Mais pour ce qui est de vivre, Near. C'est important aussi. Tu as besoin d'être entouré, et pas seulement d'adversaires. Tu as besoin d'amis sur qui tu peux compter.
Le mois d'octobre couvait une tension nerveuse inexplicable. Les pensionnaires de la Wammy's House se disputaient sans raison et à la moindre occasion. Une fois, Linda et Carmen haussèrent le ton à cause d'un désaccord sur l'épisode de Pearl Harbor, et le conflit prit une telle proportion que Carmen explosa en sanglots. Une autre fois, ce fut une prise de bec entre Teo et Arsen au sujet du score d'un match de volley qu'ils avaient disputé qui dégénéra en règlement compte à grands renforts de gifles. On n'avait jamais vu le placide Teo se laisser ainsi dépasser par ses émotions.
Near avait un terrible pressentiment, et sa tendance à l'isolement se renforça. Il n'avait pas la moindre envie de se prendre une taloche à cause d'un mot pris de travers. Il ne consulta pas Mello sur ses impressions mais il semblait les partager. Au lieu de profiter du climat de chaos généralisé pour se défouler sur lui ou sur une autre de ses têtes de Turc, il observait les évènements d'un air sombre, et se tenant en retrait.
La période étrange qu'ils traversaient semblaient accentuer les traits de caractères de chacun, quand elle ne les déformait pas, et même les professeurs ne savaient plus où donner de la tête.
- C'est bien simple, je ne comprends plus rien aux adolescents. confia Mme Settergren, la professeur d'histoire, à Linda, un jour où Near se trouvait à côté.
Chez Near, ce climat de tension se traduisit d'une manière bien différente : il se mit à rêver fréquemment de Mello. Des rêves d'une brièveté et d'une intensité qui le laissaient haletant dans son lit, et qui se produisaient à des intervalles de plus en plus rapprochés, comme des contractions. Le réalisme de ses visions et de ses sensations le laissait en proie à une très grande agitation. Le toucher de Mello, son odeur, l'éclat dans son regard et le crucifix qui pendait sur son torse nu lui envoyaient des décharges électriques dans la colonne vertébrale. D'autres fois, à la place de ses visions d'unions charnelles, il recevait des images d'angoisse. Des couloirs sombres où il cherchait Mello sans pouvoir le trouver. Des voix murmuraient à travers les murs des paroles que Near ne comprenait pas.
Un soir où Near tâchait de résoudre un puzzle particulièrement fastidieux (L'Atelier du Peintre de Courbet en 600 pièces), recroquevillé dans le couloir à la jonction entre les cuisines et la salle commune – son endroit de prédilection quand cette dernière était bondée – Matt vint s'asseoir à côté de lui. Il triturait sa console sans mot dire, et les deux garçons restèrent un long moment absorbés dans leurs activités respective, dans un silence confortable.
Le temps était à l'orage et la pluie tambourinait à grosses gouttes contre toutes les fenêtres de l'école. Au-dessus de la tête de Near, elle produisait un toum toum sourd en percutant la gouttière. De temps à autre, un éclair silencieux venait zébrer le ciel.
Near réalisa qu'il appréciait la compagnie imprévue mais tranquille de l'adolescent qui pianotait sur sa Game boy, assis à côté de lui. Matt semblait ne pas s'être laissé touché par le climat ambiant, ce qui faisait soudain de lui la personne la plus agréable avec qui être. Dans cette atmosphère sombre, c'était comme si le monde s'était imprimé en négatif. Les vérités cachées pouvaient être dites, et les monstres sortaient à découverts.
Finalement, ce fut le roux qui rompit le silence :
- Alors, tu as pu parler à Mello ?
Near suspendit son geste.
- Oui.
- Et alors ?
Il posa la pièce qui venait compléter un groupe de personnages.
- Comme tu l'avais prédit, ça n'a pas été concluant. Mais je ne baisse pas les bras.
- Tu as raison.
Near lui jeta un regard en biais. Sa console émit un petit jingle désolé qui signalait un mauvais choix.
- J'ai été un peu dur avec toi la dernière fois. avoua Matt. Ton idée de t'associer avec Mello, elle n'est pas si bête. Quand tu m'en as parlé, ça m'a donné du grain à moudre.
Matt lui sourit.
