Je n'arrive pas à y croire ! Je n'arrive pas à y croire ! Je secoue la tête, encore agité de frissons.

Non ! Ce n'est pas possible !

Je suis essoufflé. Je marche si vite que mes mollets brûlent. Hagard, je ne cesse de regarder au-dessus de mon épaule, guettant une ombre, un sourire, une fumée de cigarette…. Mais non, rien, c'est moi qui finis par devenir parano à force de l'avoir toujours sur le dos !

Quand je pense encore à la façon dont tout cela a commencé…

Non !

Je secoue encore la tête. Je ne dois pas y penser, je dois aller en cours ! Ce n'est pas le moment !

Je veux m'éloigner, j'en ai besoin et pourtant, j'ai beau le repousser de toute mes forces, je n'arrête pas d'y penser, encore et encore. Je ne pense qu'à ça. Je ne pense qu'à lui… et ça m'effraie.


La porte d'entrée s'ouvre et je sursaute. Des éclats de voix résonnent :

_ …C'est catégorique !

_ Sensei !

_ J'ai dit non, Aikawa !

Son éditrice sur ses talons, il arrive en trombe dans le salon. Son visage est crispé. Il retire en hâte la veste de son costume pour la jeter sur le dossier du canapé. Tout cela ne présage rien de bon… Je me détourne avant de croiser son regard, sortant un fait-tout et une planche à découper.

_ Tadaima, Misaki !

_ Okaeri.

Ma voix a un peu déraillé. Je n'aime pas ce ton qu'il emploie parfois avec moi. Inutile de passer ta frustration sur moi ! Je n'y suis pour rien.

_ Oh, Misaki-kun ! Bonsoir ! Je suis contente de te voir ! Comment vont les cours à l'Université ?

J'ose jeter un coup d'œil par-dessus mon épaule, elle est tout sourire à mon encontre.

_ Bien, merci.

_ Qu'est-ce que tu prépares ?

_ Une soupe et des nouilles aux légumes.

_ Hum, quel cuisinier tu fais ! Quelle chance il a de t'avoir ! Je n'ai personne qui cuisine pour moi à la maison.

_ A qui la faute ? lâche-t-il narquois : si tu cessais un peu d'être aussi désagréable !

Abasourdi, je redoute sa réaction mais elle se met à rire, sarcastique :

_ A qui le dis-tu ? Qui est le plus désagréable de nous deux ? Moi au moins je n'exploite pas une main d'œuvre influençable ! Misaki-kun, j'aurais besoin de ton aide !

_ Qui cherche à influencer qui, dis-moi ? C'est inutile, coupe aussitôt le grand maître Akihiko : il n'obéit qu'à moi.

_ Ah !?

Quel culot ! Je me retourne tout à fait, outré par ce qu'il ose dire à mon sujet devant elle. La colère monte : ce qu'il peut être exaspérant ! Je pose la gamelle sur le gaz avec fracas:

_ Je suis majeur ! Je peux avoir mon propre jugement !

Il hausse un sourcil dubitatif tout en me dévisageant de haut en bas. Aikawa ne se laisse pas décourager :

_ Misaki-kun, j'aimerais que tu fasses comprendre à cette tête de mûle l'importance d'assister à une cérémonie donnée en son honneur par les Editions Marukawa, pour célébrer son dernier prix.

_ Son p-prix ?

Usagi soupire, se détourne, fouille la poche de sa veste pour en sortir un paquet de cigarettes.

_ Tu ne savais pas ? Il ne t'a rien dit ?

_ Non…

Je le dévisage à mon tour, croisant une seconde son regard volcanique avant de baisser les yeux sur ma planche à découper :

_ Non, il ne m'a rien dit.

_ Les résultats sont parus seulement hier, ne lui mets pas martèle en tête, Aikawa.

Je comprends mieux sa lubie à vouloir débrancher le téléphone fixe.

_ Nous avons réservé l'hôtel Teito, des journalistes seront là, des éditeurs, des auteurs, des influenceurs-

_ Aikawa !

