Des yeux. Des yeux vides et injectés de sang la fixaient. Sa bouche était grande ouverte, la mâchoire cassée par les coups. Un ruisseau de sang s'écoulait du trou béant qui lui servait de gorge, dégoulinant sur un sol trop blanc.
Son cœur la serrait, serrait, comme si quelqu'un avait plongé sa main dans sa poitrine pour le lui arracher. Le douleur était insupportable : Corrin se cabra, se débattait contre un ennemi invisible alors que les yeux de la personne qu'elle veinait de tuer la suivaient où qu'elle aille…
Un rugissement trop familier vibra l'air lui-même, et Corrin s'éveilla en sursaut dans le noir complet.
La princesse secoua sa tête pour chasser les derniers restants du songe qui obscurcissait ses pensées. Trop âgée pour appeler à l'aide dans cet instant de vulnérabilité, Corrin se rendormit, en portant toujours en elle un sentiment désagréable qu'elle n'arrivait pas nommer…
Sous les conseils de sa jeune sœur, Corrin s'habilla de sa plus simple tenue : une robe en lin bleue où avaient été cousues des fleurs en dentelles, accompagnée par une cape grise foncée avec des belles dorures sur les contours du tissu. Elle gardait, caché dans le col blanc de sa robe, son collier où brillait la dracopierre en obsidienne.
— Je ne me sens vraiment pas rassuré que Lilith ou moi-même ne vous accompagne pas, lui avoua Jakob tandis qu'ils se rendaient dans les appartements d'Elise. Êtes-vous certaine que -
— Jakob. Tout se passera bien. Je serai avec Elise et ses deux vassaux. C'est amplement suffisant, lui assura gentiment Corrin.
— Mais et si vous vous retrouvez séparés ? Que vous tombiez dans un guet-apens ? Que l'on venait à vous kidnapper - ou pire encore !
Corrin allait lui dire qu'il exagérait, mais son domestique manqua de s'évanouir et elle dut le rattraper avant qu'il ne chute la tête la première.
— Tu te fais beaucoup trop de mouron, mon pauvre Jakob, sourit avec compassion la princesse à son serviteur. Je t'assure que tout ira bien : nous serons prudents.
— Oui ! Surtout avec nous, ohoh ! s'exclama Arthur en jaillissant de la chambre d'Elise.
Les deux jeune filles sortirent derrière lui. La petite princesse s'était attachée les cheveux pour une longue natte et se dissimulait derrière une cape vert d'eau et des habits si simples que Corrin se sentit trop habillée.
À son expression, elle sut que sa sœur portait le même a priori.
— Je n'ai rien de plus modeste… s'excusa Corrin en évitant son regard, rougissante.
— Hmm… Ce n'est pas bien grave, ça fera l'affaire. Oui, oui, on ira faire un petit peu de shopping si jamais tu aimes la visite ! Comme ça tu auras des vêtements un peu plus passe-partout pour les prochaines fois, hihi ! Allez ! Allons-y !
Corrin acquiesça, sourit avec un rictus gêné à son serviteur de toujours avant de disparaitre avec ses quatre compagnons.
Dès qu'elle fut hors de sa vue, Jakob cessa de masquer sa grimace d'inconfort. Bon sang, il ne voyait en rien comment cette excursion pouvait bien tourner. Une enfant royale, un soldat plus poisseux qu'un wyvern blanc… Il n'y avait peut-être que Effie sur lequel il pouvait vraiment compter, si on acceptait qu'elle ne soit pas distraite par la première miette de pain sur leur route.
À cette pensée, il se passa les mains sur son visage déformé par l'inquiétude, avant de retourner à petits pas vers les quartiers de sa Dame. Des milliers de scénarios défilaient dans son esprit troublé, et s'il avait su que l'un d'entre eux allait effectivement se produire, il aurait immédiatement rebroussé chemin pour venir au secours de sa bien naïve maîtresse !
— J'ai découvert ce passage en observant les tours de garde, expliqua Elise alors que le groupe s'engouffrait dans un escalier en colimaçon. Il existe un passage qui mène aux quartiers de Nohr pour que les soldats puissent rejoindre leur famille.
— Ils ne vivent pas à la caserne ?
— Oh non ! Il y en a trop… Le plus souvent ce sont les mercenaires et les soldats célibataires qui y font leur vie. Les autres préfèrent s'installer en ville - sauf si leur compagne ou compagnon travaille eux-même au château ! Comme c'était le cas pour…
Elle se tut brusquement.
