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~Interlude~
Acte 3 : Edgar Whiltey.
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La sonnette de sa porte d'entrée retentit et Nigel, en sursautant violemment, lâcha sa masse qui s'écrasa lourdement sur le parquet.
Edgar Whiltey eut un mal fou à reconnaître son ami tant celui-ci semblait méconnaissable. Son teint était livide, sa silhouette émaciée, et il semblait au bord de la rupture, presque un cadavre. Des cernes profondes lui mangeaient la moitié du visage, et cette barbe hirsute et négligée semblait n'avoir jamais connu le contact d'un rasoir. Sa chemise froissée, presque réduite à un torchon, avait probablement été portée sans être changée depuis des mois. Et qu'était-ce donc, sur son pantalon ? De la poussière ?
Il n'avait pas voulu croire Ebony lorsque celle-ci l'avait contacté pour lui expliquer la situation, mais désormais, en voyant clairement l'homme face à lui, il se demandait où était passé ce si fringant Major avec qui il avait fait ses armes. La transformation était si frappante, si radicale, qu'il peinait à reconnaître l'ami qu'il avait connu autrefois.
Nigel le conduisit, avec réticence, jusqu'à son bureau et les deux hommes s'installèrent face à face dans les fauteuils de cuir. Un silence tendu s'installa tandis qu'Edgar observait avec effarement la pièce ravagée, plongée dans l'obscurité.
« Bony s'inquiète. » Commença-t-il en fronçant les sourcils.
Carver ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'œil affolés en direction de son bureau : « Qui ça ?»
Edgar fronça les sourcils : « Ta femme, Ebony ? Tu te rappelles tout de même que tu as une femme et deux beaux enfants, n'est-ce pas ? Nigel, tu m'écoutes ?»
Et pour dire la vérité, non, Nigel Carver n'écoutait pas. Il sentait l'ombre rôder prêt de la main de singe et il se demandait si elle n'allait pas la lui dérober. Quelque chose gratta dans les murs et il se redressa brusquement, se précipitant vers son mur, s'agenouillant à même le sol pour essayer de voir par le trou qu'il avait creusé : « Tu entends, n'est-ce pas ? - cria-t-il en se retournant vers son ami. - Tu l'entends, toi aussi ?»
Edgar regarda longuement son ami, qui tentait fiévreusement d'élargir l'ouverture. Il avait l'air d'un fou. Peut-être devrait-il appeler l'asile ? Demander de l'interner en urgence ?
Il écouta un instant le silence, uniquement rompu par le grattement erratique des ongles du Major sur les briques : « Je n'entends rien, Nigel. Rien du tout. Dis-moi, depuis quand n'es-tu pas sorti prendre l'air ? Nous pourrions aller tous les deux, tu sais, dans ce petit bar que tu aimes tant en bas de la rue. Nous pourrions commencer par ouvrir ces volets... » Et Edgar se dirigea vers la fenêtre.
Un hurlement l'arrêta : « Ne fais pas ça, malheureux !» C'était Nigel qui se précipitait sur lui pour l'en empêcher. « Les ombres ! Jamais tu ne dois les troubler. Elles nous dévoreront tous en temps voulu. Ne précipite pas les choses. Leur fureur... leur fureur serait terrible !»
Une vague de colère envahit Edgar Whiltey : « Cela suffit, maintenant !»
Il écarta d'un mouvement sec le Major et, de son autre main, souleva la barre métallique qui maintenait les volets fermés. Aussitôt, le soleil s'engouffra dans le bureau, et Nigel se recroquevilla au sol, se lamentant : « Qu'as-tu fait, qu'as-tu fait ? Quel malheur !»