Il ne m'a rien dit. Comment se fait-il qu'il ne me dise rien à ce sujet ? Elle continue, sans même prêter attention à Usagi-san :

_ -c'est une occasion en or pour toi, Misaki-kun, si tu veux nouer des relations et trouver un stage ou un futur emploi. Je sais qu'Usami-sensei n'y restera pas longtemps, je ne me fais pas d'illusions mais une heure ou deux devraient suffirent. Je sais me montrer raisonnable, contrairement à certaines personnes ici.

Il lui souffle sa fumée dans la figure. Non mais vraiment ! Je continue de me demander si j'ai vraiment affaire à deux adultes.

_ Qu'en dis-tu ?

Aikawa ne me lâche pas des yeux, Usagi coule un regard en coin dans ma direction lorsque je le regarde à mon tour.

Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?

_ Eh bien, je… je ne sais pas. Quand cela doit-il avoir lieu ?

_ Vendredi à 19h ! Tu auras fini ta semaine de cours. C'est parfait, non ?

Elle est tout sourire. J'hésite. Elle a raison, ce serait une bonne occasion de se présenter au personnel de la maison d'édition. Toutes mes lettres et demandes de stages n'ont menées à rien jusqu'alors… C'est désolant. Et la date butoir qui approche…. Que vais-je faire ?

_ Savoir que tu l'accompagnes devrait peut-être le convaincre d'y aller, non ?

_ Pourquoi pas, si Usagi-san est d'accord ?

_ Non, je ne suis pas d'accord, soupire-t-il.

_ Oh, un petit effort Usami-sensei ! Je peux demander à vous réserver une chambre. Comme ça vous pourrez vous éclipser dès que les journalistes auront pris quelques photos.

Une chambre !? A l'hôtel Teito ?

Elle n'est pas sérieuse ? Elle vient vraiment d'utiliser cet argument ? Elle ose s'adresser au démon Usagi ? Mes jambes flageolent et mes mains deviennent moites. Je suis quoi moi dans tout ça ? Une monnaie d'échange ? Un appât ?

_ Euh, Aikawa-san, je ne pense pas que ce soit nécessaire. Inutile de faire des frais.

_ Des frais ? Ah, ah ! Voyons, il n'y a aucun mal à tirer parti de la notoriété que l'évènement va apporter à l'hôtel ! Je suis même sûre de pouvoir vous obtenir une suite.

Il écrase soudain sa clope dans son cendrier fétiche. J'ai une sueur froide.

Non ! N-n-n-non !

_ Misaki, il va te falloir un nouveau costume et des chaussures en cuir. Impossible d'entrer dans ce genre d'endroit avec des basquettes.

Aikawa bat des mains avec un enthousiasme non dissimulé : elle vient de gagner la partie et elle le sait.

_ Fantastique ! Vous allez être magnifiques tous les deux ! Je passerais vous prendre en taxi vendredi à 18h30.

_ Inutile, je sais conduire.

_ Je sais et c'est bien ce qui m'inquiète. Je ne veux pas que tu changes d'avis à la dernière minute. Alors à vendredi, 18h30 tapante ! Je suis impatiente de te voir en costume, Misaki-kun ! Encore merci !

Elle disparaît dans les trente secondes qui suivent, me laissant seul avec le grand maître Akihiko.

Elle m'a eu ! Ils m'ont eu ! Ce n'est pas possible ! Je suis trop influençable ! Ou trop gentil ?

Oniisan, qu'est-ce que je vais devenir ?

Je découpe rageusement mes légumes avant de les faire revenir à la sauteuse, ajoutant des champignons et de l'huile tandis que la soupe bouillonne doucement dans le fait-tout. Il rode dans le salon, attendant que je finisse de préparer le dîner. Une fois le tout déposé sur la table du salon, il vient s'assoir, comme si de rien n'était. Agacé, je rempli une carafe d'eau que je dépose lourdement sur la table.

_ Itadakimasu, souffle-t-il en levant les yeux vers moi.

Je me sers une bonne bolée et commence à manger en silence. Il semble surpris que je ne le serve pas, comme d'ordinaire mais décide de passer outre et remplit son bol de soupe. Après quelques minutes sans un mot, je débarrasse la marmite avant d'amener les nouilles. Je me sers encore sans le servir. Plusieurs minutes s'écoulent à nouveau avant que son regard ne se pose sur moi avec insistance.

