I - And Miles to Go Before I Sleep
Harry n'est pas tout à fait certain de la manière dont il se retrouve une fois de plus couché dans les draps immaculés et aseptisés de Sainte-Mangouste. Il n'a pas spécifiquement besoin d'être devin pour reconnaître l'endroit — et encore moins le personnel qui fourmille autour de lui comme une nuée d'abeilles tueuses. Ce qu'il sait, en revanche, c'est qu'il lui arrive parfois de détester sa vie — et qu'il souffre le martyre. Enfin, ça, c'est avant de perdre connaissance. Le trou noir, total, entier.
Il se dit "enfin" et "Merlin merci" et jure peut-être à deux ou trois reprises. Même enfermé dans les recoins les plus éloignés de son esprit, Harry souffre. Il hurle, cogne les murs invisibles et éthérés de son esprit jusqu'à ce que ses phalanges se brisent et il hurle de nouveau.
Ce n'est pas possible, songe-t-il.
La journée aurait dû être parfaite. Il l'avait prévue telle quelle, du début jusqu'à la fin, de l'aube à la nuit tombée. Il avait acheté un superbe costume trois pièces, avait fait l'effort de passer chez le coiffeur — et le barbier tant qu'à faire. Il avait ciré ses chaussures, rafistolé jusqu'à la monture de ses lunettes qu'il avait brisée la veille au cours d'une mission.
Tout était calculé précisément tel du papier millimétré. Hermione aurait été fière de lui. Ron lui aurait peut-être brisé les deux jambes avant de l'étreindre à la vue de la bague de fiançailles qu'il comptait offrir à sa sœur.
Harry avait la plus merveilleuse des petites amies. Une lionne au caractère trempé et à la tignasse de feu. Ils étaient ensemble depuis la fin de leurs études, avaient emménagé ensemble et...
Et Harry se sentait prêt à passer à l'étape suivante. Il rêvait de fonder une famille, de se marier et tout le bagage qui allait avec.
Il avait tout préparé, tout prévu — quoique certainement pas de se faire agresser dans le Londres moldu.
Ça non. Harry n'avait absolument pas prévu de se manger une balle de calibre 9 mm entre les deux yeux.
Parce que oui. Apparemment, les Moldus ne juraient que par les armes à feu et qu'il était courant de se faire braquer. Bon, peut-être qu'il exagérait légèrement les choses. Mais c'était son ressenti.
Harry était dégoûté. Comment avait-il pu être aussi idiot ? Comment avait-il pu être autant dépourvu du moindre instinct de survie, lui qui avait passé sa vie à se battre comme si celle-ci en dépendait ?
Quelques heures en arrière, il s'était dit qu'il marcherait jusqu'au restaurant où il était censé rejoindre Ginny. C'était une habitude qu'ils avaient prise, de dîner dans le Londres moldu. C'était plus simple, parfois. Question de célébrité et tout ce qui allait avec. Harry appréciait assez sa vie privée et les sorties dans les pubs sorciers terminaient généralement en séance de dédicace qu'il se retrouvait à fuir à la hâte, légèrement éméché. Généralement, le lendemain, les images apparaissaient fraîchement imprimées dans la Gazette du Sorcier — parce que même quatre ans après la guerre, la vie n'était pas aussi tranquille qu'il l'aurait souhaité.
Alors il s'était rendu dans ce restaurant par ses propres moyens. Quinze minutes de marche ne pouvaient décemment pas le tuer, si ?
Apparemment, c'était possible.
En prenant un raccourci au détour d'une ruelle mal éclairée, Harry s'était fait alpaguer. Trop absorbé par ses pensées et par son anxiété vis-à-vis de sa demande à venir, il n'avait pas réagi à temps. Un homme l'avait saisi par le bras et il s'était retrouvé braqué par un pistolet avant d'avoir eu le temps de dire Quidditch.
On lui avait réclamé son portefeuille et son téléphone portable et Harry avait dévisagé le voleur bouche bée, songeant que c'était une première et que Ron se foutrait probablement de lui. Son temps de réaction — sa stupeur — n'avait pas plu. L'instant d'après, l'homme lui avait collé son Beretta à même son front et avant que Harry ait eu le temps d'esquisser le moindre mouvement, le coup de feu était parti.
Mort sur le coup. C'est ce qu'auraient déclaré la police moldue accompagnée des médecins légistes. Harry le savait parce qu'il s'était retrouvé à flotter comme un con à côté de sa dépouille encore chaude. Il était en état de choc, bien incapable de formuler la moindre pensée cohérente.
Lorsque les agents s'en étaient allés, Harry était toujours présent, les bras ballants. La nuit avançant, il n'avait pas bougé. Pas même lorsque la lune atteignit son point le plus haut, pas même lorsqu'elle laissa place à sa consœur, à l'aube d'une nouvelle journée.
"Putain de merde", avait-il finalement soufflé de longues et interminables heures plus tard.
Un rire s'était fait entendre et Harry Potter avait enfin retrouvé l'usage de son corps et fait volte-face.
"Putain de merde," avait-il répété en avisant la silhouette encapuchonnée.
Elle était drapée d'une cape et d'une robe de sorcier noire comme la nuit, bougeant au gré des ombres, comme aspirée par la pénombre. À la place d'un visage se trouvait un crâne exempt de peau aux orbites creuses où Harry manqua de se perdre — de se noyer. Deux puits noirs sans fond qui manquèrent d'avaler son âme.