Edgar essaya de le raisonner : « Mon ami. Il n'y a rien dans les ombres. Rien du tout. Tout comme il n'y a rien qui court dans tes murs. Tout est dans ta tête. Tu t'es isolé trop longtemps. Revoir tes enfants et ta femme te ferait le plus grand bien. Viens avec moi, ils seront heureux de te revoir. »
Mais Nigel ne fit pas mine de bouger. À la place, il gémit avec douleur : « Si seulement tous ces parasites pouvaient disparaître... » Il entendit un craquement venant de son bureau. « Ce n'était pas un souhait !» Hurla-t-il en se tournant brusquement vers le bureau. Mais, sourd à toute supplique, un second doigt de la main de singe s'était baissé.
Le grattement reprit dans les murs, plus fort désormais, et le Major se précipita pour refermer les volets et sécuriser le tout en tirant les épais rideaux de velours. L'obscurité envahit à nouveau la pièce, plongeant les deux hommes dans d'opaques ténèbres. « Va-t'en ! Pars ! Tu n'es pas le bienvenu chez moi. Dis aux autres que je suis mort. Je ne veux plus voir personne. Cette maison m'appartient ! J'y vis comme je le veux ! Je suis mon propre maître. »
Et, comme Edgar semblait hésiter, pour le convaincre, Nigel Carver sortit son sabre et le brandit dans la pièce, lançant sa lame de droite à gauche, erratiquement, sans distinction.
Son ami n'attendit pas plus longtemps pour prendre les jambes à son cou. Il se précipita hors du bureau, se jurant intérieurement de signaler le comportement du Major aux autorités compétentes.
Mais, alors qu'il s'apprêtait à s'engager dans les escaliers, quelque chose s'enroula autour de ses pieds pour les enserrer avec férocité. Baissant les yeux, il ne distingua rien d'autre que les ténèbres. Il tenta désespérément de se dégager, mais ses efforts semblèrent vains. Dans un geste de panique, il donna un coup de pied un peu trop virulent dans le vide et, au lieu de retrouver une prise, il perdit l'équilibre, manqua l'une des marches et dégringola sans ménagement un étage plus bas, pour finalement s'écraser brutalement contre le sol de marbre glacé du rez-de-chaussée.
Ses vertèbres craquèrent cruellement et une douleur lancinante transperça ses poumons, comme si mille couteaux les transperçaient. Il avait mal. Il ne pouvait plus bouger. Il essaya d'appeler le Major, mais seul un gargouillis désagréable sortit de sa bouche.
ll gisait, impuissant, tel un pantin brisé, le visage tourné vers le plafond. Son regard s'accrocha à la silhouette immobile de Nigel Carver, la main posée sur la rambarde de fer forgé, dominant la scène depuis le premier étage, qui le toisait en silence, impassible.
Puis il lui sembla discerner autre chose, derrière lui, comme une ombre gigantesque, effrayante, qui se profilait derrière lui et semblait vouloir l'engloutir. Mais il n'en était pas certain, car ses sens s'engourdissaient et son champ de vision se brouillait lentement.
Major se retira dans les ténèbres, se fondant dans l'ombre comme s'il avait été absorbé par elle. Aucun son ne troubla ce silence oppressant, comme si le néant l'avait avalé d'un coup, tout entier.
Puis, le noir absolu l'enveloppa, engloutissant ses dernières pensées, ses peurs et toute trace de réalité.
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Billy avait envie de pisser. Cela devenait urgent. Il avait envie de pisser, mais d'un autre côté, il ne voulait pas quitter sa chaise, craignant de rater une partie intéressante de l'histoire. Il se tortillait donc, comme un crétin, depuis dix minutes sur lui-même attendant le moment propice (ou surtout la fin de l'histoire) pour pouvoir se soulager.
Harry lui jeta un coup d'œil compatissant et s'inclina légèrement vers son Maître : « Pardonnez-moi, pourriez-vous m'accorder une petite pause, je dois... je dois aller me rafraichir. »
Billy soupira de soulagement et se redressa à son tour : « Moi aussi... » Marmonna-t-il avant de suivre Harry en direction des toilettes. Quand ils furent seuls tous les deux, aucun ne s'exprima immédiatement. Les deux hommes devaient repenser à l'histoire que Thomas Gaunt était en train de leur raconter.
