi, et celle qui t'a donné la vie aussi. Et on partira toutes un jour. Mais la Grande Mère sera toujours là. Toujours. Les wraiths sont immortels, mais ils peuvent mourir. Ils meurent toujours. Pas la Grande Mère. Elle est au-delà la mort. En Elle, tu peux avoir toute confiance. Elle est notre mère à tous, et veille sur chacun d'entre nous. Alors si un jour, tu te sens seule, ou abandonnée, n'oublie pas qu'Elle est là, partout, dans l'Esprit, et dans chaque wraith, et qu'Elle t'aime et t'écoute. Tu comprends ? »

Était-ce vraiment la même divinité que celle de la terrible statue sanglante ? A écouter Zalinn, Ilinka avait plutôt l'impression d'entendre parler de la douce et créative déesse des Grinnaldiens, que de l'abomination cannibale des reines wraiths.
Était-ce là ce que la Reine-sans-nom voulait qu'elle découvre ? A quel point leur religion avait dégénéré ?

« Je crois que j'aimerais bien en apprendre plus sur la Grande Mère. »

« Alors, on va t'apprendre. » approuva Zalinn.


(1) Littéralement le nom de Zen'kan : Le guerrier qui est.
(2) Je n'ai personnellement pas de tatouages, mais plusieurs scarifications artistiques. J'extrapole donc à partir de là.