Lettre à Mathieu

Je hurle de rire et j'enrage en même temps. Huang Hua ne se remet-elle donc jamais en question ? Je crois que je pourrais revenir de Ba' ih An'da dans l'unique but de lui faire bouffer sa lettre. A-t-elle évoqué son contenu lors d'un conseil ? Sais-tu qu'elle m'y remerciait d'avoir détourné « Sire Châtiment » du chemin du QG et en concluait que je n'étais pas totalement corrompue, qu'un acte d'une telle bravoure prouvait que j'étais encore une amie de la Garde, prête à revenir sur la droite voie des anges ? Nous y revoilà ! Un démon ne saurait faire le bien qu'à condition de n'en être pas vraiment un. Je ne suis qu'une âme égarée, aveuglée par son ressentiment, qui ne demande qu'à trouver la paix à la lumière de la sagesse de sainte Huang Hua. Elle dénigre ma race et me prend pour une imbécile ! Elle ne me prête que les intentions qui la confortent dans ses convictions ridicules ! Que les choses soient bien claires : l'avenir de la Garde n'est plus mon affaire. Je n'ai pas agi parce que j'aurais soudain ouvert les yeux sur mes prétendus errements. Quand les fées ont été informées de l'existence et des motivations de cette pauvre créature, j'ai voulu la rencontrer afin de savoir si je pouvais un tant soit peu apaiser son chagrin et t'éviter de finir en dégât collatéral dans sa quête de vengeance. Je savais Isabeau et Mélian en route pour Ba' ih An'da avec Leiftan et Miranda, mais tu étais encore au QG et qui t'aurait protégé en cas d'attaque ? Pour autant, je ne souhaitais aucunement engager le combat avec « Sire Châtiment ». Il est une victime de Lance et sa soif de sang est légitime. Je ne désirais que lui faire comprendre qu'il y avait au sein de la Garde des gens ne méritant pas de faire les frais des crimes de Lance et que s'il voulait bien maîtriser un tout petit peu sa fureur, alors il trouverait en moi un soutien surprenant.

« Sire Châtiment »… C'est un croisement entre un kappa et une hamadryade. Il n'a pas su me dire ce qui était arrivé à sa mère, sinon qu'il s'était caché dans le tronc fendu de son arbre déjà mort en attendant que les dragons s'en aillent. Il n'a pas su m'expliquer non plus comment est survenue cette saturation en maana dont il souffre, seulement que ça a été progressif. C'est abominable, Mathieu. Sa peau, dit-il, était à l'origine vert d'eau. Elle est désormais bleue et elle se fissure. Le maana en suinte, puis les plaies se referment et d'autres s'ouvrent. On croirait de la soie qui se déchire, ou du verre qui se brise. J'ai mal rien qu'à le regarder. Lorsque je plonge dans l'altercosme, j'y découvre un soleil de maana dont l'intensité couplée à la proximité me donne l'impression de brûler vive. Sissi (c'est le surnom que je lui ai proposé) est une source de maana. C'est trop pour un seul individu. C'est trop, Mathieu ! Cela ne peut que le détruire et je ne sais pas comment étouffer cette énergie ! C'est elle qui le rend si puissant. Par son ascendance kappa, elle lui a conféré un pouvoir d'aquamancie. Par son ascendance hamadryade, un autre de géomancie. Et par son lien avec son familier, un xozehf, une maîtrise de la neige et de la glace. Sissi s'habille littéralement grâce à ses pouvoirs et il peint sur les parties nues de son corps. Il a des dents pointues qu'il plante dans la gorge de proies encore vivantes afin de boire leur sang. Ses yeux immenses en ont pris la couleur. Il a de longs cheveux crépus d'un noir d'encre et un creux entouré de petites feuilles au sommet du crâne, où dort l'eau qui devrait l'alimenter en énergie. Dans l'état actuel des choses, j'ignore si la renverser aurait une quelconque incidence.

J'ai longtemps parlé avec lui. Il se souvenait d'Elliot et très vaguement de l'histoire d'une jeune femme qui l'aurait ramené au village après son enlèvement. Il me considérait au mieux avec méfiance, le plus souvent avec hostilité. Je sentais qu'il n'aurait pas hésité à avoir recours à la violence pour se débarrasser de moi, qu'au moindre faux pas j'étais bonne pour un terrible affrontement. J'étais loin d'être sûre de pouvoir l'emporter et je saisissais mieux l'effroi qu'il avait jusque-là inspiré partout où il était passé. Mais je voyais avant tout l'enfant oublié parmi les cadavres, livré à lui-même et terrorisé, ne comprenant pas pourquoi on avait massacré sa famille et ses amis, mutant lentement sans savoir comment cela se faisait, grandissant, ressassant, bouillonnant… Le cœur en mille morceaux, l'esprit à la dérive. Il me serait impossible de te résumer notre conversation, ses réactions, mes pensées. Disons qu'à un moment, étant parvenue à me rapprocher bien que m'étant arrêtée avant de le braquer, je me suis agenouillée et lui ai ouvert les bras. Je lui ai promis que nous tuerions Lance mais qu'il ne serait, quoi qu'il arrive, plus jamais seul. Qu'il pouvait se reposer. Que j'étais là. Dévastée de n'avoir pas pu sauver les siens. Atterrée de n'avoir pas remarqué sa présence et d'être partie sans lui à l'époque. Maudissant Huang Hua et Lance mais le suppliant de ne pas vivre que par sa haine d'eux. Qu'il méritait la paix et que je ferais n'importe quoi pour qu'il la trouve. Je n'ai jamais éprouvé un tel soulagement ni une telle gratitude qu'à l'instant où il m'a accordé sa confiance et s'est laissé aller à pleurer dans mes bras. Je ne peux pas le décevoir, Mathieu. Cela nous anéantirait. Mais suis-je à la hauteur ? Je ne saurais remplacer ceux qui lui ont été arrachés. Ai-je le pouvoir de lui rendre l'enfance qu'on lui a volée ? Puis-je réparer quoi que ce soit ? Je l'ai ramené à Ba' ih An'da… Ai-je ainsi condamné Mélian ? Je suis dépassée. J'ai peur.

Je t'aime,

Erika