— Comme pour Georges, oui…murmura Corrin. Qu'est-il devenu de sa famille ?
— Ils sont toujours ici. Adam est aide-palefrenier et sa mère est lavandière…
Elise eut un soupir triste et à peine perceptible. Bien qu'elle ouvrait la marche, Corrin imagina sans peine sa mine attristée, et elle-même eut une pointe au cœur.
Bientôt, ils arrivèrent à un carefour. Des lampes accrochées au mur éclairaient leur chemin dans ce dédale en pierres noires, renforçant l'aspect lugubre des sous-sols…
— Par-là, chuchota Elise.
Il n'y avait nul besoin de parler si bas : les quelques soldats qu'ils croisèrent ne les empêchèrent nullement de continuer. Mais peut-être par habitude, Elise évitait soigneusement leur présence ou, faute de mieux, leur regard.
Enfin, ils parvinrent à une grille en acier, déjà ouverte mais bien gardée par trois soldats. Ils les saluèrent d'un signe de tête, puis ils arrivèrent sur un petit pont de pierre qui continuait de descendre.
— Père est aussi au courant de tes sorties ? l'interrogea Corrin.
— C'est… tacite, je dirai ? Depuis que je me suis faite prendre, il est au courant que je le faisais… Mais je pense qu'il se doute que je continue de temps à autre… Je veux dire, tous les gardes m'ont déjà vu passée plusieurs fois. J'essaie d'être discrète mais ça ne m'étonnerai pas que ça soit remonter aux oreilles de Père.
— Hmm…
Corrin ne le pensait pas aussi tolérant. Des sentiments contradictoires se mêlèrent dans ses réflexions sur son géniteur, et plus elle ressassait et plus elle se rendait compte qu'elle éprouvait surtout de l'incompréhension envers sa façon de percevoir le monde. Tantôt très laxiste, tantôt trop dur… Tantôt cherchant à se rapprocher d'elle, tantôt à se fermer et à fuir ses enfants…
Cette situation l'attristait. Malgré tout, elle souhaitait vraiment se rapprocher de lui. Ils étaient une famille, et même s'ils étaient roi et princesse, ne devraient-ils pas être plus communicants et compréhensifs les uns envers les autres ? Mais il y avait aussi cette histoire avec le Dragon Obscur… Faudrait-il qu'elle lui avoue qu'elle n'était pas ce qu'il espérait ? Accepterait-il seulement de l'écouter ? Une part en elle lui susurrait méchamment qu'il n'éprouverait que de la déception à son égard s'il venait à l'apprendre…
— C'est là ! s'exclama Elise en pressant le pas.
Ils débouchèrent sur un cul-de-sac entre deux auberges fermées et vraisemblablement désertes.
— Pour éviter que les mages ne détectent des traces de sortilèges, les habitants ont opté pour un trompe-l'œil… expliqua la plus jeune du groupe en relevant un pan de la tapisserie qui leur bloquait l'accès.
Elle leur tint l'entrée : Arthur et Effie y allèrent en premiers. Corrin leur emboita le pas et referma l'entrée derrière eux.
Dès qu'ils traversèrent le faux mur, les yeux de Corrin s'agrandirent d'émerveillement.
Des canaux avaient été aménagés pour séparer les ruelles en deux rues. L'eau qui s'écoulait brillait d'un éclat pur à la lueur des lampes au gaz qui illuminaient toute l'allée principale.
Au fur et à mesure que le groupe s'avançait, des effluves de petits mets du quotidien et des épices lui chatouillèrent les narines. Le brouhaha de la foule parvint à ses oreilles et lui rappela le marché du village où elle avait vécu, en des proportions plus adaptées à une grande ville. Des troubadours chantaient accompagnés des ménestrels, composants une mélodie rythmique qui guidait la cadence de leurs pas.
Elise regardait avec attention et une certaine allégresse sa sœur aînée en voyant à quel point elle semblait happée par le vrai cœur de Nohr. Elle prit le bras de celle-ci et elles allèrent ainsi, bras dessus bras dessous.
— Est-ce que nos adelphes ont pu venir ici, ne serait-ce qu'une fois ? lui demanda-t-elle en ne sachant où poser ses yeux.