- Votre petit jeu de rivalité là, au fond c'est ça qui vous aiguillonne. En fait, vous êtes le plus grand supporter l'un de l'autre.
Near fit un petit mmh, curieux de savoir où il voulait en venir.
- La vérité c'est que si tu n'étais pas là et que Mello était premier, il serait encore beaucoup moins bon qu'en place de deuxième à te courir derrière. Pour quelqu'un comme Mello tu es une bénédiction déguisée. Il n'y que quelqu'un comme toi qui pouvait le forcer à montrer le meilleur de lui-même. Maintenant je sais que Mello a besoin de toi.
Matt hocha la tête et lui jeta un regard perçant.
- Peut-être que tu avais déjà compris ça, sur toi aussi. Que tu ne peux réaliser ton plein potentiel qu'en représentant le défi de Mello.
Near sentit son cœur se contracter anxieusement. Mon plein potentiel. Qu'en représentant le défi de Mello ? Qu'est-ce que cela signifiait ?
- Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? demanda Near avec détachement.
Matt haussa les épaules.
- Un pressentiment ? dit-il avec humour. Plus sérieusement, je suis un préoccupé par Mello. Récemment je le trouve dispersé. Incohérent. Cette histoire de concurrence avec toi l'a toujours rendu dingue, mais là c'est différent. Là j'en viens à me dire que s'il n'est pas choisi par L, les choses vont vraiment mal tourner. Qu'il va faire des trucs stupides. Et dangereux. Alors oui, peut-être que je te dis tout ça pour lui, mais qu'est-ce que j'y peux. Mello c'est comme mon frère. Je ne veux pas qu'il lui arrive de connerie. Alors si c'est pour lui épargner ça, Near, je suis avec toi. Tu peux compter sur moi si tu en as besoin pour convaincre Mello.
Le tonnerre gronda au loin. Near réalisa qu'une sueur froide recouvrait tout son corps. L'orage soudain l'effraya, et, jusque dans son propre corps il ne se sentit plus en sécurité. Il se sentait comme projeté dans une réalité en miroir de la sienne. Une réalité où les rêves disaient la vérité, où les ombres sur les murs étaient douées de parole, et où le destin de Mello était écrit en lettres de sang.
L'espace d'un instant il se vit très nettement dans un monde où Mello n'était plus. Où il ne pourrait plus lui parler. Plus l'agacer. Plus l'encourager. Ils ne compareraient plus leurs résultats, leurs idées. Leur passion.
- Near, ça va ? T'es tout pâle.
Il épongea son front d'un geste erratique. Ça n'avait duré qu'un instant. L'impression de mort qui pesait sur sa poitrine s'était dissipée. Ça n'avait duré qu'un instant, mais ça avait été affreux. Affreux.
- Ça va. Matt ?
- Ouais ?
- Moi non plus je ne veux pas qu'il arrive malheur à Mello.
Matt lui adressa un sourire un peu de travers.
- Z'êtes vraiment bizarres vous deux.
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Le jour suivant, Near vint frapper à la porte du directeur de l'établissement, trois petits coups secs sur le battant qui indiquait Roger Ziwkovitch – Directeur sur une plaque d'or.
- Near ? s'étonna Roger quand il poussa la porte.
Il étouffa une quinte de toux dans son mouchoir à carreaux, assis derrière son bureau massif. Il paraissait débordé, et vieilli. Le ciel était resté si couvert pendant toute la journée que l'on se serait cru en pleine nuit. Il n'était pourtant que 14h 20.
- Je voudrais m'entretenir avec vous sur un sujet important. Est-ce que je peux entrer ?
- Eh bien c'est-à-dire... balbutia-t-il, Je suis supposé te convoquer, pas l'inverse. Mais puisque tu es là... Entre, prends place.
Near hocha la tête et le suivit sans perdre de temps. Alors qu'il avait toujours été en poste depuis son arrivée, Roger avait manifesté à son égard une sorte d'embarras croissant, comme s'il n'était pas bien sûr de savoir comment traiter un individu aussi brillant mais peu communicatif. Étant donné qu'il connaissait bien ses parents, Near aurait espéré pouvoir en apprendre plus sans trop de difficultés sur ses origines, mais Roger bottait en touche et repoussait toujours le moment de lui parler de ses parents.
