Georges fut exécuté à 15h. Traditionnellement, c'était l'heure du goûter pour les nobles qui se réunissaient autour de thés et de petits biscuits.

Corrin ne pouvait songer qu'à ce mort qui pourrirait bientôt dans une fosse, sa famille n'ayant pas les moyens pour l'enterrer dans un cimetière local. Et elle ruminait, ruminait ce qu'elle aurait pu dire ou faire, si elle avait moins manqué de courage, si elle avait été plus autoritaire…

La colère montait. Montait contre l'injustice, contre son père, contre elle-même…

— Corrin, vos cornes, lui souffla Lilith alors qu'elles se rendaient enfin dans ses appartements.

Avec un léger rougissement de honte, elles disparurent aussi vite qu'elles avaient poussé. Dès que Lilith ferma la porte, Corrin explosa :

— Ce que j'ai honte ! J'ai honte de mon sang, de cette mascarade et de mon impuissance ! Même en connaissant les lois de Nohr, une telle injustice ne devrait être tolérée !

Sa servante garda le silence, ses yeux dorés baissés sur le tapis, la posture presque repliée sur elle-même. Elle ne pouvait que l'écouter et attendre que sa colère passe...

Corrin fit les cent pas dans sa chambre, les sourcils tellement froncés sur ses yeux qu'ils en devenaient noirs. Enfin, elle poussa un long soupir abattu et s'installa sans grâce dans son fauteuil de velour mauve.

— Je sais qu'il est inutile de me lamenter ainsi... marmonna-t-elle en reposant sa tête sur sa main. Je ne comprends pas mon père, peut-être est-ce lié à la différence entre nos générations... J'espère que Xander sera davantage à la hauteur.

Elle soupira encore.

— Bien. Je suis prête à écouter ce que tu as à me dire : assieds-toi, je te prie. Jakob, pourrais-tu nous laisser seules un moment ?

Son majordome eut un sursaut, une expression choquée par ses propos, mais il reprit rapidement son flegme et obtempéra dans une révérence. Sans un mot, Lilith prit place en face d'elle d'un pas léger.

— Vous vous demandiez si vous étiez la réincarnation d'un dragon... entama l'ancienne dragonne. Vous serez donc rassurée d'apprendre que vous n'en pas une, et de qui que ce soit. En revanche, vous êtes ce que l'on nomme une manakete : un humain capable de se métamorphoser en descendants issus d'une union avec un dragon et un humains sont capables en théorie de tous se métamorphoser ainsi.

Corrin eut un soupir de soulagement, sentant un poids se délester. Être une déesse semblait être un poids bien trop lourd pour ses épaules… Elle venait juste d'endosser officiellement son rôle de princesse et elle avait déjà suffisamment de mal à s'y retrouver !

— Serait-ce vous alors, Lilith ? ne put s'empêcher de demander Corrin.

— Eh bien… s'empourpra subitement l'intéressée, en quelque sorte. Je suis la descendante la plus directe du Dragon Obscur.

— Incroyable… murmura Corrin avec ébahissement. C'est fascinant… et dire que certains théologiens pensaient qu'ils étaient morts…

Le visage de Lilith s'attrista.

— Ce n'est pas entièrement faux… La plupart de anciens dragons sont bel et bien décédés depuis des siècles… C'est aussi le cas du Dragon Obscur.

— Oh… Je suis désolée… murmura Corrin en supposant qu'elle devait éprouver le même chagrin qu'elle à l'adresse de sa propre mère disparue.

— Ce n'est rien… tout comme vous, je n'ai jamais eu la chance de connaître ma génitrice. Un œuf de dragon peut mettre des siècles à éclore, comme ce fut mon cas… J'ai tout juste atteint la majorité de mon espèce il y a quelques années.

Corrin acquiesça, très intéressée par ce que la dragonne lui apprenait.

— Je suppose que la transformation en humain doit vous paraître aussi absconse que celle en dragon pour moi…

— Ce n'est pas facile au début, concéda Lilith, mais on s'y habitue…

La princesse acquiesça. Ses yeux se posèrent sur le portrait de la Duchesse Nemosa. Qu'aurait pensé sa mère ? Aurait-elle été fière comme son père ? Horrifiée d'avoir enfanté un monstre ?

Elle eut un goût de bile en bouche. Jamais Corrin ne considérerait Lilith comme tel, et pourtant elle ne parvenait pas à penser autre chose d'elle-même par rapport à sa propre nature. Est-ce que Lilith pouvait comprendre ce qu'elle éprouvait ? Toutes ces révélations arrivaient si subitement, avec une telle violence que Corrin se déchirait en son âme…

Elle aurait dû être satisfaite des explications de Lilith et de Léo. Tout n'était qu'une coincidence, un hasard, un don légué par ses ancêtres. Et pourtant… Pourtant…

— Ma Dame ? Y a-t-il quelque chose qui vous tracasse ?

— Je dois reconnaître que oui, mais je ne suis pas certaine de pouvoir entendre les réponses qui viendront à mes questionnements. J'ai besoin d'un peu de temps pour digérer… ces derniers événements.

