— La princesse Corrin ! Deuxième princesse de Nohr et duchesse de Füntavenn !
Les portes de la salle du trône s'ouvrirent dans un terrible grincement. Corrin avait demandé une entrevue public à la première heure, espérant qu'en ayant l'appui de la Cour, elle parviendrait plus aisément à ses fins.
Les nobles se turent à son approche. La princesse arborait un air digne et leur laissa croire qu'elle les ignorait superbement pour arriver jusqu'à son père, siégeant au-dessus de tous. Du coin de l'œil, elle vit Xander et Léo la suivant du regard.
— Mes hommages, Mon père, salua Corrin en se courbant.
— Relève-toi, ma fille. Que souhaites-tu donc ?
Corrin inspira profondément. Puis elle annonça avec force :
— Mon père, avec Votre bénédiction, je souhaiterai me rendre dans mes terres afin de les gérer et de lever le plus efficacement possible une armée. Nous savons tous ici que la fin de la trêve entre Hoshido et Nohr arrivera bientôt à son terme, c'est pourquoi j'aimerai commencer à me familiariser avec les troupes que j'aurai à mener. De plus, j'aurai besoin de mieux connaître mon Duché afin de l'exploiter de la meilleure façon possible pour soutenir l'effort de guerre.
Des murmures se firent entendre dans la salle. Si elle s'efforçait à rester de marbre, Corrin priait pour que ce ne soit pas mauvais signe.
Garon la contemplait d'un air absent : impossible de savoir ce qu'il pensait. Ce fut d'ailleurs Iago qui parla :
— C'est en effet fort sage de votre part. Tellement sage… que c'en est suspect. N'oubliez pas, jeune Corrin, que l'alerte est toujours d'actualité puisque tant que nous n'avons pas retrouvé de corps, ce scélérat Hoshidien est toujours en vie.
Le ton s'était fait accusateur sur la dernière partie. Corrin sentit la colère monter : pour qui se prenait-il pour la surnommer de « jeune » et d'insinuer des reproches de la sorte ? Elle et ne put s'empêcher de rétorquer :
— Je ne croie pas avoir solliciter vos remarques, seigneur Iago.
— Je le fais, gronda le roi. Iago m'aide à réfléchir dans les moments les plus troubles… et je n'oublie pas que tu m'as demandé il y a quelques temps de quitter la capitale.
— Oui ! Oui, exactement ! renchérit Iago en acquiesçant vigoureusement.
Les lèvres de Corrin se pincèrent. En se les humectant, elle s'interrogea sur comment se sortir de cette situation quand une voix familière raisonna leur père :
— Mon roi, permettez-moi de donner mon opinion sur la question.
La princesse eut un sourire en voyant son frère aîné s'avancer pour se placer à ses côtés. Le roi Garon hocha lentement de la tête, et Xander poursuivit :
— La demande de Corrin fait sens. Moi-même ai-je dû réaliser le tour de Nohr afin de mieux comprendre la façon dont les gens vivaient, pensaient au quotidien. Nous avons besoin d'être proches d'eux et de nos soldats pour les mener à bien. Sans confiance, nous ne sommes que des tyrans.
— Est-ce ce que vous êtes en train de sous-entendre que Notre bon Seigneur en est un ? siffla Iago d'un ton perfide.
— Vous surinterprétez nos propos, Iago. Bien sûr que Notre roi est un monarque juste et éclairé…
Corrin sentit la bile lui brûler la gorge. Juste certainement pas, et éclairé… on ne parlait certainement par de son regard.
— … et afin de suivre son exemple, Corrin a aussi besoin de rencontrez ceux dont elle doit être l'étendard, le flambeau ! S'il le faut, je prendrai les patrouilles dont elle avait la charge jusqu'à présent sous ma responsabilité.
— Et quelle garantie avez-vous qu'elle n'essaiera pas de s'enfuir à Sapienta ?
— Celle que je la connais : elle est ma sœur, et je sais qu'elle n'oserait désobéir à Notre père.