— Je leur ai déjà proposé, mais ils ont tous des excuses… bougonna Elise. Camilla et Léo pensent que c'est trop dangereux sans une grande escorte… quant à Xander, il n'y trouve jamais le temps et repousse toujours à la Saint Glinglin… Oh regarde ! C'est du pain sorcier ! Tu veux goûter ? C'est un pain fourré ensorcelé qui garde le fromage coulant à l'intérieur ! C'est délicieux et ça tient bien le ventre !
— Eh bien, pourquoi pas ?
— J'en prendrai dix ! C'est une très bonne adresse ici, approuva Effie qui cherchait déjà sa bourse dans son énorme sac.
Les onze pains achetés, Corrin se hâta d'en croquer un bout. Vraisemblablement, le pain était fourré au compté ; les céréales incorporées à la pâte apportait un un goût riche et le fromage était onctueux et parfumé. Un filet la retint à son met : elle poussa une petite exclamation étouffée en reprenant une bouchée pour que rien ne tombe sur le sol brun. Elise et Effie se moquèrent gentiment, et sa portion avalée, Corrin les rejoignit bientôt.
— C'était délicieux ! approuva-t-elle, la mine rayonnante.
— Je suis contente que ça te plaise !
— Il faudra qu'on repasse au retour, j'aimerai m'en faire une petite réserve pour le week-end… ajouta Effie.
— Ah oui, pourquoi - attendez, vous avez déjà tout mangé ?! s'écria Corrin avec effarement.
— Euh, oui, j'avais un petit creux… Vous en vouliez peut-être un deuxième ? Désolée, je vous en garderai un pour la prochaine fois.
— Non non ! Rien de cela, c'était simplement que - oh et puis, peu importe, oubliez ça, bafouilla-t-elle en secouant la tête. Où allons-nous à présent ?
— Nous allons rester dans les grandes allées : c'est plus sûr et il y a plus de choses sympa à voir !
Ils s'en allèrent donc visiter des échoppes ci et là. Même dans l'obscurité, les vitrines brillaient de mille feux grâce aux vitraux colorés et les nombreuses lampes disséminées aux endroits stratégiques. Corrin observa également des « néons », des tubes lumineux alimentés par de la magie qui permettait de créer des écriteaux flamboyants et tapes à l'œil pour donner envie aux chalands d'entrer dans les boutiques.
Le groupe visita ainsi un magasin de jouets (les peluches de wyvern étaient si adorables que Corrin aurait pu toutes les acheter si elle se serait écoutée !), quelques boulangeries (Effie acheta à chaque fois un petit quelque chose), un antiquaire (Arthur manqua de peu de casser un vieux lustre, il s'estima chanceux qu'il ne fit qu'écraser son pied) et une échoppe exotique qui vendait toutes sortes de babioles des quatre coins du monde.
L'attention de Corrin fut brusquement happée par une jolie boîte. Finement ouvragée avec des couleurs vives, il représentait une scène de montagne avec des fleurs de cerisier. La jeune fille la contempla, saisit par un sentiment nostalgique. En l'observant de plus près, elle se rendit compte que c'était une boite à musique…
— Ah ! Vous avez l'œil madame, sourit le boutiquier, il s'agit d'une boite à musique hoshidienne ! Regardez…
Il l'ouvrit avec délicatesse et remonta la clé. Une douce mélodie s'en échappa et, pour une raison qu'elle ignorait, son cœur se serra. L'intérieur prit vie devant ses yeux : des petits personnages aux habits colorés tournèrent gracieusement tous ensemble.
— Corrin ? Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiéta sa sœur en posant une main réconfortante sur son bras.
— Je - Je ne sais pas…
Elle essuya d'un revers de main les larmes naissantes aux creux de ses yeux. Pourquoi est-ce que cela la rendait si… triste ?
— Je - Je suppose que la beauté de la musique m'a touchée ! prétexta-t-elle en se forçant à sourire.
— Hmm…
— Les créations d'Hoshido sont en effet très fines et émouvantes ! approuva le vendeur. Il n'existe que quelques modèles de cette boite : elles ont été créées spécialement pour fêter la naissance d'un enfant royal, il y a une vingtaine d'années. Elle a un certain prix par conséquence, mais je le ferai au rabais pour une personne sensible à ses charmes comme vous ! Qu'en pensez-vous ?
Corrin fut tentée de dire oui… Mais elle ne savait pas ce qu'elle en ferait. Cette charmante boite jurerait avec tout le reste de son mobilier...
C'était au fond juste un caprice, essaya-t-elle de se convaincre pour chasser son trouble.