— Bien sûr… Prenez votre temps. Je serai à vos côtés lorsque vous serez prête, sourit-elle avec bienveillance.

— Merci, Lilith.

Jakob fut convié à rentrer à nouveau. Personnellement, Corrin portait une entière confiance à son serviteur de toujours, mais Lilith avait souhaité que leurs échanges restent dans l'intimité. Elle respectait ce choix : son identité était loin d'être anodine…

— J'ai réfléchi par rapport à Sapienta, mais il me faudra le soutien de Silas.

— Silas ? Pourquoi donc lui ? demanda Jakob en haussant un sourcil circonspect.

Corrin ne put s'empêcher de lui jeter un regard en biais. Lui et Jakob n'avaient jamais été en très bon terme (faute de personnalités trop divergentes), mais de là à nier qu'il pouvait lui apporter son soutien ! Corrin trouvait qu'il exagérait.

— Silas a été formé pour le combat… J'aimerai lui proposer de me remplacer au front lorsque le moment sera nécessaire. De là, je pourrai gagner un peu de temps pour me rendre à Sapienta.

— Corrin, aller à Sapienta depuis la capitale… commença Lilith avec effarement mais Corrin l'arrêta :

— Je sais. J'aurai très certainement des mois de retard, en fonction de combien de temps ma formation prendra…

— Ma Dame, avec tout le respect que je vous dois, c'est bien trop dangereux, renchérit Jakob. Les hommes de votre père se rendront bien compte que quelque chose cloche et Iago est connu pour inspecter régulièrement l'état des troupes. Si Silas vous tient vraiment à cœur, vous devriez reconsidérez vos options : nous avons eu aujourd'hui un exemple de ce qui arrive à ceux qui échouent, alors pour ceux qui trahissent…

— Mais en ai-je vraiment d'autres ? soupira Corrin en déposant à nouveau son regard sur le portrait de sa mère.

Ses deux compagnons suivirent le mouvement.

— Vous ne vous êtes jamais encore rendue dans le duché de feu votre mère, commenta Jakob.

Il était vrai que, pour sa « sécurité », Corrin avait été élevée dans des terres au Sud-Est de la capitale qui appartenait à la famille de Camilla et non celles dont elle hériterait. En attendant, Gunter s'en était occupé seul, puis en tant que conseiller auprès de sa pupille lorsqu'elle eut 16 ans, âge officiel selon lequel on devenait majeur en Nohr…

Aussitôt, la princesse comprit ce que sous-entendait son majordome :

— Mais bien sûr ! Je pourrai prétexter que j'ai besoin de prendre en main mon duché pour les efforts de guerre ! Mais même si mon père accepte… ça ne résoudra pas le problème initial : je vais très certainement être surveillée.

— Hmm… Peut-être que je pourrais davantage vous être utile…Mais j'aurai besoin de Felicia. En attendant, essayons de convaincre Sa Majesté… murmura Lilith, le regard brillant d'un éclat étrange…


Il était évident que pour le moment, Corrin ne pouvait pas poser sa requête dans l'immédiat. Entre sa dernière demande et l'état d'alerte qui restait maintenu jusqu'à nouvel ordre, il serait malvenu de revenir vers son père. Elle s'attela au mieux pour être le plus exemplaire possible, organisant les patrouilles avec Silas et Xander pour la sécurité de la Cour. Le reste du temps, elle cherchait à se renseigner sur les caractéristiques de Windmire, ses habitants tout en participant de temps à autre aux salons de thé de Camilla et Elise.

Mais pour être parfaitement honnête, la lassitude vint très vite à elle quand elle se rendit compte que ses dames parlaient surtout de leurs maris infidèles, des dernières tendances vestimentaires et autres bruits de couloir. Elle aimait encore moins la façon dont elles la dévisageaient. En fonction de, Corrin y devinait du dégoût, de l'admiration, de l'idolâtrie, de l'envie… de la suspicion aussi. De l'intérêt. Que des choses qui la mettaient mal à l'aise et elle déclina bientôt les invitations.

Pourtant, Corrin voulait vraiment s'intégrer. Elle voulait trouver sa place et trouver du plaisir à être enfin à la Cour. Mais elle se rendit compte très vite que son bonheur ne dépendait que des moments avec sa fratrie - et Silas bien sûr. Pouvoir passer du temps à deux, se promener dans les jardins du château en se tenant le bras... Elle en avait tant rêvé que cela soit leur quotidien !

Ici-bas, la lumière peinait à éclairer la végétation. En dehors des rosiers, des paternes de plantes grimpantes sur les murs de pierre, des jasmins et de mousses tapissaient le sol.

Inspirant l'air, malheureusement pas aussi parfumé que Corrin l'aurait souhaité, elle respirait le bonheur en tenant la main de son fiancé. Il lui sourit avec sa gentillesse qui le caractérisait tant et, dans cet instant, elle se disait que peut-être que sa nouvelle vie n'était pas si terrible. Il fallait qu'elle s'y fasse. C'était tout. Oui, c'était juste ça...

