Chapitre XXXII
Célia passait tout son temps libre à se renseigner sur les besoins et possibilités des aveugles. Elle savait que le père de Jude en faisait autant, que son père à elle creusait aussi pour aider sa mère, mais elle n'aurait pas réussi à vaquer à ses occupations si elle n'avait rien fait pour apporter son soutien de quelque façon que ce soit. Elle ne cessait pas non plus de réfléchir à un moyen de prouver que les olympiens se dopaient. Mais si les tests n'avaient rien donné, c'était à la source qu'elle devait remonter. Seulement, elle n'était qu'une jeune fille de quinze ans, avec la piètre expérience et les maigres ressources d'une journaliste de club scolaire. La tâche semblait bien au-dessus de ses capacités et elle n'avait pas l'ébauche d'un plan à peu près réaliste.
Elle était donc à la bibliothèque, alternant entre son ordinateur portable, un bloc-notes et des livres marqués chacun à une bonne douzaine de pages, lorsque John tira la chaise vide d'à côté, s'assit et posa son téléphone devant elle. Le milieu n'avait jamais été le respect incarné, encore qu'il faisait montre à son égard d'un minimum de retenue. Célia ne se faisait pas d'illusion. Ce n'était pas que John l'appréciait, mais elle était « la sœur de Jude », soit un genre de créature qu'on ne touchait pour rien au monde et qu'on protégeait à tout prix si nécessaire. Célia n'avait jamais eu trop d'ennuis, même quand elle les cherchait, parce que s'en prendre à elle revenait à défier le frangin et à insulter toute l'équipe. Un statut dont l'inconvénient majeur se révélait lorsque vous crushiez sur l'un des joueurs.
-Bonjour, John, le salua-t-elle en tapant une énième recherche sur son clavier d'ordinateur. Je me porte merveilleusement, John, merci. Mais que puis-je donc faire pour toi, John ? Oh mais naturellement, c'est demandé si gentiment…
-Épargne-moi tes sarcasmes, grogna-t-il derrière son masque. C'est au sujet du nouvel élève, Shawn Froste. Je l'ai surpris en train d'infiltrer les locaux du club pour jouer durant les heures de fermeture. Il est bon et je veux savoir pourquoi il ne s'inscrit pas.
-Il craint peut-être un séjour à l'hôpital ? Avança-t-elle en faisant défiler les résultats. D'effroyables blessures, un coma ou un handicap à vie… Ce sont des choses qui arrivent, de nos jours.
-Rejoindre le club, ce n'est pas rejoindre l'équipe. Quel intérêt de jouer tout seul ?
-Je l'ignore, John, dit-elle (ce qui était la stricte vérité). Et je m'en moque, ajouta-t-elle (ce qui était un gros mensonge).
-A d'autres. Tu adores fourrer ton nez dans les affaires des gens. Fais ton boulot et trouve.
-Et qu'est-ce que j'y gagne ? Siffla-t-elle, agacée.
-Je n'en sais rien. Qu'est-ce que tu veux ?
A ces mots, Célia tourna vivement la tête et la réponse fila tel un fauve affamé bondissant hors de sa cage.
-Un rencard.
-Je ne suis pas entremetteur. Et aveugle ou pas, ton frère me fera la peau s'il l'apprend.
-Je flirte avec qui je veux. Et il suffira que ni toi, ni moi n'en parlions.
-Trop risqué. L'heureux élu finira tôt ou tard par ouvrir sa gueule.
-L'heureux élu, c'est toi.
Le milieu tressaillit et pâlit, écarquillant l'œil qui ne disparaissait pas derrière sa frange. Célia savait qu'il ne tarderait pas à l'envoyer chier, à moins qu'il n'estime plus dangereux de coller un râteau à « la sœur de Jude » que d'accepter ce qu'il pouvait brandir comme un chantage. La jeune fille reporta son attention sur le téléphone. John avait dû filmer Shawn Froste pour prouver qu'il employait les locaux en dehors des heures réglementaires et avoir ainsi de quoi faire pression sur lui, mais aussi et surtout afin de pouvoir montrer aux autres le potentiel du loup solitaire. Célia attrapa le portable et le plaqua sur le torse de son propriétaire.
-Je regarderai ce qu'il y a là-dedans à condition d'être avec toi devant une crêpe caramel-chantilly et un thé glacé. C'est à prendre ou à laisser. Maintenant, tire-toi.