— Je suis touchée par votre offre, mais je vais devoir décliner.
Le vendeur garda son sourire mais eut un geste des bras qui manifestait un « Tant pis ! J'aurai essayé. » avant de les inciter à regarder dans les alentours.
Au final, ils ne prirent rien dans cette boutique, mais Corrin la nota comme digne d'intérêt. Elle se promit d'y revenir une autre fois.
Alors qu'ils se rendaient à leur prochaine destination, Corrin songeait aux propos du boutiquier. Un enfant royal né il y a une vingtaine d'années… Ce ne pouvait que Takumi, le cadet des deux princes d'Hoshido. Plus exactement, il devait avoir aux alentours des 18 ans aujourd'hui.
Il avait bien de la chance d'avoir une si belle ode en son honneur…
— Mes Dames ! s'écria si brusquement Arthur que Corrin en sursauta, Que diriez-vous de refaire votre garde-robe ? Je connais une allée marchande formidable pour s'acheter tout le nécessaire !
— C'est vrai que nous n'avons pas encore eu l'occasion de nous y rendre ! Tu aimerais essayer ? ajouta Elise en se tournant vers sa sœur, les yeux brillants.
Corrin y assentit d'un hochement de tête.
Arthur les guida au travers d'une foule qui devenait de plus en plus compacte. Entre quelques passants et acheteurs, Corrin apercevait de grandes vitrines où étaient exposés des mannequins habillés pour la saison.
— Il y a quelques boutiques avec du sur mesure, mais la plupart sont du prêt-à-porter ! cria Elise pour se faire entendre.
— Du quoi ? cria à son tour Corrin.
— Du prêt-à-porter ! Ce sont des pièces déjà créées et qu'on a plus qu'à essayer !
— Mais, ce doit être terriblement mal taillé !
— Oh, j'ai vu pire, crois-moi. Et puis c'est rigolo d'essayer différentes tenue ! Tu vas voir.
La foule continuait de s'amasser dans l'allée ; plus d'une fois, Corrin manqua de perdre de vue sa sœur et ses vassaux.
— Oh non ! s'écria Elise avec horreur. Effie, quel jour sommes-nous ?
— Vendredi… répondit-elle avec la même angoisse.
— Oh non ! hurla à son tour Arthur, Il y a les soldes ! Vite, sortons d'ici !
Il plongea dans la foule et parvint à attraper la main de Corrin.
— Allons-y mes dames ! Fuyons ce carnage avec bravoure !
— Bien parlé, Arthur !
Sans plus de paroles, les quatre compagnons remontèrent la marrée humaine qui s'écrasait contre les magasins. Enfin, après un interminable voyage qui les laissa en sueur, ils arrivèrent dans une allée bien plus tranquille. Essoufflés, Elise fut la première à se relever et à s'excuser auprès de son aînée :
— Je suis désolée, il va falloir reporter notre cession d'achats à plus tard… Dans cette foule c'est impossible !
— J'espère que je ne vous ai pas trop fait mal en vous serrant le poignet de la sorte, Ma Dame, ajouta Arthur en la relâchant.
— Oh, euh, pas de soucis. Par ailleurs, je devrai plutôt vous remercier de m'avoir secourus, jeunes gens.
Les trois « jeunes gens » en question écarquillèrent tant leurs yeux qu'ils manquèrent de tomber de leurs orbites.
Le quatrième membre de leur équipe n'était pas Corrin. Elle aurait cependant pu être son sosie si elle avait plus petite, plus vieille, aussi rondelette que rabougrie et portait des loupes en guise de lunettes.
— Je vous suis très reconnaissante de m'avoir porté secours, j'ai bien cru que j'allais finir en bouillie dans cette foule ! Heureusement que vous êtes intervenu, mon brave.
— Oh, eh bien, le plaisir est pour nous ! lui assura Arthur bien que son expression inquiète ne s'était pas complètement effacée de son sourire.
— Sur ce, je vous souhaite une excellente journée ! les salua la petite grand-mère en se mettant en route.
Stupéfaits, ils la regardèrent quitter les lieux en silence. Puis quand elle fut partie, Elise s'écria en trépignant sur place :
— Par tous les anciens dragons ! Si on ne retrouve pas Corrin, ma famille au grand complet va nous tuer ! Il faut absolument qu'on la retrouve avant le souper !
Ils avaient précisément trois heures devant eux avant de perdre leurs têtes…
