Il sortit de sa torpeur méditative au milieu de la nuit, et regarda l'heure sur son petit réveil mécanique. Il n'était pas fatigué, comme si vivre le sommeil des autres suffisait à le reposer, et il se fit la réflexion que l'observation pourrait intéresser Kenaran. Entre autres. Des centaines de sujets d'études et de conversation lui trottaient en permanence dans la tête.

Il ferait un excellent Dottorando : il était curieux, intelligent et appliqué. Et peut-être un jour un bon Dottore, s'il prenait la peine de s'appliquer. Le poste de Professore n'était pas non plus hors de portée. Le simple grade de Dottorando, si c'était au Maléfistinat, était cent fois plus prestigieux qu'un emploi de Médicomage. Quand Lucius Malfoy se marierait pour la seconde fois et fonderait sa nouvelle famille, Drago ne serait même pas forcément mis à l'écart : Il pourrait jouer un rôle à mi-chemin du grand-frère et de l'oncle attentif.

Dommage tout de même pour cette carrière avortée de Médicomage : Faire quelque chose de concret de ses mains lui manquerait certainement.

Il était minuit passé, mais Drago se leva tout de même, enfila ses bottines, s'empara de sa clochette d'or, de sa lampe à pétrole, et se rendit à la patinoire.

Une part de lui savait son attitude cruelle : Aller s'exhiber devant Potter alors que celui-ci l'aimait encore serait une torture pour n'importe qui de normalement constitué. Ceci-dit, Potter était différent de lui : Potter aimait la compagnie et préférait la présence frustrante de Drago à son absence totale.

Il frappa à sa porte des coups légers en espérant à moitié que le Survivant soit profondément endormi et ne vienne pas lui ouvrir. Il vint, pourtant : Comme la veille, son jogging lui descendait sur les hanches et ses pieds étaient nus. Il paraissait peut-être un peu moins épuisé, et son expression s'égailla d'un sourire moqueur quand il constata l'identité de son visiteur :

« Est-ce que tu essayes de mettre en place un nouveau petit rituel entre nous ? »

Drago se mordilla les lèvres, pas sadique au point de lui faire remarquer que dans trois nuits, il partirait loin d'ici, mais amusé, malgré tout, par la situation.

« Non, répondit-il doucement. C'est juste que la journée a été mouvementée, alors je venais voir comment tu te sentais.

– Je survis, répliqua Potter en ricanant. Tu appelles ça une journée mouvementée, moi j'appelle ça un dimanche. Et toi, ça va ? »

Drago hocha la tête, hésita, haussa les épaules, puis acquiesça de nouveau.

« Ça a l'air, en tout cas, reprit Potter en le couvant d'un regard doux et pensif. Tu as l'air apaisé.

– Oui, je crois.

– Bon, tant mieux… »

Il y avait beaucoup de non-dits dans cette pauvre affirmation.

« Tu as l'air épuisé, reprit Drago. Si tu préfères, je repasserais demain matin.

– Tu veux dire : Quand ils seront tous là pour nous espionner et que je serais occupé à organiser l'arrivée du ferry ? Nan, je préfère encore que tu viennes me réveiller au milieu de la nuit. Qu'est-ce que tu voulais ?

– Rien… avoua Drago. Ou si : ça m'a traversé l'esprit tout à l'heure… Je repensais à ce que tu m'avais dit hier.

– Houlà. J'ai dit des tas de choses hier, marmonna Potter en échange.

– Tu disais que même si tu avais mis longtemps à comprendre ta bisexualité, tu n'as jamais été totalement indifférent aux corps masculins.

– À certains corps masculins, nuança Potter.

– Est-ce que j'en faisais déjà partie ? » minauda Drago. La question n'était pas tout à fait prétentieuse : Drago avait été un joli garçon. Avant la Marque sur son bras, le Sectumsempra, les tabassages en règle, les viols, la faim, les dents, il avait été un joli petit garçon blond avec un nez minuscule et de grands yeux presque bleus. L'adolescence ne lui avait pas spécialement fait de cadeau en refusant de le faire grandir au-delà de la moyenne, mais aucun des garçons avec qui il était sorti à Poudlard ne s'était jamais plaint de son physique.

