La pluie avait duré toute la nuit et une partie de la matinée, mais ils n'avaient pas attendu qu'elle cesse pour repartir. Ils devaient atteindre le camp d'hiver avant les premières gelées.

Malgré les grosses gouttes froides, Ilinka repartit avec plus d'entrain que la veille. Pour la première fois depuis leur départ du camp d'été, elle n'avait pas eu froid pendant la nuit et avait pu bien dormir. Elle avait remercié le jeune chasseur d'avoir été une si efficace bouillotte, et ils s'étaient séparés dès le départ du clan, chacun reprenant sa place dédiée dans la longue procession.

Pour compenser un peu le temps perdu, les anciens les firent marcher bien après le coucher du soleil, jusqu'à ce que la lune soit haute dans le ciel, et ils montèrent le camp le long d'un bois ancien aux arbres rongés de mousses.

Zalinn et les siens s'étaient installés un peu à l'écart, disposant les travois en cercle autour du petit feu que Noodh'al et les autres jeunes mâles s'étaient empressés de monter.
A peine les bûches enflammées, Zalinn s'était assise au plus près, tâchant de réchauffer Nibod qui, bien qu'emmitouflé dans plusieurs épaisseurs de fourrures tout contre son sein, était gelé.

Sans un mot, Ilinka partit traire Titik – comme l'avait surnommée Iri'kel à cause de ses cris – l'antilope qu'elle avait volé quelques jours plus tôt, et amena le lait encore chaud à Zalinn, qui le prit avec reconnaissance. Sans le précieux liquide, il ne faisait aucun doute que l'enfant serait déjà mort de faim.
Ilinka avait entendu les chamanes discuter entre elles, regrettant l'entêtement de Zalinn envers cette vie de toute évidence perdue. Grach, Hul'ma et Tudan, ses trois frères, par contraste, étaient éclatants de vie, commençant à marcher et à courir partout de cette démarche incertaine d'enfant qui découvre l'immensité du monde. Ce qui n'était pas sans compliquer la transhumance pour la famille, les petits refusant catégoriquement de passer toute la journée sagement assis sur un des travois ou portés par un de leurs aînés.

« Ça va ? » demanda Ilinka, venant s'accroupir à côté de Zalinn.

« Il boit. » répondit-elle sobrement.

« Et toi ? »
La reine lui jeta un regard douloureux.

« C'est mon enfant. »

Ilinka ne put qu'opiner.

Elle resta quelques instants à ses côtés, en un soutien muet, puis se redressa, partant aider les autres à préparer le repas du soir.

La longue marche dura encore six jours durant laquelle la température ne fit que baisser, jusqu'à ce que la brume matinale se change en givre. Enfin, ils arrivèrent dans une vaste plaine alluviale, à l'herbe grasse piétinée par un immense troupeau d'étranges bovins à la fourrure bleutée, et à peine eurent-ils posé les travois que l'assemblage des huttes commençait.
Du moins commença-t-il pour toutes les autres familles.

Lorsque Ilinka rejoignit Zalinn et les siens, elle les trouva serrés les uns contre les autres, épaules contre épaules, en un seul et même cercle de douleur et de tristesse.
Elle n'eut pas besoin de poser de questions. L'Esprit vibrait tout entier de la peine d'une mère qui pleure son enfant. Qui pleure ses trop nombreux enfants perdus.

En silence, elle partit récupérer la longe de Titik qui, insouciante, bramait son ennui, mâchouillant pans de manteaux et bas de pantalons pour obtenir de l'attention. Emmenant l'antilope un peu plus loin, elle l'attacha à un des travois, et là, pleurant en silence la perte de cette vie qu'elle savait sauvable mais n'avait pu préserver, elle lui gratta la nuque d'un geste mécanique.

Elle voulait hurler. Crier et frapper quelqu'un. Elle eut envie de faire mal à la Reine-sans-nom, qui sous prétexte de préserver des traditions ancestrales, sacrifiait des vies innocentes. Nibod était mort d'une pneumonie, ou d'un quelconque autre virus infantile. Il était mort d'une maladie traitable et préventive avec la médecine moderne. L'enfant avait souffert une longue agonie, parce qu'une salope immortelle s'arrogeait le droit de les maintenir lui et les siens dans l'ignorance la plus crasse !
Là, quelque part dans l'immensité de la planète, se trouvait une Porte des étoiles, et au-delà de son horizon, un million de mondes pleins de promesses et de trésors. Et ce savoir était caché aux habitants d'Iridia, comme il l'était à ceux de la Terre. Un secret précieusement gardé par une élite qui se prétendait bienveillante, tout en s'arrogeant un droit qu'elle ne possédait pas.