Si elle devait rester stoïque extérieurement, Corrin éprouva une grande tristesse en l'entendant dire ceci. S'il savait…
Les yeux noirs de Iago s'étaient plissés en fente, ne cachant pas sa suspicion à leur égard.
— C'est tout de même bien peu… susurra le premier ministre.
— J'entends les arguments de chacun, finit par déclarer le roi de sa voix tonitruante. Pour l'heure, ma fille, je ne pourrai te donner de réponse à ta demande. Je vais tâcher d'y réfléchir et te la remettre dans les meilleurs délais.
La princesse eut une grimace. Elle espérait que cela voulait dire dans les prochains jours et non dans les années qui vinrent — voir jamais.
— Tu peux partir à présent, conclut Garon. Que la personne suivante se présente !
À contrecœur, elle salua son roi et quitta les lieux. Xander lui murmura quelques mots d'encouragements, lui promit que leur père allait lui donner une réponse dans les quelques semaines à venir avant de retourner dans la salle d'audience. L'esprit ailleurs, Corrin allait se mettre en route quand quand une main gantée vint se poser sur son épaule ; elle sursauta aussitôt.
— Excuse-moi grande sœur, dit aussitôt Léo, je ne voulais pas te surprendre.
— Ce n'est rien, rassura Corrin en secouant la tête. Les adelphes se mirent en marche dans les longs couloirs du château tandis qu'elle reprenait : Que puis-je pour toi ?
— Je souhaitais juste savoir… qu'est-ce que c'est que cette histoire avec Sapienta ?
Le visage de Corrin se ferma en même temps que ses paupières.
— Aaah… Ça… Pour résumer, il se pourrait que je trouve des personnes fiables pour me former par rapport à mes capacités draconiques. J'imagine que tu te souviens du Sage de l'Iris ?
— Comment oubliez ce vieil hurluberlu… sourit le second prince. Ce n'était il y a pas si longtemps que Xander et moi nous sommes rendus dans sa demeure.
— D'après mes contacts, ses connaissances m'aideraient à mieux cerner ma nature… mais Père m'a strictement interdit de m'y rendre.
Léo eut l'air surpris puis son expression se changea en suspicion.
— Père n'est pas du genre à faire une croix sur le pouvoir. Ce serait à son avantage de -
— Je sais ! explosa Corrin. Je sais, et pourtant il me l'a interdit, il m'a dit de « faire confiance en mon instinct » à la place et je ne sais quelles balivernes !
— Hey ! Calme tes wyverns, je n'y suis pour rien !
La princesse soupira faiblement.
— Tu as raison. Je suis désolée.
— Ça ira pour cette fois, lui sourit-il avant de redevenir bien plus sérieux. Je comprends que tu sois à fleur de peau… entre la découverte de ta nature, les rumeurs et avoir du sang sur soi…
Pour le dernier point, elle se rendit compte qu'elle l'avait complètement occulté de son esprit. En reprendre conscience l'assomma le temps d'un instant, elle se raidit brusquement pour ne pas choir.
— Léo... Est-ce que... tu as déjà tué ? souffla-t-elle non sans douleur.
Elle ne s'était même pas rendue compte qu'elle venait d'arrêter de marcher : elle n'en pris conscience que lorsque Léo fit demi-tour pour revenir vers elle. Une fenêtre grillagée très finement les séparait, laissant pénétrer la faible lueur du jour, projetant une ombre pâle sur la moquette rouge.
Léo devint silencieux. Après une respiration plus profonde, il lui répondit :
— Oui. La première fois... c'était sur les ordres de Père, comme toi. Des assassins, je crois. Ce n'est pas pareil de tuer avec de la magie qu'avec l'épée ceci-dit : plus tu arrives à mettre de distance physique, et plus tu protèges ta psyché.
— Est-ce qu'on... s'y habitues ?
— On peut dire ça, oui. J'ai fini par l'accepter pour ma part.