C'était peut-être pour cette raison qu'il se montrait aussi gauche avec lui. Pour ça, et pour cette particularité qu'avait Near et qui consistait à ne jamais adapter son comportement à son interlocuteur. Qu'il s'agisse d'un pensionnaire ou d'un professeur, il logeait tout le monde à la même enseigne : il fixait, scannait, analysait, et ne montrait ni affect ni déférence.
Near balaya du regard le grand bureau en bois laqué. Il y avait des piles de papier, un presse-papier contenant un papillon dans de l'ambre, des pots à crayons, mais il était beaucoup plus en désordre que dans ses souvenirs. Near adopta sa position de confort : en tailleur, un genou ramené contre sa poitrine.
- Eh bien Near, quel est ce sujet important ?
- La succession de L. (Roger parut consterné) J'ai de bonnes raisons de croire que ma proposition pourrait l'intéresser.
Roger entrecroisa les doigts, l'air mal à l'aise.
- Tu n'es pas sans savoir que cette décision ne relève pas de votre concours, quand bien même tu es un des candidats pressentis.
- Un des deux candidats pressentis. corrigea Near en enroulant une mèche autour de son index. Le deuxième est Mello. Il n'y a que nous deux qui sommes pressenti. C'est vous-mêmes qui nous l'avez dit il y a trois ans.
- C'est exact.
- Aussi (Near déroula la mèche et tira dessus avec application), j'imagine que si L n'a toujours pas fait son choix depuis le temps, c'est que nous lui semblons être des successeurs possibles à égalité.
- Je ne vois pas du tout où tu veux en venir.
- C'est simple. L ne peut pas faire son choix, ou il ne le veut pas. Mello me talonne à presque rien dans le classement. Pourtant, nos caractères sont diamétralement opposés. Nos forces et nos faiblesses sont opposées, elles se compensent. Nous n'avons recours ni aux mêmes stratégies, ni aux mêmes raisonnements quand nous sommes présentés face à un problème. Pourtant nous arrivons aux mêmes résultats.
- Et donc ?
- Suggérez à L de nous choisir tous les deux. déclara Near avec assurance. Mello et moi, nous ne donnons le meilleur de nous-mêmes que quand nous sommes face à l'autre. Ça n'aurait pas été le cas si nous avions été élevés différemment, mais aujourd'hui c'est ainsi. Nous avons grandi en nous complétant. Choisir l'un de nous deux serait une absurdité. Nous nous sommes construits pour nous équilibrer.
Le directeur n'aurait pas eu l'air plus surpris si Near lui avait dit qu'il quittait la Wammy's House pour se lancer dans une carrière de cheerleader.
- Comment peux-tu penser que Mello...
- Acceptera ? Pour ce qui est de le convaincre, j'en fais ma responsabilité. Pour ce qui est de vous convaincre, je voudrais simplement vous rappelez cet épisode de mon hospitalisation il y a trois ans.
Near avait été placé en soins spécialisés pour traiter un souffle au cœur qu'il avait de naissance et qui s'était aggravé, nécessitant une intervention d'urgence qui l'avait sorti de le Maison pendant trois semaines consécutives, en pleine période d'examens.
- Tout le monde s'attendait à ce que Mello profite de cette opportunité pour prendre de l'avance sur moi. En fait, à la surprise générale, il a semblé se désintéresser partiellement de l'épreuve en apprenant que je n'y assisterai pas, et il a finalement obtenu de moins bons résultats que d'habitude.
Le directeur examina cet argument avec attention.
- Mais pour ce qui est de toi, Near ? Tu ne travailles pas en équipe. Ton mode de fonctionnement a toujours été solitaire.
Near réfléchit.
- Il serait plus exact de dire que je ne travaille qu'avec quelqu'un que je considère à mon niveau. C'est le cas de Mello. Et, en vérité, je n'en suis pas arrivé ici tout seul. Vous voyez... Moi aussi j'ai besoin de quelqu'un à qui me mesurer. Quelqu'un qui me réponde. Moi aussi j'ai besoin de Mello.
Roger se renfonça dans son fauteuil, l'air stupéfait.
- Ça par exemple. Si j'avais cru entendre ça un jour.
- J'ai un autre exemple. L'année dernière Mme Turner avait formé des binômes pour nous faire travailler en équipe à la résolution d'un problème de logique, une expérience de pensée sur une enquête imaginaire.