Harry avait inspiré, puis expiré et juré un peu plus.
La créature était sans pareille à un Détraqueur. Pourtant, il savait qu'elle n'en était rien. Et lorsqu'elle bougea, Harry sursauta d'horreur.
Il était mort et la grande faucheuse était venue happer son âme — ou ce qu'il en restait.
"Il n'en est rien," avait-elle dit et Harry l'avait dévisagée bêtement comme s'il faisait face à un hippogriffe doué de parole.
Le timbre était rauque et à la fois grinçant, à la manière d'une craie abusant un tableau noir. Ses cheveux s'étaient hérissés le long de sa nuque et il avait dû se rappeler de respirer — même si honnêtement, était-ce encore utile ?
Il avait dit "Quoi ?" et "C'est quoi ce bordel ?"
Et la créature s'était mise à rire — ou quelque chose comme ça.
"Il semblerait que la Mort t'ait rappelé à elle," avait-elle dit.
Harry n'avait pas eu le temps de protester — ce qui commençait à faire beaucoup en une nuit — car la créature avait agité son bâton duquel était accrochée une lanterne d'où luisait une lueur verte dérangeante. L'instant d'après, son corps aussi éthéré qu'un nuage de fumée s'était retrouvé prisonnier d'une prison de vert.
Puis le trou noir.
Pas de pourquoi, pas de comment, pas de suite. Il n'avait pas eu le droit à King's Cross, ni à Dumbledore et ses phrases à double sens et perpétuelles énigmes enrageantes. Juste le néant.
Pourtant...
Pourtant il se trouvait actuellement alité à Sainte-Mangouste. Il aurait pu reconnaître l'endroit les yeux bandés et privé de ses autres sens tant il avait passé sa vie d'adulte à arpenter les couloirs — qu'il soit patient ou proche d'un patient.
Harry pinça les lèvres, puis l'arrête de son nez.
Merde, songea-t-il.
Il n'était pas capable de faire mieux que cela. Il ne parvenait pas à comprendre ce qu'il s'était passé. Un instant il se rendait à son dîner de fiançailles, l'instant d'après il était hospitalisé. Ça n'avait aucun sens. Avait-il rêvé de cette agression ? Non. Probablement pas. Si ça avait été le cas, il se serait réveillé aux bras de sa future femme et non pas dans les soins intensifs de Sainte-Mangouste.
Harry se redressa tant bien que mal dans son lit. Une migraine martelait ses tempes et son corps, de manière générale, était douloureux. Il avait l'impression d'avoir été piétiné par un troupeau de sombrals enragés et c'était plutôt désagréable.
Un mouvement dans le champ périphérique de sa vision lui fit redresser la tête et il soupira de soulagement en constatant qu'il s'agissait d'un médicomage. Un homme grand et légèrement rondouillet, une tignasse blonde sans pareille aux blés éparpillés en boucles aléatoires autour de son crâne et des yeux chocolat pleins de gentillesse et de douceur. Harry grimaça une tentative de sourire et l'homme le lui rendit. Ses lèvres bougèrent mais aucun son n'en sortit et Harry fronça les sourcils, intrigué.
"Tout va bien ?" demanda-t-il.
Il y eut un instant de flottement durant lequel la réalisation de ce qu'il venait de se passer se fit dans l'esprit de l'Élu du monde magique. Aucun son ne s'était fait entendre, là encore, n'est-ce pas ?
Le guérisseur parla encore — un certain Barnaby Golding, indiqua le badge passé autour de son cou, qu'Harry trouva étrange puisque décoré de petites créatures adorables et animées — mais une fois de plus, Harry ne comprit pas ce qu'il tenta de lui dire. C'était comme s'il venait de jeter un sortilège d'insonorisation autour de sa propre personne.
"Je crois qu'il y a un souci," tenta-t-il auprès du guérisseur.
Celui-ci ne fit que froncer les sourcils, un pli soucieux calé entre les deux. Il dégaina sa baguette magique et entreprit de jeter toute une batterie de sortilèges qu'Harry devina être des sorts de diagnostic (parce qu'il était dans un fichu hôpital et que c'est ce que les gens faisaient dans un fichu hôpital). Ce ne fut pas compliqué de deviner que quelque chose clochait car le sorcier se mit à blêmir subitement. Il invoqua un Patronus messager qui fila à toute hâte tandis que le guérisseur reportait son attention sur un Harry commençant à paniquer.
Dans sa bulle de silence, le jeune Potter sentit son cœur se mettre à battre de plus belle. Alors quoi, il était victime d'une malédiction ? Si c'était ça, ce n'était pas grave, si ? Il y avait bien des briseurs de sorts présents à Sainte-Mangouste... N'est-ce pas ?
Devant lui, Golding s'approcha jusqu'à poser sa main sur son épaule. Sa bouche bougeait et bougeait et bougeait mais aucun son ne se fit entendre une fois de plus, même après que Harry lui-même ait tenté de concentrer sa magie histoire de lancer un Finite (dans le doute, sait-on jamais).
Finalement, le guérisseur agita sa baguette magique.
Tout ira bien, Monsieur Black, nous allons résoudre ce problème rapidement, d'accord ?
Et Harry songea quoi et c'est quoi ce bordel.