« Ce n'est pas si effrayant, finalement. - pensa Billy en grimaçant. - C'est juste un pauvre type qui a fait de mauvais choix. Et pas mal de malchance. » Lui ne ferait pas les mêmes erreurs.
Harry était sombre. Bien plus renfermé que d'habitude. Quand il ouvrit enfin la bouche, un seau d'eau glacée coula dans le dos de Billy : « Je les entends. Moi aussi. Et je crois que je les vois. »
« De quoi tu parles. » Grogna Billy.
« Des grattements. - souffla Harry - Et des ombres. Elle me suive depuis cette nuit-là, où le doigt s'est baissé. J'ai peur. Je sens que rien de bon ne va m'arriver. Il y a quelque chose dans les ténèbres. Je le sens. Tu devrais te débarrasser de ce truc avant qu'il n'arrive malheur. »
Billy secoua la tête et sortit de sa poche la petite main de singe. Harry écarquilla les yeux et recula, effrayé : « Qu'est-ce que tu fous avec ça sur toi ? »
Billy sourit : « C'est ridicule ! Je ne vais pas passer à côté de supers souhaits juste pour une histoire inventée. - il balaya vite fait le souvenir de la mauvaise nuit qu'il avait passé - Ce type, Nigel machin chose est un crétin. Je saurais choisir mes souhaits plus judicieusement que lui ! Tiens par exemple, cette blonde canon là, Rebecca ou je ne sais plus quoi... »
« Madelyn ? » Proposa Harry
« Ouais, cette poule-là, et bien je pourrais souhaiter qu'elle soit folle de moi... »
« Arrête ! » Hurla Harry plus blanc qu'un linge. Mais il était trop tard. Un craquement sec retentit et les deux hommes virent avec inquiétude un des doigts de la petite main se baisser.
« Qu'est-ce que tu as fait… » Harry était blême.
« J'ai de l'or. – affirma Billy – Ce vœu que j'ai fait le soir où tu m'as apporté la patte, et bien il s'est réalisé. Ce truc fonctionne ! Tu comprends ? Ça exauce les souhaits ! Je serais le pire des cons de ne pas m'en servir ! »
« Tu n'as donc rien écouté de l'histoire ? – Gronda Harry – Le Major… il va finir dévoré par les Ombres. C'est ce qui va t'arriver ! Et Bon sang ! C'est peut-être aussi ce qui va m'arriver ! Je sais qu'ils me suivent ! Je sais que je suis le prochain sur la liste ! Oh pourquoi donc ai-je voulu t'aider ? »
Billy prit Harry par les épaules pour le secouer violemment : « Tais-toi ! C'est des conneries je te dis ! Tu as peur des ombres ? Alors c'est facile, reste dans la lumière ! Ce truc c'est la chance de toute une vie. Je vais enfin pouvoir quitter le taudis où j'habite et vivre comme un prince. Et toi tu veux que je laisse tomber ? Mais tu rêves gamin ! »
Il le bouscula pour retourner dans le pub où Harry le rejoignit bientôt, l'air sombre. La belle blonde, comment c'était déjà ? Mary ? Se tourna vers lui et lui adressa le plus charmant des sourires : « C'est que vous commenciez à nous manquer, Billy. » Dit-elle et Billy sentit son pantalon se resserrer autour de ses couilles. Putain de merde. Ça avait marché. Elle ne regardait plus Gaunt maintenant, c'était lui, le centre de son attention.
Il s'assit, écartant les jambes jusqu'à pouvoir frôler celles de la fille, et lança un regard goguenard à Gaunt : « Où vous en étiez, déjà ? »
Les yeux du Lord s'assombrirent encore plus et Billy eut l'impression que l'homme face à lui devenait l'ombre lui-même.
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