Elle ne savait pas si elle trouvait cette réponse satisfaisante. La douleur et la culpabilité étaient des fardeaux terribles, mais n'en perdrait-elle pas son humanité si elles disparaissaient ? Ses yeux troublés cherchaient quelque chose dans le regard de son frère que Corrin ignorait elle-même. Gêné, il finit par se détourner d'elle et reprit la marche. Corrin fut obligée de le suivre, tandis qu'il continuait :
— Quoiqu'il en soit, si Père ne t'y a pas autorisé… c'est que ça cache quelque chose.
— Comment ça ?
— Allons, Corrin. Ne trouves pas ça un peu suspect ?
— Je ne sais pas… je pensais qu'il était simplement trop hâtif.
— Cela peut lui arriver, reconnut Léo, mais il prépare cette guerre depuis plus de deux décennies… Il ne manque pas de patience quand il se rend compte que les enjeux sont importants.
— Mais que pourrait-il craindre du Sage de l'Iris ?
Ils venaient d'arriver aux appartements de Corrin. Alors que Jakob s'empressait d'ouvrir la porte, le second prince murmura :
— Ça… Je l'ignore… mais j'aimerai bien le savoir…
Ils se fixèrent dans les yeux. La suspicion de son frère hantait dorénavant son esprit, et l'envie de se rendre à Sapienta se fit plus grand qu'il ne l'était déjà.
— Souhaiterais-tu rentrer ? proposa Corrin. Ça fait un moment que nous n'avons pas pris du temps pour nous deux.
— C'est gentil, mais je suis très occupé par les conseils de guerre. Tu n'as rien à faire de ton côté ? Comme je t'envie !
— Pfff… Toujours à chercher la petite bête, hein ? J'irai peut-être rendre visite à Elise dans ce cas.
— Camilla va finir par croire que tu la boudes, se moqua-t-il en commençant à s'éloigner.
— Plutôt que je fuis ses éternels salons de thé !
Léo rit, avant de disparaître au coin d'un couloir.
Après s'être changée dans une tenue plus confortable que son armure de parade (la porter était né d'une tentative de faire bonne impression), Corrin se rendit donc dans les appartements de sa jeune sœur.
Celle-ci, en compagnie de ses deux vassaux, jouait aux cartes avec une gaieté qui la caractérisait bien. Quand elle entra, Elise se leva d'un bond pour venir serrer son aînée dans ses bras :
— Corrin ! Tu viens jouer aux cartes avec nous ?
— Eh bien, pourquoi pas si vous allez commencer une nouvelle partie.
— Nous venons tout juste de finir ! Et j'ai perdu mon infortuné paquet ! ajouta Arthur avec une mine déconfite.
— C'est dommage, mais vous pourrez peut-être vous rattraper à la prochaine partie ?
— En fait, intervint Effie, il a réellement perdu son paquet : un coup de vent les a fait s'envoler par la fenêtre…
— Ah…
— Ce n'est pas grave, assura Elise en retournant à sa place, j'en ai pleeein d'autres ! Viens avec nous !
— Bon, dans ce cas… sourit Corrin en prenant une chaise.
Les parties s'enchaînèrent - ainsi que les défaites pour ce pauvre Arthur qui ne gagna pas une fois. Pour autant, il ne parut pas en être plus malheureux que ça et ils rirent à de nombreuses reprises lors des retournements de situations. Au détour de l'une de leur partie, Corrin les interrogea sur leur passé respectif :
— Ils me semblent que vous êtes tous deux issus de Windmire ?
— Oui, murmura Effie avec une mimique étonnamment timide. Nous sommes tous deux des environs.
Si cette information ne l'étonna pas plus que ça (presque la moitié des vassaux de leurs adelphes provenaient de milieux populaires), elle se rendit compte qu'elle ignorait comment ils étaient venus à se rencontrer.
Elise eut un regard avec ses vassaux, avant d'expliquer :
— Il y a quelques temps maintenant, je me rendais dans les bas quartiers de Nohr en faisant passer pour une fille du peuple !
— Elise ! s'exclama Corrin qui ne savait pas si elle était impressionnée ou terrifiée que sa petite sœur ait pu trouver le cran de faire une chose pareille.
