QUI LAISSE UNE TRACE, LAISSE UNE PLAIE
(avril 845)
Keith Shadis
Merde ! Quelle poisse ! Ca défie toutes mes prévisions ! Pourquoi ces saletés sont revenues dans le coin ?!
Je me concentre sur l'horizon en me forçant à ne pas regarder derrière moi. L'escouade d'Erwin a perdu du terrain, elle doit être en train de combattre. J'entends des jets de gaz dans mon dos... mais je dois garder la tête, je ne dois pas prendre part aux combats. C'est rageant... Il faut forcer l'allure.
Une des équipes nouvellement formées entre dans mon champ de vision, sur la droite, et fonce sur des titans apparus par-delà une colline proche. Elle est majoritairement constituée de nouvelles recrues, à part le chef qui est un vétéran. Une gerbe de sang jaillit dans les airs et un des colosses s'effondre. Je crois que c'est le jeune Emmerich, un bon élément celui-là. Il a eu d'excellents résultats à ses tests. C'est une vraie tête brûlée qui ne doute de rien, mais ça doit lui porter chance...
Je bifurque vers l'ouest et la cohorte suit le mouvement tant bien que mal. Ma monture souffle rudement, car nous avons adopté très tôt le galop de phase trois. Son encolure est trempée. Je la flatte de la main. Allez ma belle, je sais que tout ne se passe pas comme prévu, mais on est dans le même pétrin, alors me laisse pas tomber !
Je ne perds pas espoir, le terrain sera peut-être plus dégagé après le premier avant-poste. Impossible de prévoir les actions des titans ; ces choses n'agissent pas comme une armée ordonné, avec un plan d'attaque et des priorités, non ; ils pullulent comme des parasites là où ils le veulent, sans qu'aucune volonté ne soit à l'oeuvre... Aucune, vraiment ? Hanji et Erwin en doutent de plus en plus, mais que pouvons-nous y faire ? Nous sommes à leur merci de toute façon.
Mon but premier, c'est de perdre le moins de soldats possible avant d'atteindre le refuge. Celui-ci est le plus sûr que nous ayons, il n'a jamais été attaqué, nous pourrons nous y reposer sans souci.
Erwin m'interpelle. Je prête l'oreille à sa voix qui se rapproche, et qui m'informe que les environs semblent sécurisés pour le moment. Bien. Je ralentis un peu afin de ménager nos montures. L'étalon blanc d'Erwin a l'écume aux lèvres et tire sur son mors pour gagner de la bride. Je constate que que mon bras-droit a utilisé des lames. Il s'est battu aussi. Il ne sait pas à quel point c'est frustrant pour moi de ne pas pouvoir me battre avec eux, prendre ma part des risques...
La colonne reprend un semblant d'ordre. Je m'autorise à jeter un oeil derrière mais Erwin me dit ce que je veux entendre : les chariots sont saufs, et nous n'avons qu'une victime à déplorer ; son cadavre a pu être récupéré. Il sera laissé à l'avant-poste et rapatrié au retour. Je me remets droit sur ma selle et observe Erwin. Je ne vois pas de reproche dans son regard. Il le pourrait pourtant. Il n'était pas sûr que la zone soit encore vide de titans, et j'aurais dû l'écouter. A chaque fois qu'on aborde le sujet de ces monstres, j'ai l'impression qu'il en sait plus qu'il ne veut le dire, mais quand il essaie de me faire comprendre des choses, j'ai tendance à ne pas y faire attention. Je suis comme ça, j'aime les explications directes, pas les devinettes. Il a sans doute ses raisons, il ne cacherait pas des informations s'il savait quelque chose de vraiment important. Il a autant à coeur que moi de mener une expédition "propre".
Nous continuons à galoper en phase deux pendant un moment. Puis, les ennuis ressurgissent. Des titans se jettent sur nous depuis la plaine, les gueules ouvertes, les dents suintantes... Erwin mène son escouade en avant, l'épée au clair, et je vois ses hommes débouler derrière lui, dans un ensemble parfait, ses équipes en réserve. Il n'a pas le choix, il va devoir y aller aussi. Il décolle le premier, suivi de Zacharias et Livaï. Ils tournent autour du premier, dont Erwin tranche les jambes ; Livaï finit le travail en tournoyant vers la nuque à découvert, tandis que les autres appliquent la même stratégie sur les titans suivants.
Cette escouade agit comme un seul homme. Erwin n'a pas besoin de donner des ordres très précis pour obtenir ce qu'il veut, ils lui font une absolue confiance. Quand Wenzel rate une mise à mort, Elfriede prend le relais pour corriger le mouvement, et c'est comme si rien ne s'était passé ; Livaï et Zacharias travaillent aussi très bien ensemble et achèvent de concert un même ennemi sans se percuter. Leurs mouvement sont fluides, et même si Livaï a toujours tendance à en faire trop, le résultat parle de lui-même : cette escouade est la meilleure.
Les vétérans rejoignent leurs chevaux, et Erwin ordonne aux équipes de soutien de prendre le relais. Gelgar guide les recrues entre les mains avides des titans, et je décèle dans leurs mouvements le même ensemble que tout à l'heure ; Erwin a bien formé ces jeunes aussi, pas de doute. Je me demandais pourquoi je ne le voyais plus beaucoup dans son bureau ces temps-ci, il a pris son rôle à coeur.
Bientôt, un amas de corps titanesques jonche la plaine, et la fumée qui s'en élève est si épaisse que les lignes arrières devront faire un détour pour l'éviter.
J'observe de nouveau mon subordonné. Il regarde droit devant lui, à peine essoufflé, l'expression de son visage tout à fait neutre. Il sait quand il faut avancer et quand il faut féliciter ; il le fera plus tard, si nous nous en sortons vivants. Je ne discerne même pas un peu de suffisance ou de satisfaction sur ses traits...
Erwin n'est pas de ce genre-là.