« Elle avait trouvé intéressant de nous mettre ensemble, Mello et moi. Sauf que, comme prévu, Mello n'avait pas voulu coopérer. Il avait voulu que nous fassions la course pour voir qui trouverait le plus vite. Pour finir, Mello et moi avons soumis nos rapports au même moment. Nous étions arrivés au même résultat en employant deux approches complètement différentes.
« Mello proposait une solution totalement empirique la mienne était strictement déductive. Nos résultats étaient identiques, mais Mme Turner a remarqué quelque chose : les trous dans nos raisonnements respectifs, les quelques passages qui ne pouvaient pas être expliqués, trouvaient leurs pièces manquantes dans le rapport de l'autre. Autrement dit, sans jamais nous consulter, nous avions fourni un travail parfaitement complémentaire qui, si nous l'avions rendu ensemble, nous aurais valu la distinction maximale.
« Au lieu de ça, termina Near en souriant doucement, elle nous a passé un savon sur l'importance de travailler ensemble et, pour que nous nous rappelions de la leçon, elle a divisé notre note par deux.
- Je vois. (Il eut un sourire amusé.)
L'horloge nichée dans un coin sonna la demi-heure, Roger y porta un regard absent, puis il se moucha à grands bruits. Le brusque refroidissement de la saison avait provoqué une véritable épidémie de rhume dans la Maison.
- J'entends ta requête. Pour être honnête, j'avais toujours pensé que ce serait la solution la plus fructueuse. Je ne manquerai pas de faire parvenir ta suggestion à L, si c'est ce que tu veux.
- Oui, et assurez-vous de lui faire remonter également les arguments que je vous ai fournis.
Roger lui jeta un regard intrigué par-dessus ses lunettes, comme chaque fois que Near outrepassait accidentellement les limites de la hiérarchie, mais ne releva pas.
- Mais dis-moi plutôt, Near. Tu es en première position du classement, a priori le mieux placé pour être choisi par L. Pourquoi voudrais-tu prendre le risque de partager ta place avec Mello ?
Near soutint son regard.
- Il n'y a aucune stratégie derrière ma proposition. Je vous ai dit toute la vérité. Je fais cette demande parce que je sais que, moi aussi, je travaillerai mieux en compagnie de Mello.
- Travailler mieux... Encore faudrait-il que vous ayez déjà travaillé ensemble. Sauf ton respect, cette idée est encore très théorique.
Near tira énergiquement sur une de ses mèches.
- Pour ça, encore une fois, ne vous en faites pas. J'en fais mon affaire.
- C'est entendu. Ce sera tout, Near ?
- Ce sera tout, excepté... (Near hésita) Que je crois que L est en danger. Je crois qu'il devrait montrer la plus grande méfiance envers son entourage, même ceux en qui il a confiance. Surtout ceux en qui il a confiance.
Un frisson nerveux le parcourut, et Roger le fixa d'un air davantage concerné par son état mental que par le propos qu'il venait de tenir.
- Tu as des raisons de penser cela ?
- Non, aucune. avoua Near. J'ai juste le sentiment que quelque chose de mauvais se profile. Je n'ai aucune preuve pour étayer mon sentiment... mais je le crois partagé.
Roger se racla la gorge, parut sur le point de dire quelque chose, puis se ravisa.
- Near, tu as bien conscience que si L choisit d'accéder à ta demande et vous nomme tous deux successeurs, il est possible que Mello refuse purement et simplement le poste ?
- J'en ai conscience. J'y travaille.
Le directeur soupira profondément, puis il dit avec une intonation de tendresse qui le prit de court :
- Je sais que Mello et toi êtes des êtres d'exception mais, bon sang, si seulement vous pouviez être un peu plus simples.
- Simples ?
- Simples, oui. Tu sais, Near, ne pas passer par quatre chemins a parfois des vertus. Pour ce qui est de résoudre une enquête, je vous confie mille fois cette charge, je n'en serai jamais capable. Mais pour ce qui est de vivre, Near. C'est important aussi. Tu as besoin d'être entouré, et pas seulement d'adversaires. Tu as besoin d'amis sur qui tu peux compter.
La discussion prenait un tour que Near n'aimait pas du tout.
- Je m'en sors très bien jusque-là, merci.