Dans un élan de rage viscérale, elle lança son âme à l'assaut de l'immense toile mentale, cherchant cette âme particulière, si puissante et si ancienne qu'elle ne pouvait la défier, pour lui cracher son dédain au visage.

Comment osait-elle se prétendre meilleure que les autres reines, alors qu'elle permettait à de telles injustices de se produire sous son règne ?! Comment osait-elle prétendre à une quelconque vertu supérieure, alors que son égoïsme coûtait la vie à des innocents ?! La Reine-sans-nom n'avait pas tranché la tête de Nibod pour la placer dans les mains de sa répugnante idole cannibale, et pourtant, le sang de l'enfant entachait tout autant sa conscience. Il était mort par son inaction ! Il était mort car elle avait choisi volontairement de cacher ces tribus aux yeux de tous. La faute était aussi grande que si elle avait agi.

La Reine-sans-nom accueillit sa colère avec un calme patient, recevant sa hargne comme autant de feuilles emportées par le vent d'automne.

« Ton innocence et ta pureté sont touchantes, ma jeune sœur, mais il te reste tant à apprendre... » furent les seules pensées qu'elle daigna lui accorder, avant de la renvoyer aux confins trop étroits de sa propre tête, comme on envoie un enfant capricieux au coin.

Brûlant d'une colère privée de cible, elle se mit à arracher compulsivement des touffes d'herbes, laissant ses larmes couler librement sur ses joues.

« Ilinka. »

La voix douce du mâle lui fit relever le nez.

Doucement, Tikan s'agenouilla devant elle, la serrant dans ses bras.

« Je suis désolée. Je suis tellement désolée. On aurait dû le soigner. On aurait dû le sauver. » sanglota-t-elle, lui rendant son étreinte avec désespoir.

Le cœur de Tikan saignait, brisé par la perte de son fils, et pourtant, tendrement, il la berçait, ronronnant doucement, cherchant à l'apaiser, comme Markus le faisait quand elle était petite.

Ses larmes se transformèrent en sanglots déchirants. Elle voulait rentrer. Retrouver ses parents, sa famille et ses proches. Retrouver un monde moins cruel, moins injuste et plus simple. Elle ne voulait pas d'un monde où des enfants innocents meurent dans les bras de leur mère, et où des pères ont perdu tellement des leurs qu'ils savent par cœur quoi faire en cette situation.
Tikan la serra plus fort, lui coupant presque le souffle, en une étreinte farouche.
Elle n'était pas seule. Elle était avec sa famille, avec ses parents, et ses proches. Parce qu'elle était là, à pleurer la mort d'un frère qui jamais ne grandirait, comme si c'était le même sang qui coulait dans leurs veines. Elle avait certes un autre père, une autre mère, une autre famille, dans un lointain incertain. Mais ce n'était pas eux qui pleuraient la mort d'un innocent arraché trop tôt aux siens.

Peu importait qui ils étaient. Quels noms ils se donnaient. En cet instant, elle était Ilinka, fille de Zalinn, fille de Tikan, et fille de Brel'om. Elle était la sœur de Nibod, et elle avait le droit de le pleurer, comme chaque membre de la famille. Sa place n'était pas au côté du bétail, pudiquement à l'écart, mais avec eux. Ils étaient une famille. Ils étaient un.

Doucement, il l'aida à se relever, et l'emmena dans le cercle prostré entourant Zalinn, le corps froid et déjà raide de son fils dans ses bras. D'une main tremblante, Ilinka effleura la joue de l'enfant. Elle était pâle et rigide, comme le cuir d'une outre. Ravalant une petite exclamation, elle retira sa main.

Nibod était mort des heures auparavant. Zalinn l'avait porté contre elle, longtemps après que la vie eut quitté son petit corps, ravalant sa peine jusqu'à ce qu'ils soient arrivés. Elle n'avait prévenu que ses compagnons. Ils avaient gardé le secret, fait comme si de rien n'était pendant toute la matinée. Pour le bien de la famille, pour le bien du clan. Parce qu'ils étaient presque arrivés, et que protéger la tribu du froid qui descendait était la priorité.
Elle ne pouvait concevoir la force et le courage qu'il fallait pour faire preuve d'une telle abnégation. Pour cacher une telle souffrance. Elle ignorait comment c'était même possible.