« Franchement ? Oui », admit Potter sans sembler gêné une seule seconde.

Drago eut envie de le taquiner et il demanda avec une tentative de sourire espiègle : « Est-ce que j'ai été le premier ?

– Non. Tu étais beau, mais je détestais ta façon de te coiffer. Et de te comporter. Et de tout, en fait, contra Potter en gardant le même ton sûr de lui. Je saurais pas dire qui a été le premier… J'ai un peu honte en y repensant, mais peut-être Lockhart ? »

Drago éclata de rire : « Lockhart était beau, mais c'était un adulte, ça ne compte pas.

– Et un connard, aussi. Dans notre année, il y avait Zabini qui était pas mal, mais je l'ai remarqué plutôt tard… J'ai aussi eu un crush sur Cédric Diggory mais en quatrième année, et euh… »

Drago acquiesça. Zabini avait des yeux superbes, un visage incroyablement harmonieux, des jambes immenses et la carnation de sa peau avait fait fantasmer Drago plus d'une fois. Il avait entendu dire qu'il n'était pas fermé aux relations homosexuelles, mais n'avait pas osé tenter sa chance, par peur que celui-ci ne fasse de sa vie un enfer si la rumeur s'avérait infondée. Quant à Cédric Diggory, il avait été le fantasme sur pattes de tout ceux qui pouvaient aimer les hommes : Grand, bien bâti, une mâchoire carrée, un regard pénétrant… Et puis aimable, droit, sympathique… Presque parfait… Sauf que désespérément hétéro.

Potter cita deux ou trois autres noms, puis son regard se fit songeur, et il marmonna un « Oh… » embarrassé.

« Quoi ? s'étonna Drago.

– Euuuuh… hésita Potter. En fait, je suis en train de faire mon auto-analyse. Ça y est, je sais pourquoi j'ai jamais envisagé de relation sérieuse avec un mec. Le premier sur lequel j'ai fantasmé a essayé de me tuer au bout de cinq minutes. »

Drago haussa les sourcils, attendant l'explication.

« Tom Elvis Jedusor », prétendit Potter en souriant et en hochant la tête, comme s'il essayait de s'auto-convaincre de la chose.

« Comment ça ? Attends… Tu parles du Seigneur des Ténèbres ?

– Oui. Enfin, non ! Je parle de lui quand il avait 16 ans, tu sais ? Tu te rappelles, en seconde année ? C'est ton père qui avait mis le journal dans le chaudron de Ginny ? Quand il est apparu, il a lancé le basilic contre moi. »

Drago cligna plusieurs fois les yeux en essayant sans succès de relier les éléments disparates entre eux.

« Mon pauvre, reprit Potter avec son insupportable ton arrogant. J'oublie toujours à quel point tu as raté toutes mes aventures. Très bien, laisse-moi te narrer la fabuleuse Histoire de Harry Potter et la Chambre des Secrets… »

Le récit mit plus d'une heure à être raconté, et comme d'habitude, Drago fut incapable de faire la part des choses entre la vérité, les exagérations, les imprécisions et les blagues. Comme la veille, ils passèrent tout ce temps debout, sous le petit porche qui menait au logement de Potter, à peine protégés du froid de la Patinoire.

À la fin, Drago secoua la tête, admit que c'était une belle histoire, bien qu'elle manquât de crédibilité, et souhaita une bonne fin de nuit à Potter. Celui-ci le retint encore un moment :

« Attends, j'avais une question, moi aussi. Mais concernant ton père, par contre. Tu veux le voir quand, du coup ? »

Drago hésita, se mordilla les lèvres, puis avoua :

« En fait, je ne sais pas s'il est très utile que je le vois. »

Lucius Malfoy était intelligent, et sa réflexion aurait été utile pour mieux préparer les choses… Mais depuis que Kenaran avait suggéré à Drago qu'il puisse avoir des exigences en échange de sa collaboration, les choses étaient différentes.