- Tu t'en sors très bien, mais ta vie ne se limitera pas pour toujours aux murs de la Maison. Tu auras besoin d'amis pour traverser les épreuves que la vie te réserve.
- ...
- Des épreuves qui ne seront pas seulement des défis intellectuels, j'entends. Des peines de cœur, des pertes, des échecs. Tout le monde a besoin d'être entouré.
- ...
- Et je parle pour Mello aussi. Cette tendance à tout monter en compétition le rendra très malheureux. Vous n'avez plus de parents, vous devez être votre propre famille !
Je ne t'ai rien demandé, vieux schnock. Pour la première fois de sa vie, Roger avait réussi à le mettre en rogne.
- Alors grand bien vous fasse si vous pouvez travailler ensemble. Tu dois apprendre à compter sur quelqu'un.
Near quitta le bureau de Roger avec le sentiment désagréable de s'être fait prendre à son propre jeu.
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Le soir même dans sa chambre, Near replaçait ses rubiks cube par ordre croissant en s'assurant qu'ils étaient tous parfaitement alignés. L'ordre lui provoquait toujours un sentiment de plénitude incomparable. On parlait de chaos mais, en vérité, l'univers ne fonctionnait que sur l'ordre le plus rigoureux : les chiffres, les proportions, la géométrie... Sans parler de la musique. Dans la chambre adjacente résonnait le violon de Jade. La jeune fille était un prodige de l'instrument. On le prenait pour une créature austère, mais la vérité était que Near adorait la musique. Aussi, il avait été ravi de se voir placé à côté d'elle, lors de la réattribution de la rentrée.
Passé seize ans, les pensionnaires de la Wammy's House qui en manifestaient le désir se voyaient attribuer une chambre individuelle dans une petite cellule de l'aile ouest. Near avait évidemment soumis sa demande et se retrouvait enfin, pour la première fois de sa vie, l'heureux propriétaire d'une chambre rien qu'à lui. C'était donc avec la plus grande attention qu'il avait entrepris d'y ranger ses jouets les plus précieux suivant un ordre très précis. Sa chambre avait maintenant l'air d'un musée dédié à l'enfance.
A l'inverse de Near, certains pensionnaires préféraient opter pour une solution accommodante de chambre à deux lits, qui leur permettaient de bénéficier de plus d'espace sans pour autant devoir composer avec trois camarades de chambrée. C'était ce qu'avaient choisi Matt et Mello, par exemple.
On frappa à la porte. Near jeta un coup d'œil à son robot-réveil. 23 :12. Qui pouvait lui rendre visite à cette heure ?
- Oui ? fit-il en effaçant un pli sur son dessus de lit.
La porte s'ouvrit, laissant apparaître Mello. Pour peu, l'apparition l'aurait fait sursauter. Il portait un sweat-shirt noir sur lequel des lettres s'entremêlaient en police de flammes – probablement un groupe de métal, Mello aimait piquer les sweats de Puma. Il avait l'air grave, et Near lui trouva une aura indéfinissable.
Plus jeune, Mello ne se présentait dans sa chambre que pour le persécuter et casser ses jouets et, avec le temps, la coutume s'était perdue. Cette visite était donc à peu près aussi attendue que si le magicien d'Oz en personne avait frappé à sa porte.
- Mello ?
- Tu n'allais pas m'inviter à la pendaison crémaillère ? demanda-t-il en s'efforçant d'adopter un ton ironique, mais le cœur n'y était pas.
Near fit un geste du bras qui englobait la chambre.
- Tu es toujours le bienvenu.
- Je sais. Je parie que j'ai manqué à tes babioles.
Il fit le tour du propriétaire comme un chat prenant ses repères. Il souleva une de ses figurines, puis la reposa. Il semblait ailleurs.
Near s'assit au bord lit en attendant que Mello lui expose le motif de sa visite. Finalement, il vint à ses côtés et s'allongea en travers du matelas, les bras croisés sous la tête. A la faible lueur de sa lampe de chevet, ses cheveux avaient l'air de prendre feu. Ses yeux étaient agités comme s'il lisait un texte invisible qui défilait à toute vitesse au plafond. La tentation de tendre la main pour lui caresser les cheveux était immense.
- Tu peux le sentir aussi, Near ? murmura-t-il, et ses yeux s'immobilisèrent.
