Leçon de Faerik*

*Nom que les étrangers donnent à l'yln.

Charles était un homme fatigué, ses cauchemars le réveillant dix fois par nuit sans qu'il se souvienne où il se trouvait et avec la conviction que sa fille s'était à nouveau évaporée. Alors il se levait brusquement et s'enfuyait de ce manoir qu'il ne reconnaissait pas. Un vampire ou un elfe l'interceptait selon le domaine où il était repéré. Car le « Clair de Lune », ainsi nommé par le grand-père de Gisèle, était désormais cerné par la renaissante Ba' ih An'da. Au-delà de la forêt s'étendait le monde des hommes dans lequel les autres survivants de l'Effondrement s'efforçaient d'obtenir droits et terres. Il fallait chaque fois lui réexpliquer tout ceci et lui rappeler qu'Erika dormait dans une chambre juste à côté de la sienne. De retour au manoir, on l'asseyait devant une infusion et l'on s'en allait chercher la démone. L'accompagnaient un Mathieu ensommeillé, les vêtements froissés et les cheveux en bataille, ainsi qu'un Sissi habillé de neige et de glace, d'écorce et de feuilles. Sans un mot, le couple rejoignait Charles sur le luxueux canapé d'un chaleureux salon et le kappa se pelotonnait entre eux. Comme tous trois faisaient mine de se rendormir (ou se rendormaient vraiment), l'adulte regardait le contenu fumant de sa tasse avec l'impression d'être un vieillard sénile, un poids pour sa pauvre fille qui avait déjà tant souffert. Mais comme cette nuit-là, yeux clos, une main dans les cheveux de Sissi et la tête contre l'épaule de son père, Erika chantonnait une berceuse en faerik, Charles osa balbutier après qu'elle ait terminé ;

-Tu… Tu n'as pourtant… jamais trop aimé les langues, si… si ma mémoire est bonne…

-L'yln fait exception, répondit-elle sans ouvrir les yeux. Il est facile à apprendre et tellement mélodieux qu'une simple liste de courses sonne merveilleusement.

Nyhme, le xozehf de Sissi, flottait paresseusement au-dessus de leur petite famille. Morgoth, le bébé warrifang d'Erika, était roulé en boule sous la table basse devant eux, grognant dans son sommeil. La démone poursuivit en murmurant.

-Les fées n'ont ni conjugaisons, ni déclinaisons, et sont économes en mots. Elles estiment que c'est en diviser la valeur que de les multiplier. Alors elles disent beaucoup avec un vocabulaire que nous jugerions très pauvre et une grammaire que nous qualifierions de confuse, sinon sommaire. Selon le contexte ou juste le point de vue, une même phrase peut se traduire différemment. Elles adorent ces ambiguïtés. Si ça peut être intimidant au quotidien, cela rend leur littérature unique. Un livre raconte toujours plusieurs histoires et l'habileté d'un auteur se mesure au nombre d'interprétations possibles. Quant aux sonorités… Qu'importe ce que tu diras, si ta phrase est correctement construite et prononcée, cela pourra sembler un fragment de poème. Tiens, tu m'as déjà entendue échanger des politesses rituelles avec une fée. Elle aura commencé ainsi : « Ylnmin ylnnin ih an'da » et j'aurai répondu « Ylnmin ylnnin ih ad'na ». De « yln », « pur », « min », « cœur », « nin », « esprit », « ih », un possessif, « an'da », « fées », « ad'na », « étrangers ». Ce qui suit la chaîne de traduction suivante : « Pur cœur, pur esprit des fées/étrangers », « Cœur sincère, droite raison des fées/étrangers », « Nos sentiments sont amicaux et nos intentions honnêtes. ». Avec « ad'na » qui s'orthographie en miroir et opposition à « an'da », parce qu'il n'y a linguistiquement parlant en yln que les fées et les non-fées, les étrangers. On n'y utilise pas de verbes.

-Ah oui ? Intervint Mathieu. Alors comment est-ce qu'on dit « je t'aime » ?

La démone eut un sourire en coin.

-Ihlihmin. De « ih », « lih », possessif opposé, « min ». « Mon/ton cœur », « Notre cœur », « Mon cœur est tien, ton cœur est mien ».

Puis elle continua sa leçon.

-Les temps n'existent pas car le passé ne s'exprime que dans la mémoire présente et que le futur ne s'exprimera qu'une fois qu'il s'accomplira. On ne trouve pas non plus de distinction entre le masculin et le féminin, parce que les fées n'ont pas de mâles et que leur langue se refuse conséquemment à différencier les genres, ni entre le singulier et le pluriel, car l'individu est civilisation et la civilisation individu.

-Vous avez quatre heures…, conclut son compagnon dans un marmonnement.

[… … …]

Note de l'auteur : D'aucuns auront remarqué que les prénoms des fées (Alinor, Azenor), ou des elfes et demi-sang nés d'une fée (Balian, Mélisande, Isabeau) ne sont pas faerik. La raison en est que les fées ont toujours préféré les humains aux autres races et nommé leurs enfants d'après la culture du peuple ceinturant la Ba' ih An'da originelle. A l'époque du Sacrifice Bleu, les Brocéliandais recevaient donc des noms francs, tradition ayant perduré sur Eldarya (bien que les fées aient dû se rabattre sur les elfes) afin de souligner leur désapprobation. Les fées étaient fermement opposées au choix des dragons, autant qu'à celui des démons. En cas de guerre, elles se seraient battues pour les hommes. Cela, les dragons (pire encore que les démons) le savaient et ne le digéraient pas.