Le cercle n'était pas que celui des corps, mais aussi celui des âmes.

L'esprit de ruche. Comme une toile complexe qui forme un tout unique et cohérent. Elle en avait entendu parler. Avait essayé de l'imaginer. N'avait fait qu'en effleurer avec peine la surface. C'était tellement plus. Comme un lien, puissant, chaud et rassurant, qui la soutenait sans la retenir. Une limite floue entre elle, et les autres, et cette entité sans nom qu'ils formaient tous ensemble. Un peu comme ce jardin secret qu'elle avait bâti dans l'ombre de leurs esprits, avec Rory et Zen.

Mais ce n'était ni un lieu, ni un moment précis. Ni en eux, ni en dehors. Au-delà. Par-delà. Vers. Pour. Un soutien. Une projection et un don. Elle se sentait invulnérable. Immortelle. Toute-puissante. Parce que quoiqu'il arrive, quoiqu'il se passe, elle serait toujours en ce lieu qui n'était pas, dans cet esprit intangible et plus réel que tout ce qu'elle avait jamais connu.

Dans cette tapisserie magnifique et parfaite, un horrible accroc en brisait la perfection. Comme une note dramatique dans une mélodie sublime. Un silence dans une symphonie. Des dizaines et des centaines de silences, formant les respirations muettes de cette entité multiple, l'ombre des morts qui illuminait la lueur des vivants.

Nibod était là, aussi tangible et réel par son absence que s'il avait été un esprit de plus sur la Toile. Il était là, aux côtés de ses frères et sœurs partis avant même qu'il ne naisse, et de tous ses ancêtres qu'il avait rejoints silencieusement en ce matin de fin d'automne. Il était né deux printemps plus tôt. N'avait connu qu'un seul hiver, et n'en verrait jamais d'autre. Il serait pleuré et regretté, mais jamais il ne disparaîtrait totalement. Même lorsque plus personne ne se souviendrait de son nom et de son visage, il continuerait d'exister, dans les silences du long chant et dans les ombres de l'Esprit. Parce qu'il était né wraith. Immortel dans la vie, et plus encore dans la mort. Une étoile filante à tout jamais part du cosmos.

La transe avait duré longtemps. Elle ne s'était même pas rendu compte y être entrée. Lorsqu'elle s'était redressée, fourbue et vidée, il faisait nuit et, avec cette délicatesse silencieuse qui lui était propre, le clan avait assemblé leur hutte, laissant à la famille le droit de pleurer cet enfant qu'ils auraient dû abandonner aux esprits des bois dès qu'il était devenu évident qu'il ne survivrait pas.

Cruauté et générosité. Abandon et pugnacité. Violence et tendresse. La vie en apparence simple de la tribu était remplie de tant de paradoxes s'accordant en un équilibre sublime, qu'Ilinka ne pouvait que l'admirer. Respecter cette culture qui la répugnait par tant d'aspects, et l'attirait par tant d'autres. Aimer ceux qui lui offraient tout cela, et qu'elle désirait haïr pour la souffrance qu'ils lui infligeaient.

Lentement, avec douceur et compassion, ils furent un à un emmenés au chaud, dans leur hutte reconstruite et au foyer chaleureusement alimenté, et à eux tous, on donna un breuvage chaud et amer, ainsi que – à ceux qui en avaient besoin – du brouet tiède et réconfortant.

.

La nuit avait été un brouillard confus. Chaleur douce-amère. Étrangeté familière.
Le matin était venu sous la forme d'un vent froid porteur des premiers flocons, et la vie avait repris avec une épouvantable banalité. Relancer le foyer, faire chauffer de l'eau pour le thé et la soupe du matin, aérer les couchages. Tout était comme d'habitude, mais un peu trop calme. Un peu trop silencieux.

Et Zalinn brillait par son absence.

Ilinka la trouva accroupie au bord de la rivière, murmurant des prières comme on chante une berceuse à celui qui avait été son fils, qu'elle tenait tendrement contre elle.

Du givre encroûtait les fourrures de ses vêtements et scintillait dans ses cheveux, lui donnant l'air d'un revenant tout droit sorti d'une peinture gothique.

Ilinka s'assit sur une grosse pierre à côté d'elle, fixant sans le voir le soleil bas qui embrasait le ciel. Zalinn sembla enfin la remarquer, sa litanie mourant sur ses lèvres alors qu'elle relevait la tête en reniflant.

