Une immense boule de lumière éclairait le terrain de sable qui crissait sous ses pieds. Une ovation résonna dans le sous-sol, sinistre préambule pour les combats qui allaient suivre. Corrin chercha des yeux les spectateurs, mais la façon dont avait été construite l'arène ne lui donnait accès qu'à des grands murs arrondis à la façon d'un dôme. Elle soupira, se mit en garde face à l'autre grillage à l'autre bout du terrain.

Elle s'éleva lentement dans un bruit métallique de poulie et d'engrenages. Dix personnes en sortir.

"Dix ?" pensa la princesse, "Comment vais-je bien pouvoir me défaire de dix ennemis en même temps ?"

Un goutte de sueur dégoulina de son front jusqu'à sa mâchoire.

La seule femme du lot s'approcha d'un pas vers elle et se présenta en s'adressant à elle en hoshidien :

— Je m'appelle Rinkah, héritière du Clan du Feu. Je combattrai jusqu'à mon dernier souffle s'il le faut !

— Je suis Corrin, s'avança à son tour celle-ci dans cette même langue, deuxième princesse de Nohr. Je me battrai avec l'honneur qu'il incombe à mon rang.

Un homme en retrait eut l'air stupéfait. Il murmura ce qui lui parut être « Seigneur… Impossible… » mais elle en était incertaine.

Un duo de samurais se jeta sur elle, immédiatement elle para leurs coups pour les repousser. La foule se mit à crier d'excitation.

Le premier sang rougit bientôt le sol lorsque d'un geste précipité, Corrin trancha le bras d'un de ses assaillants. Ses hurlements furent noyés sous les cris des nobles, euphoriques devant ce qui se transforma vite en bain de sang. Corrin resta figée un instant par l'horreur de la scène, mais il fallut vite qu'elle fit face à la nouvelle offensive : elle n'avait aucun temps mort ou s'en accorder lui coûterait la vie.

Les coups continuaient de pleuvoir sur elle et son armure. Les shurikens de l'homme aux cheveux verts l'avaient affaibli considérablement : des plaies tailladaient ses bras malgré ses protections. Tout tournait autour d'elle, l'air était devenu brûlant pour sa gorge et glacée pour sa peau trempée de sueur. Et il fallait qu'elle continue pourtant, qu'elle continue à se battre pour sa survie.

— Père ! aurait-elle voulu hurler, Pourquoi m'infliger une telle souffrance ? Pourquoi m'imposer de tuer ces hommes et cette femme à la manière d'un spectacle de foire ?

Mais seul un son guttural de fatigue et de désespoir s'échappa de sa gorge asséchée alors qu'elle repartait à l'assaut.

Elle parvint à coincer le ninja dans un bord de l'arène. Après avoir envoyé ses derniers shurikens valser dans le sable, Corrin arma son bras. Mais avant qu'elle ne puisse frapper, quelque chose dans le regard de cet étranger lui parut familier.

Le temps se suspendit.

— Dame Kamui… me reconnaissez-vous ? murmura son ennemi dans une voix trahissant l'espoir.

Et, l'espace d'un instant, il lui sembla que oui. Oui, son visage lui évoquait des souvenirs lointains et confus, oui ce nom qui aurait dû lui donner un sentiment d'étrangeté lui parlait dans une langue natale. Déstabilisée, elle baissa sa garde.

Un coup de massue lui fracassa le crâne. Corrin hurla de douleur et roula dans les grains de sable qui irritèrent ses plaies.

— Non ! Rinkah, écoutez-moi -

— Si tu veux des remerciements Kaze, je te les donnerai une fois que j'aurai tué cette chienne nohrienne !

— Non, attendez, je crois que -

Les autres soldats se jetèrent sur Corrin. Elle put parer les premiers coups, mais le nombre la submergea : elle perdit son arme et ne pouvait plus que fuir pour protéger sa vie.

Mais il n'y avait nulle part où aller.

