Nous voilà devant le large buffet servit pour l'occasion. Il y a là de quoi satisfaire un régiment ! Les plateaux sont magnifiquement présentés, tout à l'air délicieux. Nous prenons notre assiette et nous engageons dans la file. Aikawa-san ne cache pas son enthousiasme et picore dans presque tous les plats pour garnir son assiette. Je prends quelques sushis ainsi que de la sauce. Je n'ai pas très faim. Mon estomac est comme comprimé depuis que je suis arrivé dans cette vaste salle.

Nous nous écartons de la longue table pour manger à l'écart mais plusieurs convives, des hommes notamment, viennent saluer Aikawa-san qui semble connaître beaucoup de monde ici. Comment se fait-il qu'elle soit encore célibataire ? Je relève les yeux, constatant que nous sommes non loin des deux éditeurs de tout à l'heure qui nous observent eux aussi. Je soupire, découragé en croisant le regard peu amène de l'éditeur en chef.

_ Oh, je n'aurais pas dû prendre tout ça ! Regarde la table des desserts, Misaki-kun ! Je ne vais pas pouvoir goûter à tout!

Je mets ses paroles en doute lorsque qu'elle revient plus tard avec une assiette débordant de petites mignardises françaises, de glaces et de fruits.

_ Oh, tu n'as pris qu'une part de tarte aux fraises ? Tu es plus raisonnable que moi !

_ Bon appétit !

Je sursaute à cette voix, suave tout près de mon oreille tandis qu'une main vient brûler un instant le bas de mon dos. Son regard rôde sur moi avec insistance et il pince les lèvres.

_ Usami-sensei ! s'écrit Aikawa-san : vous avez fait du très bon boulot avec les journalistes ! Bravo !

Il soupire sa lassitude avant de boire une longue gorgée de vin. Il abaisse son verre à pied :

_ J'en ai assez, nous allons y aller.

_ Non, pas tout de suite ! proteste-t-elle.

_ Pourquoi ? J'ai fait ma part de boulot : ils ont leurs photos et leurs articles.

Il me jette encore un regard en coin, tout en disant cela et l'éclat que j'y descelle me fait frissonner tout entier. Je me sens rougir. J'ai la désagréable impression que quoi que je tente ce soir, je vais y passer…

Je songe à ses paroles « tu m'en dois une » lorsqu'il m'a presque séquestré dans la cabine d'essayage mercredi. Parlait-il sérieusement ? Je me sens frémir. Vais-je devoir le…

Non !

A dire vrai, je n'ai jamais osé entreprendre ce genre de truc avec lui, depuis que nous avons commencé à être ensemble. C'est toujours lui qui attaque le premier. Il n'est retenu par aucune once de pudeur et n'hésite pas à abuser de moi à loisir pour satisfaire ses envies… Cependant, j'ai bien conscience que sans ce penchant entreprenant, il faudrait attendre longtemps pour que j'ose franchir le pas ou lancer les hostilités. Et si jamais il se lassait d'attendre ? S'il en avait assez de mes tentatives timorées ? Et si jamais il se lassait de moi…

Soudain, c'est comme si un appel résonnait dans mon crâne. Je cligne des yeux, constatant qu'Aikawa et Usagi me dévisagent tous deux :

_ Misaki-kun, tu vas bien ? Tu es tout blanc !

Je reprends mon souffle, essayant de défaire un peu le nœud de ma cravate.

_ J'ai juste besoin de me rafraichir un peu, je reviens tout de suite.

Je dépose mon assiette sur le mange-debout juste à côté. La main d'Usagi se pose sur mon avant-bras :

_ Qu'est-ce qui se passe ?

_ Rien, ça va.

La pression de sa main est forte, il s'est approché, très près. Je me dégage de son emprise avant de gagner les portes-battantes menant au grand hall d'entrée.

La foule et le brouhaha laissent place au silence. Je soupire, soulagé. Il fait plus frais ici. Je gagne les toilettes, m'appuyant un instant contre la longue vasque avant de me rincer le visage à l'eau froide.

Gamin !

Je peste contre moi-même. A mon âge, c'est incompréhensible ! Me mettre dans cet état à cause de ça ! A cause de lui et de ce que je suis sensé faire. J'ai envie de lui plaire, de lui faire plaisir, de le surprendre à mon tour, mais la honte et le stress me paralysent. Je déglutis, fixant mon reflet dans l'imposant miroir.

