Lettre à Mathieu

Les dragons avaient un domaine qu'ils n'ouvraient qu'à leurs semblables et à une poignée d'élus. J'ai pu le visiter sur Mémoria. Les corps des sirènes et autres créatures aquatiques retombaient peut-être à des profondeurs inatteignables pour l'humanité. Les Fenghuangs pratiquent l'incinération. Mais comment est-il possible que nous n'ayons jamais retrouvé sur Terre aucun squelette de faerie ? Pas un centaure ! Pas une licorne ! Nos mythes et légendes témoignent de rencontres à l'importance parfois capitale. Nous déterrons des fossiles de dinosaures vieux de dizaines de millions d'années, mettons au jour les restes de nos ancêtres préhistoriques, mais les recherches archéologiques n'ont jamais permis de prouver l'existence de ne serait-ce qu'une seule de ces créatures aujourd'hui reléguées à l'univers de la fantasy. Je ne crois pas pour autant à un complot. Et si le maana qui imprègne les faeries se nourrissait à leur mort de leurs organismes et les désintégrait totalement, contrairement à la décomposition telle que nous la connaissons ? Il retournerait ensuite dans les sols ou l'air, participant ainsi à une autre forme de cycle de la vie. Cette conception n'a pas pour unique avantage d'expliquer l'absence d'ossements de faeries sur Terre, mais aussi de donner un sens à la décomposition des cadavres sur Eldarya. Car c'est tout un tas de bestioles, insectes et larves qui ne sont pas présentes en ce monde, qui s'occupent sur Terre de nettoyer nos carcasses.

Mais quid des villages faeries ? Quid de l'empreinte qu'auraient dû laisser leurs civilisations ? Il ne me paraît pas inconcevable que la plupart n'aient pas développé des architectures si différentes de celles de l'humanité à cette époque et qu'il ne soit donc pas possible de distinguer les unes des autres. Qu'une représentation artistique des relations entre ces populations ne semble pas crédible à nos historiens est aussi parfaitement admissible. Ils attribueraient aussitôt l'œuvre à quelque groupe humain que ce soit et le rattacheraient à tel ou tel mythe déjà connu. Mais n'est-il donc demeuré aucune trace écrite des pensées et savoirs des faeries ? Un exposé de traditions ? Une étude anatomique ? Un texte qui laisserait clairement entendre que l'auteur ne s'estimait pas de notre espèce ? Quant aux civilisations ayant édifié des bâtiments à l'empreinte culturelle particulière et qui n'ont pas eu la chance de voir leurs cités projetées sur Eldarya lors du Sacrifice Bleu… Comment se fait-il que nous n'ayons jamais mis la main sur les ruines de ces endroits ? Les avons-nous aussitôt peuplés de nos semblables avant de peu à peu les dénaturer ? Ont-ils tous été pulvérisés au cours de quelque catastrophe ? Et n'avons-nous réellement rien écrit au sujet de la disparition de tant de créatures ou de lieux comme Mémoria ? Un temple qui se volatilise, ce n'est pas anodin. De même pour l'immeuble récemment apparu à Genkaku. En parlant de lui, je digresse un peu mais… Si l'altercosme ne permet pas de douter que la Terre rappelle bien Eldarya, je ne comprends pas comment une projection Terre-Eldarya plutôt qu'Eldarya-Terre a pu se produire. Cette anomalie serait-elle due à une tentative désespérée d'Eldarya de s'arracher à ce siphon cosmique qui la condamne ?

Revenons-en à nos moutons. (A mes obsessions, je te l'accorde.) Ce que j'essaye de démontrer, c'est que plus l'on creuse autour du Sacrifice Bleu, quel que soit l'angle par lequel on l'aborde, plus de choses clochent méchamment. Je pense que les progrès scientifiques faits par l'humanité pourront valider ou réfuter ma théorie concernant la décomposition par le maana (mutation et dégénérescence du vivant sont déjà avérées sur Eldarya), mais d'autres questions nécessiteront très probablement de s'arracher les cheveux encore longtemps. De folles idées me passent par la tête. Il suffit de considérer ma propre expérience pour imaginer assez logiquement que d'autres faeliens (humains avec une ascendance faerie plus ou moins lointaine) vivent encore sur Terre. Je caresse l'espoir que certains d'entre eux soient des démons qui, comme moi, s'ignorent et n'attendent qu'une impulsion pour éveiller leurs pouvoirs. Et s'il restait carrément des faeries ? Les Kharnaciens et les titanides ont été entraînés de force sur Eldarya… mais les dragons sont-ils réellement parvenus à emporter tout le monde ? Mon métissage et ma lignée sont-ils antérieurs au Sacrifice Bleu ou l'ancêtre auquel je dois ce que je suis devenue est-il passé entre les mailles du filet tendu par les dragons ? Il me vient une sorte de hâte face à l'imminence de l'apocalypse. Elle n'est bien sûr pas sans m'inspirer encore la terreur de perdre des êtres chers et le dégoût d'être privée d'un monde que j'ai à peine eu le temps de découvrir, mais plus j'y réfléchis et plus ma conviction se renforce que s'il est des réponses à mes questions, elles sont sur Terre. C'est aussi là-bas que sont la place des faeries, la tienne et la mienne. Bon sang. J'écris cela et je réalise à quel point la Terre me manque.

Je t'aime,

Erika