« Ilinka, ça va ? »
La pauvre avait le cœur brisé, et c'était pourtant à elle qu'elle pensait en premier !

« Non. Ça ne va pas. (Elle se tourna pour lui faire face.) Je... je ne peux... je ne peux littéralement pas te dire d'où je viens... comment les choses se passent là-bas. Mais... Nibod n'aurait pas dû mourir... Il n'aurait pas dû... » siffla-t-elle péniblement, luttant contre l'ordre qui la muselait.

Zalinn la fixa longtemps, ses yeux emplis d'une infinie compassion.
« Tu n'as rien à dire. Je sais d'où tu viens. Je l'ai toujours su. Beaucoup ont oublié les vérités cachées dans les histoires que l'on raconte à nos enfants. Pas moi.»

« Des histoires ? »
« Les contes qui parlent des temps d'avant l'ère des clans. Qui parlent d'une époque lointaine, où nous étions les esclaves de monstres à visage humain. Des démons aux pouvoirs terrifiants, qui s'amusaient à se cacher parmi une humanité qu'ils dédaignaient. Ces monstres ont emmené nos ancêtres dans les étoiles. Comme les bergers humains emmènent leurs chiens. Ils nous ont lâchés sur ces hommes qui refusaient de leur obéir. Nos prédécesseurs les ont servis avec dévouement, acceptant coups et insultes, dédain et haine. Un jour, il y a une éternité, ces monstres ont déposés nos ancêtres sur ce monde, et ils ne sont jamais revenus. Pendant des générations, nos ancêtres ont continué à gérer et à contrôler les troupeaux humains pour eux. Mais comme leurs maîtres ne revenaient pas, ils ont brisé leurs chaînes, et ils ont libéré les humains qu'ils gardaient. Ainsi a commencé l'ère des clans. Clans des hommes, et clans des wraiths.

Les hommes sont nos proies. Mais nous n'avons jamais oublié qu'un jour, en des temps lointains, nous avons tous été esclaves des mêmes maîtres. Notre libération a été la leur, et même si au fil des générations ils l'ont oublié, nous, nous nous souvenons. Et les histoires parlent de milliers de reines, de milliers de clans qui ont servi. Toutes les tribus de cette terre descendent de cent reines seulement. Nous, nous avons retrouvé notre liberté, mais d'autres, ailleurs, n'ont pas eu cette chance... Quand je t'ai vue, j'ai tout de suite compris. »

Ilinka ne put qu'opiner. Savoir que quelqu'un comprenait, sans qu'elle n'ait rien à dire, était un immense soulagement.

« Ma maman... Elle me racontait aussi beaucoup de contes quand j'étais petite. Des histoires d'amour et de guerre. D'espoir et de trahison. De gentils monstres et de faux amis. Des histoires de choses cachées et de... chamanes qui voient à travers les voiles du destin. Ces contes sont différents des tiens. Mais... ils parlent des mêmes monstres, et des mêmes combats. Ils parlent de chose qui se sont passées il y a très longtemps, et d'autres qui sont toujours en train d'arriver. Je crois que c'était sa manière à elle de... m'initier... » expliqua la jeune wraith.

Zalinn sourit, tristement.

« Est-ce que cet autre monde est meilleur que le nôtre ? »
Ilinka réfléchit, longtemps.

« Non. Il est différent... Parfois pire, parfois infiniment meilleur... Partout, le destin est injuste. »

Doucement, la reine berça le petit corps glacé qu'elle tenait toujours contre son cœur.

« Oui, tu as raison. Le monde est injuste et merveilleux. Le destin, cruel et généreux. En une même année, il m'a offert une fille extraordinaire, et m'a pris un fils précieux. (Elle sourit, du sourire désabusé d'une longue vie sage.) Je suis triste. Et je suis heureuse. Je pleure mes enfants perdus, et je chante mes espoirs pour les vivants. Ma vie est précieuse. (Elle se redressa, faisant face au ciel embrasé.) Mais elle n'est rien face à la grandeur du monde. Je ne suis rien face à la lune et aux étoiles. Et ainsi en est ma douleur. Jamais elle n'arrêtera la course du soleil dans le ciel, ni les troupeaux dans les prés. Et j'en suis heureuse. Je ne suis qu'une parmi une multitude. Unique mais semblable. Merci de me l'avoir rappelé. Merci, ma fille. »