Je me redresse, époussetant la veste du smoking bleu. C'est vrai qu'il me va bien. Pour une fois, la différence entre lui et moi est moins flagrante. Pour une fois, je me sens adulte. Je souffle.

Je peux le faire, je peux le faire ! Ce soir, c'est moi qui mène la danse.

Un frisson hérisse ma colonne vertébrale.

Je ressors des toilettes, les genoux un peu tremblants et l'esprit absorbé. Peut-être ne s'agirait-il que de le chauffer un peu ? Peut-être suffirait-il de le déshabiller ou de le toucher ? Il part toujours au quart de tour, avec un peu de chance, je n'aurais pas à aller jusqu'à devoir le… jusqu'à le… Je déglutis, le visage rouge.

Aller ! Aller ! Misaki ! Ne fais pas ta mauviette !

J'ai un soupire d'abattement avant de retrouver discrètement la salle de réception.

Usagi et Aikawa-sama sont entourés d'une foule de gens. Je décide de rester un peu à l'écart, observant le sourire de circonstance et les hochements de têtes d'Usagi. Il fait décidément preuve de beaucoup de patience ce soir. Malgré tout, la raideur dans son port de tête et dans ses gestes traduit son agacement.

Je patiente dans mon coin, surprenant parfois les coups d'œil lancés par l'écrivain en direction des portes-battantes.

Il te cherche !

Malgré mes résolutions, je suis encore là à me cacher, à attendre, à essayer de gagner du temps. J'inspire un grand coup, prêt à m'avancer mais le jeune éditeur que j'ai bousculé tout à l'heure me devance : il s'approche du grand Akihito.

Interdit un instant, je les observe de loin. Usagi le remarque s'approcher et en une fraction de seconde, son air maussade s'évapore, remplacé par une surprise non feinte. Le grand écrivain s'illumine, malgré la gêne visible de l'éditeur, qui semble le féliciter lui aussi pour son prix. Ils se mettent à discuter de longues minutes. Usagi sourit à plusieurs reprises, approuvant les propos de son interlocuteur.

Je ne suis pas le seul à les observer. Le Démon l'a également vu : l'éditeur en chef à les yeux tournés vers eux. Il tient un verre qu'il avale sèchement d'une traite avant de remettre ses lunettes en place.

Je ne peux empêcher mon regard de revenir vers eux. Usagi rayonne.

_ Te voilà, Misaki-kun !

Je sursaute, comme prit en flagrant délit. Sortie de nulle part, Aikawa-san s'approche de moi.

_ Tu es sûr que tu te sens mieux ?

Son exclamation a attiré l'attention d'Usagi sur nous, sur moi. Ses yeux se plissent.

_ Tu as fait forte impression aux éditeurs d'Emerald. Je sais que tu es plus adepte des œuvres de The Kan mais si tu parvenais à décrocher un stage dans ce département, cela pourrait t'ouvrir des portes chez Marukawa.

_ Je… je ne suis pas sûr…

Au loin, Usagi prend congé de son interlocuteur, lui remettant sa carte au passage avant de le saluer chaleureusement. Il fend la foule, le regard rivé sur moi.

Je déglutis, le cœur battant. Aikawa-san, inconsciente du malaise qui me gagne peu à peu, poursuit, volubile :

_ Ne tarde pas à leur écrire ou à leur téléphoner. Quelqu'un t'a-t-il donné sa carte ?

_ Oui, l'éditeur Onodera.

_ Fantastique ! Il est très gentil tu verras et Usami-sensei l'apprécie beaucoup !

_ Qui donc ? Lance l'intéressé en arrivant à notre hauteur.

_ Je parlais d'Onodera-san à Misaki.

Je me dégage de la brûlure de sa main, revenue contre mon dos. Il tourne la tête vers moi, me dévisageant longuement. Inconsciente de cet examen, Aikawa-san poursuit son babillage :

_ J'aime beaucoup les éditeurs du magazine d'Emerald mais je ne dois pas être la seule ! Ils sont tous très mignons si tu veux mon avis !

Je déglutis en repensant au jeune éditeur qui était chargé des parutions d'Usagui avant que ce dernier ne soit confié à Aikawa-san…

_ Tu n'as aucune chance, je crois, lance-t-il, un sourire mutin au coin des lèvres.