Elle chuta dans le sable, fit volte-face pour affronter du regard à défaut d'autre chose son adversaire - la fameuse Rinkah qui s'avançait à pas lents, déterminée à en découdre. À ses côtés, les derniers survivants marchaient dans sa direction, le regard assassin et la poigne ferme autour de leurs armes. Seul le ninja - Kaze - restait en retrait, peiné par la situation.

Elle allait mourir. Les gradins s'étaient tus. Leur silence était presque aussi insupportable que leurs cris.

Elle allait mourir. Elle voulait appeler son père pour cesser les affrontements, ne serait-ce que pour la sauver. N'avait-elle pas prouvé sa loyauté ? Devait-elle vraiment passer sur le fil de l'épée pour l'acter ?

Elle allait mourir. Des larmes salées coulaient le long de son visage.

Elle allait mourir. Ses ennemis n'étaient plus qu'à quelques pas.

Elle allait mourir. Elle crut entendre les éclats de voix d'Elise, mais ils s'éteignirent vite dans le lointain.

Rinkah leva sa massue. Mais au moment d'abattre son coup, un rugissement terrifiant la gela sur place.

Elle ne mourait pas. Une créature prit la place de la princesse, une bête à l'apparence d'un ancien dragon.

Elle ne mourait pas. La bête déchiqueta les corps tels des poupées de chiffon. Un spectacle unique, aussi fascinant que morbide, où les soldats devenaient méconnaissables et faibles contre un être mystique.

Elle ne mourrait pas. Le sang de Rinkah était chaud comme de la braise. S'en était presque… savoureux.

Elle ne mourrait pas. Tous tombèrent, sauf pour celui qui avait eu la sagesse de se mettre en retrait.

Elle ne mourrait pas. Le monstre regardait Kaze. Il avait peur. S'il refusait corporellement de l'exprimer, elle pouvait le sentir sur sa langue reptilienne. Rien ne transparaissait son envie de combattre contre elle.

Corrin eut pitié. La dragonne avait étanché sa soif de carnage. Il n'y avait nulle raison de lever à nouveau les lames et de faire couler le sang.

Elle voulut s'avancer vers lui, mais sa patte avant marcha sur quelque chose.

Son épée.

Et dans l'éclat de l'acier, elle vit son reflet.

Une bête aux yeux rouges, la gueule pleine de sang, fixait avec effarement son double qui aurait dû être une jeune femme. Elle se recula, remarqua que sa main était devenue une serre dans le procédé et elle hurla de panique - mais ce n'était plus sa voix qui hurlait.

C'était celle d'un monstre.

Elle était le monstre.

Horrifiée par sa propre vision, par son propre carnage, par son appétence naissante pour le sang, Corrin voulut fuir. Maladroitement avec ce corps qui lui paraissait subitement énorme, elle chercha à s'élever, partir par le haut pour quitter l'arène. Mais force de constater que, hélas, elle ne pouvait voler malgré ses ailes : elle chuta contre le sol, et l'éreintement la vainquit. Dans une vision aussi effroyable que pathétique, la dragonne sanglotait dans des vociférations terribles.

D'un seul coup le monde se voila : Corrin tomba dans les limbes, affectée par ce qui devait être un sortilège. Mais avant de sombrer, elle entendit distinctement :

— La réincarnation du Dragon Obscur a enfin pris forme ! Que Nohr se réjouisse car son dieu est avec elle !


Corrin s'éveilla sur un lit moelleux aux draps lavande. Il lui fallut quelques instants pour reconnaitre sa nouvelle chambre au château de Windmire. Son corps entier la faisait souffrir et elle grimaça en voulant se relever.

— Ne forcez pas, Ma Dame… Souhaitez-vous quelque chose ? De l'eau, peut-être ?

Elle tourna la tête en direction de celui qu'elle reconnut comme étant Jakob. Elle lui sourit et acquiesça faiblement. Le majordome la servit aussitôt et l'aida à s'installer en redressant les coussins de façon à ce qu'elle puisse avoir un appuis dos.