— C'était il y a longtemps ! rassura Elise.
— Deux ans jours pour jours ! clama Arthur.
— Merveilleux…
— Enfin bref ! J'ai pu assister à l'un des actes héroïques d'Arthur et j'ai voulu le recruter pour l'aider dans sa noble cause !
— Encore merci, Dame Elise !
— De rien ! Et pour Effie… Nous avons appris à nous côtoyer lors de mes excursions avant qu'elles ne deviennent connues.
— Si connues que je n'en ai jamais entendu parler… releva Corrin en posant sa carte.
— Tu penses bien que j'ai été très réprimandée par tous le monde après coup ! C'était horrible… Je n'allais pas m'en vanter !
— Hm-hm…
Elle restait songeuse de tout ceci, toujours partagée par des sentiments contradictoires. D'un côté, Elise avait honoré son rôle de princesse, de l'autre… y aller sans escorte dans ces coupes-gorges…!
— Tu as eu beaucoup de chance qu'il ne t'arrive rien…
Malgré ses propos, elle souriait à sa sœur avec une pointe de fierté.
— Tout dépend de là où on va… Hop ! Gagné !
— On est ex-aequo ! s'exclama Effie avec ravissement.
— Je suis heureux de votre victoire… Bien que je commence à être un peu las de ne pas avoir remporté cette dernière partie.
À sa décharge, Arthur n'avait fait que perdre durant toute l'après-midi, même avant que Corrin les rejoigne.
— Ce sera pour la prochaine fois ! tenta de réconforter Elise.
— Oui… Enfin ! Si cela peut contribuer à votre bonheur, c'est le plus important pour moi !
Corrin sourit gentiment à leurs échanges. De tous les vassaux de ses frères et sœurs, ceux d'Elise lui avaient toujours semblé les plus ajustés. Effie possédait une gentillesse qui n'égalait que sa force (et elle était titanesque !) ; aucun homme en Nohr n'aurait pu oser se vanter d'avoir autant de courage et de bonté qu'Arthur, et ce malgré sa grande malchance.
Il serait temps par ailleurs qu'elle s'en trouve… Certes, d'une certaine façon, ses serviteurs et Silas l'étaient, mais ce n'était pas pareil. Jakob, Felicia, Flora ou même Lilith, pouvaient se défendre en cas d'attaque mais ils n'étaient pas soldats. Bien que… Lilith aurait peut-être pu se révéler bien plus puissante qu'elle ne l'avait escomptée jusqu'alors.
Quant à Silas, il perdrait son rôle de vassal lorsqu'elle l'épousera en bonne et due forme : à partir de leurs épousailles, ils seront égaux. Ce qui lui rappela que le temps pour discuter de leur mariage approchait à grand pas…
— Pour en revenir à Windmire, y a-t-il des endroits qui en vaillent la peine ? questionna Corrin. Tout est si… vide ! Comment est-ce possible ?
Elise eut un regard lointain. Effie s'était arrêtée de dévorer sa palette de biscuits pour regarder sa Dame. Arthur gardait un air serein, contre toute attente.
— En fait, c'est plus compliqué que ça… Il y a des endroits qui sont nettement plus vivants, commença à expliquer la benjamine. Mais ils ne sont pas connus, par volonté d'éviter les troupes royales. Est-ce que… tu aimerais les découvrir ?
Les yeux de Corrin s'illuminèrent.
— Bien sûr ! J'adorerai discuter avec notre peuple ! De toute manière, Père ne me donnera pas de réponse dans l'immédiat…
— Oh, oui… que lui as-tu demandé ?
Corrin lui expliqua succinctement le déroulé de la matinée. Après son récit, Elise acquiesça :
— Oui, bien sûr…. Camilla pourrait aussi prendre la relève aussi, non ?
— Je suppose que oui, si elle accepte de lâcher les rencontres mondaines !
Elise rit, en ajoutant qu'elle était un peu dure avec leur aînée.
— Eh bien… En ce cas, je devrai pouvoir t'aider ! sourit-elle avec un clin d'œil.