Drago était avide, mais son père l'était encore plus. S'il demandait trop, la proposition tomberait à l'eau. Il valait mieux qu'il se charge de tout ça lui-même.

« C'est vrai ? » demanda Potter, et ses yeux brillaient comme si la nouvelle était la plus belle chose qu'il ait jamais entendue.

« Ça ne change rien à ma décision, se hâta de préciser Drago. Je pars quand-m…

– Je sais, je sais, prétendit Potter avec un sourire immense. C'est juste que ça me fait plaisir que tu lui demandes pas son avis.

– C'est mesquin.

– Non, c'est un signe que tu fais ça pour toi et pas pour lui, et je trouve ça formidable. Et rassurant. »

Drago fit la moue, peu convaincu par l'affirmation : Était-il égoïste ? Il avait pourtant l'impression que le bien-être de son père avait pesé dans sa prise de décision.

« Donc… reprit Harry. Ça te fait vraiment du bien de t'imaginer là-bas ?

– Oui, je crois.

– Bon. C'est bien alors. Dans le fond, je suis content que tu aies fait ce choix. »

C'était faux : L'éclat dans les yeux était celui des larmes contenues, pas de la joie.

Ou alors c'était vrai : Le sourire était sincère, bien que tordu.

Ou alors, c'était un peu des deux, c'était Harry Potter.

·

Enfin, le lundi arriva, et il était prévu que tout le monde puisse quitter l'île.

La journée s'écoula dans une ambiance étrange de fin d'année scolaire : Des amitiés s'étaient créées, des adresses étaient échangées, des promesses de se revoir cet été…

Drago ne se sentait pas vraiment concerné par tout cela jusqu'à l'arrivée du ferry peu après le repas du midi : Avec Ginny, ils avaient tenté d'expliquer la situation à Carrow, mais le pauvre ne comprenait toujours rien. Jugson également était transféré à Sainte Mangouste. Les chances qu'il se réveille un jour s'amenuisaient inexorablement, et l'infirmerie de Nguyen n'avait jamais eu vocation à accueillir un comateux aussi longtemps. Quand ils expliquèrent à Carrow qu'il pourrait continuer à s'occuper de son ami à l'hôpital, une moitié de sourire débile éclaira cependant ses traits.

« Je t'écrirai, affirma Ginny. J'essaierai de te tenir au courant de ses progrès.

– Ne t'y force pas : Ce n'est pas comme si je l'aimais bien.

– Tu n'aimes personne, pas vrai ? »

La question avait été prononcée sur un ton taquin : moqueur, mais pas agressif. Drago hésita, puis haussa les épaules. Non, il n'aimait personne. Il était comme Monsieur Temrah, et c'était très bien comme ça.

Depuis le récit de la nuit, Ginny Weasley avait de nouveau évolué dans la représentation mentale que Drago se faisait d'elle. Ce que cette fille avait vécu n'était pas loin d'un viol : Son corps avait été utilisé malgré elle, contre son consentement. Et pourtant, elle allait bien. Elle était vive, joyeuse, déterminée, puissante… Impressionnante.

Il se doutait que Fleur viendrait lui dire au revoir, car leur relation avait ressemblé à une amitié par bien des aspects. Il ne s'était en revanche pas attendu à la démonstration d'affection qu'elle lui prodigua : La Française lui attrapa les épaules et lui claqua une bise sonore sur les deux joues – même celle déformée par les dents – puis le serra contre son cœur.

« Promets-moi que tu vas y réfléchir, demanda-t-elle sans préciser le sujet de sa requête.

– Je vais y réfléchir. Je te le promets », marmonna-t-il en réponse.

Réfléchir n'engageait à rien. Il l'aurait fait même sans y être contraint par une promesse, même si elle n'avait pas abordé le sujet. Penser à Potter était aussi naturel et inconscient pour lui que de respirer.

Puis son époux, Bill Weasley lui serra la main, et si Drago s'en étonna, il n'en fit pas la remarque.