— Merci…

Corrin remarqua que ses plaies avaient été pansées et soignées. Elle eut un sourire triste, touchée et gênée par l'attention.

Comme elle aurait voulu que tout ceci ne soit qu'un mauvais rêve…

Le goût métallique s'effaça grâce à l'eau de source que Jakob lui avait apporté. Après lui avoir rendu le verre, elle ne put le regarder dans les yeux.

— Jakob… Sais-tu ce qui s'est passé ?

Son malaise se vit instantanément sur son visage.

— J'espérai que vous pourriez m'apporter des éclaircissements… Ce qui s'est passé… est… C'est…

— Oui. Je comprends…

Des pas résonnèrent à l'extérieur de la chambre ; un groupe de servantes devaient se déplacer pour accomplir leur devoir, sûrement.

— Quoiqu'il en soit Ma Dame, s'exclama Jakob toujours à son chevet, sachez que cela n'ébranle aucunement ma loyauté envers vous. Peu m'importe que vous soyez la réincarnation d'une déesse, un dragon, un Ulfedin ou que sais-je encore. Je vous suis éternellement redevable et je vous suivrai jusqu'en Enfer s'il le faut !

Corrin eut un petit rire nerveux. Elle essuya du revers de la main les larmes qui avaient monté au coin de ses yeux.

— Merci… Merci pour tout Jakob… lui sourit-elle avec chaleur.

Bien que l'appréhension de voir tous ses proches réagir à cette… nouvelle la travaillait, savoir qu'au moins Jakob ne la rejetait pas malgré sa monstruosité lui enlevait un poids en moins.

Corrin contempla ses mains, redevenues de chaire rose et calleuses à force de manier l'épée. Elles tremblaient.

Qu'est-ce que cela voulait dire ? Les propos qu'elle avait entendu avant de sombrer dans les ténèbres lui revinrent. Était-ce vrai ? Était-elle la réincarnation du Dragon Obscur ? Une partie d'elle trouvait cette hypothèse complètement insensée, mais… Comment nier ce qui venait de se produire dans l'arène ?

Son reflet la hantait. Une envie de vomir remonta jusqu'à sa gorge, ce fut tout juste qu'elle put contenir sa nausée.

On toqua à la porte. Jakob se leva avec humeur mais entrouvrit la porte avec délicatesse. En voyant de qui il s'agissait, il laissa entrer Lilith.

— Ma Dame, s'inclina-t-elle. Comment vous sentez-vous ?

— Mal, reconnut Corrin en la fuyant du regard. Je…

Mais elle ne savait pas quoi dire d'autre. Jakob s'agitait sur place et se retourna vers elle, un sourire plaqué sur son visage pour faire bonne figure :

— Et si j'allais vous préparer une bonne tasse de thé ?

— Excellente idée, Jakob ! approuva Lilith. Je reste auprès de Madame si jamais quelqu'un venait à faire irruption dans sa chambre.

— Très bien ! J'y vais de ce pas !

Le majordome s'en fut aussitôt. Une fois parti, Lilith se permit de s'assoir sur le bord du lit de sa maîtresse.

— Je suis terriblement désolée de ce qui s'est produit… J'étais sur le point d'intervenir quand…

— Comment aurais-tu pu intervenir ? Les grilles étaient fermées…

— Ne me sous-estimez pas lorsqu'il s'agit de votre protection.

Et en voyant l'éclat dans ses yeux dorés, Corrin se demanda bien jusqu'où sa détermination la mènerai. Cependant, elle resta dubitative sur son affirmation.

— Qu'importe… Vous avez dû être bien secouée de tous ces événements, reprit Lilith.

— Je ne comprends pas ce qui m'est arrivée… Surtout que… que j'ai…

La princesse porta sa main à ses lèvres.

— Le sang a quelque chose d'addictif, c'est bien ça ? demanda Lilith d'un air peiné.

Corrin acquiesça lentement, perturbée par ses propos. Comment avait-elle pu le deviner…? Par les anciens Dragons, est-ce que cela s'était vu qu'elle avait apprécié créer ce carnage ? Le sang dans ses veines en devint glacé d'horreur.