_ Que se passe-t-il ?

Quelle question ! Il a vraiment besoin que je lui explique ? Je le regarde en coin tout en mâchant mes nouilles.

_ Misaki ?

_ Rien !

Il hausse un sourcil menaçant mais je détourne le regard.

Je n'arrive toujours pas à le croire. Pourquoi ne m'a-t-il rien dit pour cette histoire de prix ? De cérémonie ? Qu'est-ce que je suis exactement pour lui ? Il n'arrête pas de me dire toutes ces âneries quand nous sommes au lit, il n'a pas la moindre gêne à faire part de ses sentiments ou de la moindre de ses pensées salaces… mais il ne me dit pas quand son travail est récompensé. Je ne sais même pas le nom de son livre !

_ Misaki !

J'ai un sursaut. Il me fixe. Depuis combien de temps ? Il a reposé ses baguettes sur son bol et me dévisage, mains passées sous son menton. Est-ce de ma faute ? A force de rejeter son travail sur les Boys-Love ? N'a-t-il tout simplement pas jeté l'éponge et décidé de ne plus me parler du tout de son travail ?

Secoue-toi !

Je me lève par automatisme, prêt à débarrasser nos bols mais il attrape mon poignet quand je tente de m'emparer du sien. Je proteste :

_ Hé !

_ Dis-moi ce qui se passe.

_ Rien ! Je veux seulement monter de bonne heure ! J'ai encore du travail à faire, monsieur le grand écrivain !

J'embarque bols et baguettes et dépose le tout dans l'évier pour une vaisselle express. Je ne veux pas trop m'attarder. Qui sait ce qu'il à prévu ce soir pour fêter son prix… Je ne veux pas rester là. Je ne veux pas me faire avoir encore une fois ! Il vient déjà rôder près du plan de travail.

Merde !

_ A quelle heure finis-tu tes cours demain ?

_ Dix-huit heures. Un professeur de littérature a décalé son cours magistral.

Il semble contrarié. Qu'avait-il en tête ?

_ Et mercredi ?

_ Treize heures.

_ Nous irons faire du shopping. Il faut t'acheter un costume. Qu'en dis-tu ?

_ Parce que mon avis t'intéresse ?

La pique est sortie toute seule, sans que je ne la retienne. Je ravale mes reproches, soupire avant de défaire mon tablier :

_ Je monte dans ma chambre. Je suis fatigué. Bonne nuit.

J'évite son regard, fais un grand détour de l'autre côté du canapé pour être sûr de ne pas me retrouver sur sa ligne de mire au moment de gravir les escaliers. J'ai besoin d'être seul.

Après une demi-heure, assis à mon bureau, je décide de ranger mes livres. Ça ne sert à rien, je n'ai pas la tête à ça. Autant se lever plus tôt demain pour aller étudier à la bibliothèque universitaire, j'y serais plus concentré. J'approuve, range mon sac, me change avant de me glisser dans mon lit.


Je sursaute au son de ma porte. Le bruit de pas sourds contre le plancher me tire du sommeil, de même que le bruissement de la couette qui se soulève. Un hâle de chaleur vient m'envahir. Il est là !

_ U-Usagi-san !

Qu'est-ce qu'il fiche ici ? Dans ma chambre ? En plein milieu de la nuit ?

Déjà ses doigts soulèvent mon menton pour le faire pivoter. Son souffle rauque effleure un instant mes lèvres puis sa bouche prend le relais avec fermeté. Très vite, sa langue tente d'entrer. Son autre main glisse le long de mon pyjama, descend tout contre mon ventre, jusqu'à l'aine qu'il se met à palper.

Je lui assène un coup de coude :

_ Usagi !

Mon coup détourne sa main mais cette dernière attrape mon bras et tire dessus. Je me retrouve allongé sur le dos. Il vient s'appuyer sur moi, pressant aussitôt ses hanches contre les miennes.

_ Arrête ça ! Qu'est-ce que tu essayes de faire à la fin ?

Je sens son regard, même dans l'obscurité.