Jusqu'au bout, il avait douté du fait que Potter aille tout de même à Londres : Ce dernier avait prétendu reprendre sa thérapie pour que leur relation ait une chance de renaître, et c'était trop tard désormais… Cependant, il accueillit le ferry comme à son habitude, en aidant personnellement à fixer ou défaire les amarres, et grimpa dans le bateau avec tous les autres.

Avant de retourner au château, Drago observa de nouveau le Détraqueur dans son cercueil de Magie.

Il était venu pour obtenir quelque chose, et Drago avait la conviction étrange que cette chose, il pouvait la lui fournir. Il observa ses longes mains hideuses, la seule partie de son anatomie visible, et songea longtemps au fait qu'il avait tellement voulu les toucher pendant quelques secondes…

Il était loin, et n'avait pas l'habitude d'utiliser la legilimancie sans capter avant le regard de sa victime. C'était cependant différent avec le Détraqueur : Ils se connaissaient bien, désormais. Il prononça la formule à voix basse, discrètement.

Il se retrouva au pied d'une forteresse noire et imprenable, au milieu d'une mer noire et déchainée, sur une plage noire et déserte, sous un ciel complètement vide. Des murailles infranchissables avaient été dressées autour de son esprit. Drago grimaça en songeant que la construction mentale ressemblait étrangement à celles que lui-même bâtissait dans son crâne. Il y avait probablement un passage, une issue, une fragilité, et il pouvait presque deviner où.

Et puis un garde approcha, et Drago prit immédiatement la fuite.

·

Le soir venu, tandis que Drago était installé dans son lit, un roman moldu dans les mains et ses bocaux contre son oreiller, il entendit le grincement de la porte indiquant une visite. Il se redressa rapidement, le cœur paniqué, pour vérifier l'heure sur son petit réveil mécanique. Pourvu que ce ne soit pas un gardien, pourvu que…

C'était Potter.

Drago avait le souffle court… Il avala sa salive avant de glousser nerveusement, infiniment soulagé.

« Ça va ? s'inquiéta Potter.

– Je ne m'attendais pas à de la visite », s'expliqua Drago en se recoiffant, puis en quittant son lit pour venir le rejoindre.

« Bon, je sais que je suis lourd, marmonna le visiteur en tirant la porte de la cellule et en rentrant, mais je me disais que c'était la dernière occasion qu'on aurait de bouffer ensemble… T'es pas obligé d'accepter, bien sûr. Je peux te laisser le sac, si tu veux être tranquille. C'est toi qui voit. N'empêche que si t'avais prévu de passer discuter, on serait plus à l'aise ici que debout à la Patinoire.

– Comment ça s'est passé ? » demanda nerveusement Drago.

L'expression de Potter était anormalement difficile à analyser. Une raideur dans la joue, une crispation asymétrique des lèvres, un regard étrange.

« Bien. Je lui avoué que j'étais un Sorcier.

– Elle l'ignorait ?! s'étonna Drago.

– Non, elle savait. Mais cette fois, je lui ai vraiment, vraiment avoué. Jusqu'à ce qu'elle me croie, je veux dire. Ça pouvait plus durer comme ça. Elle m'aidait bien pour gérer mes petits problèmes personnels, mais j'avais besoin de pouvoir lui parler sérieusement de mes relations aux autres aussi. J'ai pas trop aimé ce qu'elle m'a raconté, mais j'imagine que je l'ai bien cherché. Enfin, bref. Qu'est-ce que tu préfères ? termina-t-il en brandissant un sac en papier marron couvert de traces de graisse et qui n'avait pas grand-chose d'appétissant.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Le truc le plus Moldu auquel t'aies jamais gouté. »

Drago ricana avant d'inviter Potter à enlever ses chaussures et à s'installer. Après une brève hésitation, il décala son tapis en biais, à 45°, pour qu'aucun des convives n'ait le lit ou l'étagère directement dans son dos. Potter observa son manège en souriant doucement, sans sembler comprendre l'intérêt de cette énième modification de l'ameublement intérieur, puis ils s'assirent en tailleurs, chacun d'un côté de la table basse.