- Quoi ? Near baissa la voix à son tour.
- La déchirure imminente. Quelque chose sur le point d'arriver.
Near sentit son ventre se nouer.
- Oui. Je peux le sentir. Je le sens depuis quatre mois.
Mello tourna ses yeux vers lui, et Near fut encore une fois saisi par leur beauté, et combien ils lui donnaient un air félin.
- J'y ai déjà pensé plein de fois, mais cette fois, c'est différent. J'ai l'impression que ce qui va arriver va sceller mon destin. J'ai l'impression d'arriver au moment de la rupture. Avec l'école, avec toi, avec mon passé. Peut-être que c'est juste moi qui le désire vraiment. Mais je sens que très bientôt, je ne serai plus là.
- C'est donc une visite d'adieu ?
- Peut-être bien.
A ce moment-là, Mello commença à faire courir ses doigts le long de son bras, par-dessus l'étoffe de son pyjama, un geste qu'il apprécia avec surprise. Un tel rapprochement n'était pas inédit. Quand ils étaient un peu plus jeunes, il n'était pas rare que se produisent entre eux ces « moments suspendus ». Il n'y avait pas de raison à cela, pas de signe avant-coureur. Il suffisait d'un temps où ils étaient seuls, et Mello devenait câlin à force de le taquiner. Fusse sous prétexte de venir lui voler un jouet ou de lui tirer les cheveux, il finissait par laisser ses mains lui parcourir le dos, les bras, les mains, le visage, les cheveux. Parfois, c'était de ses lèvres qu'il frôlait sa peau. Si Mello était bien disposé, Near pouvait même lui rendre ses caresses.
Ces épisodes étaient toujours très chastes, et jamais leurs lèvres ne se touchèrent, mais il naissait de ces moments une fascination mutuelle, un sentiment de paix indescriptible qu'ils aimaient faire durer jusqu'à ce que Mello se sente à la limite de l'irréversible. Alors il arrêtait tout et le quittait comme si rien ne s'était passé. Near n'en souffrait pas. Il était bien trop heureux de ce peu de tendresse venant de Mello.
Un tel moment, pourtant, ne s'était plus produit depuis bien longtemps. Deux ans peut-être. Tout s'était arrêté quand Mello avait commencé à avoir l'air d'un homme, et quand les prétextes à se toucher avaient cessé de fonctionner. Son irritation expressive s'était muée en un mépris froid, ses crises de colère en des regards glaciaux. Near le regrettait. Il n'était pas dupe du fait que le persécuter était une manière pour Mello d'avoir accès à lui.
Dans son nouveau personnage, son cœur devenait impossible à entrevoir. La guerre n'était plus à feu et à sang, mais il avait du même coup perdu le délice de la trêve.
Se pouvait-il que ce sentiment de déchirure, de départ imminent, soit la cause de cet accès de tendresse ? C'était possible. S'il arrivait que Mello transgresse ses propres règles, c'était seulement sous circonstances exceptionnelles.
- Ce n'est pas une fatalité, Mello.
Mais Mello ne répondit pas. A la place, sa main remonta jusqu'à ses boucles blanches qu'il se mit à tirer affectueusement. Est-ce que ça t'a manqué autant qu'à moi ? Irrésistiblement, Near se rapprocha de lui. Leurs jambes se touchaient désormais.
Mello se releva sur un coude. Son visage était maintenant tout près du sien, et ses longs doigts s'enfonçaient dans ses cheveux. Near réprima un soupir de bien-être. Toutes ses pensées se pressaient aux bords de ses lèvres, dans l'atteinte insoutenable des siennes. Il avait le sentiment de se tenir sans harnais au bord d'une falaise à pic.
Pourtant, il leur était si naturel, jadis, de se coller, de se toucher, de chahuter, de se renverser. Même pour lui, qui n'avait jamais apprécié partager son espace vital. L'enfance, c'était l'époque où les limites du corps étaient indéfinies. On pouvait se pelotonner les uns contre les autres en cas de frayeur, se pousser sur un coup de nerfs, se montrer des choses avec les mains, avec le toucher. Near réalisa qu'il avait complètement perdu ce sens – et cette intelligence du corps.
- Ce que tu m'as dit la dernière fois sur le numéro 2, sur l'astre et tout ça. C'était pas mal. Comment ça t'est venu ?