_ Quoi !? Comment oses-tu ?

Son rire est franc, son regard énigmatique. Je me sens déglutir à nouveau. Qu'est-ce qu'il entend par là ? Est-ce qu'il… Est-ce qu'ils

Mon échine s'hérisse à cette idée et mon cerveau par au quart de tour.

Non !

Je ne pense pas qu'il soit allé jusque là avec son précédent éditeur, au regard de ce que ce dernier m'a confié plus tôt. Il a affirmé ne pas le connaître sur le plan personnel… mais je ne peux m'empêcher de songer au regard perçant, lancé par le terrible Editeur en Chef, lorsque Aikawa-san lui a annoncé que j'habitais chez Akihito…

Oh !

Mon cœur s'emballe mais je n'ai pas le temps de me reprendre puisque c'est au tour du directeur général de revenir à la charge avec une floppée de journalistes. Isaka-san s'approche de nous, entamant la conversation avant que la moindre tentative de retraite puisse aboutir…

Nous voilà de nouveau cernés pour un moment.

L'exubérances et les remarques du directeur général des Editions Marukawa ont eu raison de la patience du grand écrivain.

J'aperçois une brève seconde son rictus énervé. Ce tressautement nerveux au coin de son œil, accompagné d'un léger froncement de sourcil. Il fait la même chose à la maison, lorsqu'il bute sur une intrigue ou qu'on le dérange au pire moment. Cet énervement passe parfois après une cigarette mais parfois cela ne suffit pas et j'ai beau changer de pièce, il finit par me tomber dessus pour évacuer sa frustration.

Les journalistes congédiés, le directeur remercié, il ne lui faut pas plus de trente secondes pour se tourner vers moi :

_ Nous y allons ?

Il me dévisage longuement comme s'il s'attendait à ce que je refuse.

_ Oui, si tu as terminé.

Aikawa-san ne parvient pas à le détourner cette fois et nous prenons congés, quittant la vaste salle de réception pour rejoindre les ascenseurs dans le hall d'entrée.

Les portes chromées de la cabine se referment à peine sur nous que je l'entends soupirer lourdement. Je m'apprête à le regarder mais sa tête vient s'appuyer sur mon épaule.

_ Misaki… soupire-t-il encore en humant l'air près de mes cheveux : tu sens bon.

Sa main se met à glisser le long de mon torse. Je frissonne puis me renfrogne :

_ Qu'est-ce qui t'arrives, tu as bu ?

Ses bras m'enlacent.

_ Oye ! Qu'est-ce que tu fais ! N'importe qui pourrait entrer !

Il rit, embrassant le haut de ma gorge, juste au-dessus du col de chemise tandis que ses doigts s'emparent de ma cravate. Il l'empoigne.

_ Arrête ça ! Usagi-san ! Qu'est-ce que-

Il s'approche encore pour venir glisser ses doigts sous ma veste. Il s'attarde un moment sur mon torse, qu'il effleure avec une lenteur calculée puis dévie brusquement. Je comprends lorsque je sens ses doigts gagner la poche intérieure de laquelle il extirpe une carte avant de reprendre une position convenable, comme si de rien n'était.

_ Mais qu'est-ce qui te prends ?

C'est comme si mon cœur tambourinait contre mes joues. Je réajuste ma veste avant de lever les yeux. Il examine la carte. Je pense un instant qu'il s'agit de la carte de chambre mais mes yeux déchiffrent le nom de l'éditeur bousculé plus tôt dans la soirée. Je tends aussitôt le bras pour lui reprendre mais il écarte le sien.

_ Rends-moi ça tout de suite ! Elle est à moi !

Ses yeux sombres coulent en oblique vers moi, soupçonneux :

_ Qu'est-ce que tu faisais avec Ritsu Onodera tout à l'heure ?

Quoi ?! C'est une blague ?

Les portes s'ouvrent sur un groupe de femmes en habit de soirée, ce qui m'empêche de m'expliquer ou de le réprimander ouvertement. Nous poursuivons l'ascension. Je dois prendre mon mal en patiente. Nous sortons et je me retrouve seul avec lui dans un couloir.