_ J'ai besoin de toi, souffle-t-il avant de mordiller mon oreille.

Je me raidis tandis qu'un frisson m'agite. Non ! Il veut évacuer sa frustration sur moi et toute cette histoire avec Aikawa-sama !

Je tente de l'écarter, mes mains poussent fort contre son torse :

_ Et moi j'ai besoin de dormir ! Retourne dans ta chambre !

Il s'écarte mais demeure fermement assit sur mon bassin, qu'il emprisonne sous son poids.

_ Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as agi bizarrement toute la soirée.

A qui la faute !?

_ Je veux juste que tu me laisses tranquille ! Je ne veux pas ! Je veux être seul ! J'en ai assez ! Assez d'être ton jouet !

J'ai parlé plus fort que je ne voulais. Je lui ai crié dessus. Mon cœur s'emballe et je sens une sueur froide me parcourir l'échine.

_ Mon jouet ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Il ne s'en rend même pas compte ? Il me fait marcher ?

_ Tu te sers de moi ! Et maintenant Aikawa-san aussi.

Il soupire longuement :

_ Je t'avais dit de te méfier d'elle.

Malgré mes mains posées sur ses épaules, il se penche sur moi, rapprochant nos deux visages. Il murmure :

_ C'est à cause de toute cette histoire de prix ? De la cérémonie de vendredi ? Tu ne veux pas y aller finalement ? Je comprends, je le lui dirais.

_ Non, ce n'est pas ça.

_ Quoi, dans ce cas ?

Le ton de sa voix a changé : il est devenu plus grave, plus sérieux. Je rétorque :

_ Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé ? Pourquoi ne pas m'avoir dit que tu avais reçu ce prix ?

Il s'agite et je retiens un hoquet sous le frottement de sa cuisse contre mon aine.

_ J'ai horreur de ce genre de réceptions c'est tout. Je ne voulais pas y aller. Je ne pensais pas t'y emmener non plus. Je ne voulais pas t'embêter avec tout ça.

M'embêter ?

_ Aikawa-san à raison. Ce genre de célébration regroupe plusieurs services. C'est une bonne occasion pour toi de te présenter aux responsables et aux éditeurs de Marukawa. Voilà pourquoi j'ai fini par accepter.

Il soupire :

_ Et puis, une nuit à l'hôtel Teito ne nous tuera pas.

Parle pour toi !

_ J'aimerai vraiment t'emmener faire du shopping mercredi, après tes cours. Tu as besoin d'un costume et d'une chemise habillés. Pour une fois que je peux avoir un peu de temps libre avec toi, en extérieur et avec la bénédiction de mon éditrice.

_ C'est de ta faute, tu n'as qu'à mieux respecter tes délais !

Je l'entends pouffer. Il se penche encore, ses lèvres revenant s'emparer de ma bouche avec une avidité criante. Je tâche de reprendre mon souffle en me détournant et il se rabat sur mon cou. Je frissonne. Je dois me reprendre !

_ Non !

Mes mains poussent à nouveau contre ses épaules. Il soupire et abdique :

_ D'accord, d'accord… mais je te préviens, souffle sa voix dans le noir : tu ne fais que retarder les choses.

Je l'entends s'allonger à côté de moi. Il devance ma question :

_Laisse-moi au moins dormir avec toi.

Qu'est-ce qui lui arrive ce soir ? Ce n'est pas comme si c'était la première fois qu'on faisait chambre à part. Il est tellement lunatique et désorganisé dans ses horaires d'écriture qu'il m'arrive souvent de rester dans ma chambre lorsqu'il travaille tard le soir ou même la nuit, avant une deadline.

_ Misaki ?

Je le sens, à côté de moi, tout proche, sa chaleur venant jusqu'à moi. Son bras se glisse autour de mon bassin et il me presse contre lui. Est-il seulement capable de se tenir tranquille ?

Je soupire en remontant la couette jusqu'au menton :

_ Si tu bouges je te tue.

Je l'entends rire non loin de mon oreille. Ses lèvres viennent embrasser le coin de ma mâchoire. Je frémis tout entier et il rit de plus belle lorsque je me mets à grogner :

_ Hé !

_ Bonne nuit.