Lilith ne semblait plus savoir où se mettre. Son visage s'était crispé, comme si elle était déchirée par ce qu'elle allait dire ou savait de cette situation.

— Commençons par le commencement, finit-elle par se décider. Avez-vous un bijou que vous portez régulièrement sur vous ? Une pierre porte-bonheur ?

— Euh… Eh bien, j'ai ce collier.

Elle lui tendit celui qu'elle avait trouvé la veille. C'était un bijou très simple : une pierre hexagonale en obsidienne qui avait appartenu à feu sa mère où passait une chaîne en or.

— Parfait, déclara Lilith en la prenant entre ses mains.

Aussitôt la pierre se mit à scintiller entre ses doigts. Sa dame de compagnie lui demanda ensuite de souffler dessus ; Corrin obéit, trop stupéfaite pour questionner ses ordres. La pierre cessa de luire et Lilith lui remit le collier.

— Gardez-la toujours sur vous, Dame Corrin. Cette pierre a été liée à vous - il s'agit d'une dracopierre dorénavant.

— Quoi ? mais Lilith n'avait pas fini ses explications :

— Grâce à elle, vous pourrez librement vous transformez en dragon sans craindre de perdre la raison et de céder à votre soif de sang.

— Je… Merci ? Mais comment se fait-il que tu puisses faire - et même connaitre tout simplement tout ça !

Lilith devint muette.

— Lilith ! pressa Corrin, Si tu as des informations concernants ma situation, il faut que tu me les dises ! Je t'en prie…!

— J'aimerai tellement… Ça fait si longtemps que j'attends ce moment, mais… Cela fait peut-être trop longtemps.

— Quoi donc ? répéta inlassablement Corrin.

Jakob ouvrit la porte à ce moment-là avec le service à thé. Lilith se leva d'un bond, épousseta son tablier.

— Ma Dame, demanda-t-elle, souhaitez-vous recevoir de la visite, ou préférez-vous rester au calme encore quelques temps ?

Corrin la dévisagea, frustrée. Puis elle détourna le regard avec tristesse.

— Je préfère me reposer pour la journée…

— Je m'en vais prévenir la famille royale et les serviteurs… trop zélés.

Elle s'inclina puis partie sans un mot.

— Allez-vous bien Corrin ? J'ai l'impression de vous retrouver plus pâle qu'avant de vous quitter…

— Ce n'est rien… mentit-elle d'une voix éteinte. Je suis juste exténuée…

Elle ne souhaitait pas l'inquiéter…

Jakob haussa un sourcil suspicieux, visiblement peu convaincu.

— Lilith vous a-t-elle offensée ? Voulez-vous que je lui en tienne un mot ?

— Non, non… du tout.

Elle accepta la tasse de thé avec un faible mais sincère remerciement.

— J'adore Lilith mais… il y a des choses qu'elle m'a toujours cachées. Je ne devrai pas poser la question… Mais y aurait-il des informations dont tu disposes à son sujet ?

— Hélas, pas plus que vous, admit son majordome. Lilith a toujours été très secrète. Elle ne s'est jamais autant confiée à vous qu'avec nous. C'est une très bonne consœur, cependant je n'ai aucune affinité avec elle.

— Y a-t-il quelqu'un avec qui tu arriverais à te lier ? murmura Corrin avec un sourire triste.

— En dehors de vous, personne ne m'intéresse, affirma Jakob. Vous servir pour le restant de mes jours me suffit.

— Pff… Je te souhaite de trouver le bonheur d'une autre façon que dans la servitude.

Jakob haussa les épaules. Têtu comme une mule…

Le thé coula le long de sa gorge. Parfumé, juste suffisamment sucré, il la réchauffa doucement.

— Merci pour… pour tout Jakob.

Il eut un sourire ravi. Cependant, il disparut lorsqu'elle le congédia : elle avait vraiment besoin de repos et de calme.

Elle dormit, enfin, d'un sommeil de plomb.