_ J'essayais d'avoir un contact à Marukawa. Il m'a donné sa carte mais je ne suis pas sûr de postuler dans son service.

Son regard de sphinx brille d'une lueur étrange :

_ Le Shôjo ne plaît pas à Monsieur ?

_ Ce n'est pas ça ! Je suis stagiaire, je ne vais pas faire la fine bouche mais… je crois plutôt que l'éditeur en chef à quelque chose contre moi. Nous discutions avec son collègue quand il est arrivé et m'a pris pour je ne sais quel opportuniste.

_ Takano? lance-t-il en me regardant à nouveau, encore plus amusé que dans l'ascenseur. Ses lèvres se pincent tandis que le feu de son regard longe mon costume de bas en haut.

_ Je pense que tu as dû lui faire peur.

_ Peur !? Moi ? C'est plutôt lui qui était effrayant ! J'ai dû passer un vrai interrogatoire ! Heureusement qu'Aikawa-san est arrivée sinon-

Son rire me coupe dans mon élan. Je me renfrogne. Jamais il ne rit comme ça. Son visage espiègle s'approche du mien si vite que je n'ai pas le temps de réagir. Il me vole un baiser, là, dans le couloir feutré de l'hôtel.

_ Misaki… si tu savais.

Ses bras m'enserrent, il me pousse contre le mur.

_ Quoi ? Hé ! Quoi ?

Il m'embrasse à nouveau, sa langue effleurant ma lèvre supérieure avant de l'aspirer. Je frissonne mais me reprend pour l'écarter, déterminé à savoir :

_ Arrête avec tes énigmes ! Qu'est-ce que tu entends par là ?

_ Non, il ne faut pas que tu saches : jamais…

De nouveau sa bouche revient fiévreusement sur la mienne tandis qu'il presse son corps au mien. Je frémis au contact de son bassin et de ses mains qui reviennent me saisir au cou, soudant nos visages.

Il n'y a plus que nos respirations, le bruissement étouffé de nos lèvres, mon gémissement quand il commence à me mordiller.

Le bruit d'une porte que l'on ouvre m'électrise de la tête aux pieds. Je le repousse aussitôt, de peur qu'on nous surprenne dans le corridor que je pensais désert.

Son souffle est lui aussi un peu court. Il se pince les lèvres, en soufflant :

_ Ce costume est décidément très dangereux…

_ Usagui-san, je suis sérieux.

_ Moi aussi !

Son regard est effectivement sérieux et sombre… J'inspire tout en le soutenant. Après quelques secondes, il finit par lâcher, presque boudeur :

_ Je pense qu'il t'a prit pour un potentiel rival. Il tient beaucoup à Onodera-san.

Il laisse ses paroles s'imprégner chez moi tout en guettant ma réaction.

_ Un rival ? M-moi ?

Je suis troublé, jamais je n'aurais imaginé qu'il puisse penser ça de moi. Qu'un autre homme qui plus est avec le poste qu'il occupe puisse penser un seul instant que je puisse représenter une quelconque menace.

_ Tu n'as aucune idée de l'image que tu renvoies... Misaki, tu dois prendre confiance en toi.

Mon cœur tressaute. Son ton n'est pour une fois ni espiègle ni railleur. Je relève la tête. Il semble sincère. Il me contemple longuement lui aussi, avec une douceur qui me remue au fond de l'estomac. Je sens une chaleur diffuse m'envahir lorsque sa main effleure mes cheveux.

Si je ne réagis pas maintenant, il va recommencer et nous risquons trop d'être surpris. L'hôtel grouille de monde et de journalistes : ce n'est pas le moment d'être imprudent. Je me remets en marche, à pas rapide et il me suit, docilement.

_ Quel est le numéro de chambre ? lance-t-il en balayant le corridor des yeux.

Je me fige, avant de chercher la carte d'accès dans ma veste. Une sueur froide me descend le long du dos en lisant le chiffre.

2669. C'est… une blague !?

Il ne va pas manquer de faire une réflexion là-dessus. Ma main se crispe autour de la carte et je m'avance d'un pas rageur vers la droite. Quelques portes défilent, me rapprochant de la sentence. Je m'arrête devant la nôtre, passant ma main devant le lecteur au moment où il arrive, narquois.

_ Oh, je vois.

Un sourire mutin fend ses lèvres.

Il m'énerve !