Se prenant d'un seul coup d'une humeur taquine, elle commença d'une voix enjôleuse en se blottissant contre lui :

— Silaaaas... Mon cher ami de toujours... Mon amant à moi...

— O-Oui ? répondit celui-ci déstabilisé par ses minauderies.

La main de Corrin caressa le long de son bras, s'éloignant de lui sans le quitter des yeux pour aller sautiller vers le kiosque qui trônait au centre du labyrinthe. Elle s'assura qu'ils étaient toujours seuls, avant reprendre sa tentative de séduction.

— Il n'y a que nous ici... Mon petit fiancé, ne voudrais-tu pas me donner un baiser ?

Silas en devint rouge.

— Un baiser ? Oh, Corrin...

— Juste un tout petit... Un tout petit riquiqui...

Bien qu'il paraissait mal à l'aise, il monta les marches du kiosque. Les herbes de pampa les cachaient d'éventuels visiteurs indésirables dans cet instant de douce solitude...

— C'est... C'est contre le protocole... Nous ne sommes pas encore mariés... balbutia le chevalier.

— Mais nous sommes fiancés... Ce n'est pas comme si je vous demandais la nuit de noce en ce lieu-même !

— C-Corrin ! Un peu de pudeur !

Il se tenait maintenant au centre du labyrinthe à ses côtés. Le cœur de la princesse battait le tambour : oui, il était vrai qu'elle se comportait de manière impudente et elle mentirait s'il prétextait un quiproquo. La griserie de titiller l'interdit sans le franchir... La réaction adorable de Silas, son parfum se mêlant à celui des roses, la quiétude du lieu qui les enveloppait...

N'y avait-il pas mieux rêver pour un premier baiser ?

— N'en n'as-tu pas envie Silas ? lui susurra-t-elle en glissant ses doigts dans ses cheveux d'argent.

Il n'en fallut pas plus pour qu'il se penche sur elle tandis qu'elle tendait ses orteils pour atteindre ses lèvres roses. Un baiser simple et doux, innocent et dénué de passion.

Corrin ne put s'empêcher de glousser quand ils se séparent.

— Bon sang... J'espère que le Roi n'en saura jamais rien ! murmura Silas, rouge jusqu'aux oreilles.

Elle rit encore plus fort alors qu'ils reprenaient leur chemin.


En parlant de son père, Garon tentait des approches maladroites pour se lier avec elle. Il lui proposa de faire le tour de la capitale en carrosse (Elise n'avait pas mentit : elle était déserte et si triste… Corrin aurait pu plus accepter qu'il s'agissait d'une ville fantôme que du cœur battant de Nohr !) où ils se fixèrent dans le blanc des yeux dans un silence assourdissant, pendant qu'un guide leur indiquait de temps à autres des lieux historiques importants ou des constructions en cours…

En temps normal, Corrin en aurait été ravie : elle adorait apprendre, et tout plus particulièrement sur l'histoire de sa patrie. La simple attention de vouloir passer du temps en sa compagnie lui aurait également apporté un grand plaisir. Cependant, elle devait admettre qu'entre la distance émotionnelle entre elle et son père digne d'un canyon sans fond et leurs divergences d'opinions sur la politique n'aidaient pas à créer le lien. Si sa colère semblait apaisée, elle n'oubliait pas le goût de l'injustice et la froideur de ses propos : à tout instant, les braises pouvaient se raviver.

Elle n'était pas la seule à être distante de son père. Les repas de famille, bien qu'au milieu des convives pour ceux du midi et du souper, s'enlisaient dans une absence de conversation entre le roi et ses enfants. Garon se contentait le plus souvent de regarder devant lui, les yeux éteints. Puis il quittait la soirée tôt pour aller se coucher, et les journées se répétaient.

Corrin avait essayé d'entretenir une conversation (ne serait-ce que par politesse), mais non seulement il y était très peu réceptif mais la princesse se retrouva bientôt à cours de sujets et finit alors par rester avec sa fratrie. De temps à autre, elle guignait le roi avec son expression sérieuse mais lointaine, s'interrogeant si son père avait toujours été ainsi…

Cependant, le tour de la ville n'avait pas été sa seule tentative de créer chercher à l'approcher. Chaque semaine qui passait, la princesse recevait des cadeaux exotiques : des animaux de compagnie dont elle ne souhaitait pas s'occuper (dont des perroquets de Nestra, des chiens de chasse, un chat sphinx et même un œuf de wyvern !), des robes au couleur des saisons de Nohr (soit pas moins de quatorze), un carrosse personnel, une vaisselle en porcelaine (Corrin se demanda si la mésaventure de son vase lui avait été remontée car ils s'accommodaient très bien ensemble) et il ne s'agissait pas d'une liste exhaustive. Concernant les animaux, Corrin leur chercha des propriétaires plus adaptés et demanda à son père de cesser les cadeaux dans ce type, ce qu'il respecta à sa grande mais agréable surprise.

Dans un battement de cils, deux mois s'écoulèrent.

Le temps de mettre son plan à exécution arrivait enfin…