Chercher m'emmerde. C'est une activité que je n'apprécie dans aucune circonstance. Elle met ma patience a trop rude épreuve. J'ai des courbatures, j'ai chaud et je veux gagner plus vite.
Loki est plus calme que moi. Probablement parce que les enjeux sont différents. Celui qui épaule ne porte pas le poids de celui qui est épaulé. Pour autant, je reste d'apparence optimiste. Celui qui épaule n'a pas à subir les inconvénients du poids qu'il ne porte pas.
J'ai mal aux pieds.
Fatigue.
Fatigue.
Fatigue.
Continuons.
Loki est odieusement ingénieux. Utiliser les compétences intellectuelles de Lucy à nos fins. Un plan vicieux, fourbe et froid. J'en aurai presque été jaloux. Je ne suis pas un grand espion. Je suis trop fier pour ça. Je lui laisse ça à elle.
Je suis déçu de sa défaite.
Je suis contrarié d'être déçu.
Je suis déçu de moi-même, de penser à elle alors que j'ai tout à penser, sauf elle. Je suis déçu parce que son élimination empêche une rencontre entre elle et moi. Et ça m'obsède un peu, nos rencontres. La rencontre de sa langue avec le caramel, celle de son reflet avec la fenêtre, celle de mon regard avec son corps, de mes pensées avec son corps, de ses prunelles sur le mien. Je me suis mis à désirer nos rencontres. J'en aurais désiré une aujourd'hui. Combative, éreintante. J'aurais voulu la pousser à bout. Je voulais qu'elle me pousse à bout.
Après tout, je ne suis qu'un homme.
C'est après que tout est devenu noir.
Plus d'épreuve.
Plus de poids.
Pas de bleu.
Les batailles contre la chaire à canon m'ont déjà épuisé. Je suis inquiet pour Loki. Je suis inquiet pour mes amis. Je suis inquiet pour le maître. Je suis inquiet pour tout le monde. Mais surtout, je suis inquiet pour moi.
Je deviens fou.
Je suis fou.
Je délire complètement.
Je vois Ur.
L'amoncellement de fatigue physique et mentale que j'ai sollicité depuis le début de ce voyage doit m'enfumer les neurones. Je vois des morts. J'ai l'habitude de saluer mes vieux démons dans mes nuits agitées ou dans mes jours maussades, mais pas en pleine journée quand mon flux d'adrénaline atteint des sommets. Pourtant, je la reconnais. Il y a, dans le visage de la femme que je suis, des traits qui ravivent en moi des souvenirs douloureux. Des yeux sombres, un visage arrondi, des joues pleines et une chevelure brune aux reflets violacés, si atypiques.
Et je le sens.
Ce n'est pas un sosie. Le déni n'est pas puissant à ce point. Je sens qu'un événement s'annonce. Mes entrailles se tordent à l'idée que ce dossier se rouvre. Tout au fond de mon âme, bien enfoui, se trouve le deuil mal fait de mon ancien maître entremêlé au traumatisme coupable de sa mort. Nourriture de mes angoisses et support de mes cauchemars.
Et je le sens.
La femme sous mes yeux est une nouvelle pièce sur l'échiquier de ma vie. C'est lorsque je conscientise cela que le rayon lumineux vient s'enrouler autour de mon poignet.
L'éclair rouge pâle s'enroule comme un étau. Il se resserre de plus en plus jusqu'à s'ancrer dans ma chair, me faisant grimacer. Une nouvelle sensation s'empare de moi. Je suis vidé. Mes côtes me font soudainement souffrir et mes jambes également. Pourtant, je n'ai subi aucun dégât dans ces zones de mon corps. J'ai chaud. Mon visage chauffe, mes joues surtout.
C'est. Quoi. Ce. Putain. De. Délire ?
Mon poignet continue de luire et l'étau se resserre encore. Je me sens léger, puis en colère. Je ne connais pas cette magie, mais elle est carrément étrange. Je suis comme possédé. Mes réflexions à propos de la femme sous mes yeux disparaissent pour se confondre avec les idées de quelqu'un d'autre. Mais ces pensées sont floues. J'assiste à un film sans son ni image. Des intentions m'apparaissent. Des sensations surtout.
De la terreur.
De la culpabilité.
De la colère.
Tellement de colère.
Qui est donc enragé à ce point ? Je n'ai même pas le temps de songer à la réponse que la douleur me transperce. Mais personne ne m'a attaqué. L'étau rouge se resserre encore. Je parviens de justesse à étouffer mon hurlement de douleur pour conserver ma discrétion.
De la douleur.
De la douleur.
De la culpabilité.
Du désespoir. Tellement de désespoir.
J'ai l'impression que tous les os de ma jambe viennent de voler en éclats. La douleur est atroce. Même lors de mes pires combats, j'ai rarement eu un coup pareil à encaisser.
Douleur et culpabilité.
Colère et détermination.
Je ne comprends rien au film sensoriel qui se déroule dans ma propre personne me laissant pourtant témoin passif d'une bataille qui ne semble pas être la mienne.
Puis viennent les larmes.
Je chiale comme un gosse, le dos appuyé contre un arbre, la jambe en miettes.
C'EST QUOI CE DELIRE ?
Puis tout s'arrête. Mon poignet est libéré, la douleur disparaît, mes yeux sèchent, le film s'arrête.
Je. N'ai. Rien. Compris.
Mais je n'ai pas eu le temps de chercher à comprendre, la nouvelle antagoniste de mes cauchemars est en face de moi, si bien qu'un goût amer, presque ironique, se répand déjà sur ma langue. Bonjour nouveau cauchemar et vieux démons, cela faisait presque trop longtemps.
J'attends qu'elle s'éloigne pour apprécier pleinement l'ironie de la situation.
Urtia.
L'enfant qui mentait.
La fille d'Ur.
Au moins une vérité qui émerge de son ramassis de conneries. Je fais demi-tour et l'entends éclater d'un rire sinistre. Tarée va. La gamine qui l'écoute semble épuisée et perplexe lorsqu'elle lui explique avec fierté comme elle pense m'avoir dupé. J'ai presque envie d'en rire avec elle.
Parce que c'est pathétique.
Parce que je suis en colère.
Parce que le rire est nerveux.
Parce que tout ce qui entoure ce sujet à le don de me foutre en rogne.
Parce que pendant que je l'écoute déblatérer sur ses prétendus mérites d'affabulatrice, je remarque que son interlocutrice aux cheveux roses lâche au sol sa captive.
Ses habits sont en miettes, une de ses jambes a pris un angle bizarre et enfle dangereusement, sa peau est couverte d'égratignures. Le combat a dû être pénible. Elle a une lèvre fendue, ses cheveux sont bleus et mon sang se glace lorsque j'aperçois la lame descendre à toute vitesse vers sa gorge.
Vers mon bleu.
Vers Juvia.
Je n'ai même pas conscience de ce que je fais au moment où je crée de quoi bloquer la descente de l'épée vers son cou, ni que je me suis élancé pour la tirer hors de portée de nos ennemis.
Mais je suis bien conscient que j'ai perdu tout sang-froid au moment où je relève les yeux vers la fille d'Ur. Je sens l'épuisement total de celle qui dans mes bras ne bouge plus d'un pouce et dont le corps est tellement meurtri que mes mains sont tâchées de sang par endroit. D'un rapide coup d'œil, je constate que les blessures sont nombreuses mais superficielles, à l'exception de sa jambe cassée.
Juvia ne bouge pas et mon sang-froid me quitte.