Near sourit tendrement.
- C'est ce que je pense, Mello. Je ne t'ai jamais considéré comme inférieur à moi. Tu possèdes une force que je n'ai pas et que j'admire.
Mello retira sa main de ses cheveux et vint la poser sur sa joue, imitant le geste de Near pendant leur dernière rencontre. Son pouce suivit sa pommette, puis ses sourcils, et enfin ses lèvres, comme s'il dessinait son visage. Comme s'il voulait le voir vraiment. Embrasse-moi. Embrasse-moi.
Le toucher de Mello n'éveillait pas seulement sa sensualité : elle le rappelait lui-même. Les paroles de Roger lui revinrent à l'esprit. Il avait eu raison sur un point : Mello était sa famille. Il était le visage de son enfance, la constante de sa vie. Il était la personne sans laquelle il ne pouvait plus se concevoir lui-même.
- Pourtant, il n'y a qu'un seul de nous qui sera choisi à la fin.
- Pas forcément.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Ma proposition tient toujours.
Mello soupira, mais c'était presque à regret.
- Tu repars avec ça. Qu'est-ce que te fait croire que c'est possible ? Que ça marcherait ? Ou même que je le veuille ? C'est déjà trop tard pour tout ça.
Near le considéra avec sérieux.
- Pour ce qui est des sentiments, je ne peux pas parler à ta place. Pour ce qui est du reste, il n'y a qu'à demander pour savoir.
- A L ? Tu veux demander à L ? Et qui va demander ça ?
- Moi.
- Near. (Mello eut un rire un peu consterné). Ne soit pas ridicule. Personne ne demande rien à L. C'est lui qui choisit tout seul.
- Peut-être que L n'a pas eu la chance de trouver un partenaire qui lui corresponde, alors L ne peut pas imaginer que ce soit possible. Peut-être que L a seulement besoin qu'on lui explique.
- Qui lui correspond ? Parce que tu trouves qu'on se correspond ?
Near flaira le piège mais ne recula pas.
- Oui. Je trouve que nous nous complétons.
Mello gronda quelque chose d'inaudible mais, à son soulagement, ne s'emporta pas.
- OK, oublions ça pour ce soir, d'accord ?
- D'accord.
Mello ouvrit un bras pour que Near vienne s'y lover, ce qu'il fit aussitôt. Il pouvait sentir son odeur chaude et musquée, le contact de son sweat sur sa joue, et les battements réguliers et rassurants de cœur. Tou-doum tou-doum. La tête lui tournait, mais pas comme dans un vertige. C'était plutôt la sensation d'avoir enfin mis pied à terre après un long, un très long voyage en mer.
Near n'aurait su dire combien de temps ils restèrent ainsi blottis l'un contre l'autre, en équilibre entre le présent et le passé, leurs corps d'adultes et leurs souvenirs d'enfants. Mello lui caressait les cheveux, lentement, comme on le ferait avec un petit enfant. Peu à peu, Near sentit chaque muscle de son corps se détendre, et ses paupières s'alourdirent, au point que la scène perdit toute sa réalité. Il flottait quelque part dans un rêve, un rêve qui portait l'odeur de Mello, mais il s'y cramponnait de toute ses forces pour ne pas basculer.
Il ne sut combien de temps s'était écoulé quand Mello tenta de se dégager, doucement, par peur de le réveiller. Son seul réflexe fut de s'agripper de toutes ses forces à son sweat, pris de panique.
- Near, tout va bien. Je retourne seulement dans ma chambre. murmura Mello d'une voix rassurante.
La panique ne se dissipa pas. Bien au contraire. Dans son état de demi-conscience brutalement interrompu, Near avait le sentiment qu'on sonnait les cloches juste au-dessus de sa tête.
- Mello, fit-il d'une voix implorante, ne pars pas, s'il te plaît.
- Matt va se demander où je suis passé.
- On s'en moque.
- Pas moi. Et de toute façon (il lui caressa la joue du dos de la main) c'est assez pour ce soir.
- Mihael, je t'en prie.
Mello tressaillit mais garda un visage neutre.
- Bonne nuit, Near. dit-il abruptement.
Il se pencha et déposa un baiser sur son front, léger comme un soupir, puis la porte se referma.
