Chapitre 17 - Une Nouvelle famille


Lorsqu'il portait les sacs de blé et les apportait dans le camion, il pensait à lui. Quand il arrivait au moulin pour transformer le grain en farine, il pensait à lui. Lorsqu'il récupérait la farine et la chargeait dans le camion, il pensait à lui. Lorsqu'il courrait et faisait du sport, il pensait à lui. Lorsqu'il se douchait, lorsqu'il mangeait, lorsqu'il se brossait les dents, il pensait à lui. Et lorsqu'il dormait, il rêvait de lui. Isabelle, avec qui il aimait bien parler, lui demanda un jour :

- Mais à quoi tu penses, comme ça, à toujours regarder dans le vide ?

Edward fut alors forcé d'admettre que Mustang lui manquait. C'était la même chose lorsqu'il était seul et qu'Alphonse et Winry étaient loin : il ressentait souvent un certain vide et une envie de leur parler et de les voir. Cependant, ça ne l'avait jamais autant obsédé, ni autant fait mal. Cette situation était d'autant plus ironique qu'il avait plus ou moins relancé cette histoire de voyage dans le sud dans le but de s'éloigner de lui et de son étrange comportement de ces derniers temps.

Heureusement, sa nouvelle vie à la ferme était prenante et il n'avait pas une minute à lui. Si son esprit vagabondait souvent, son corps était occupé par le travail et son cerveau absorbé par les multiples membres de la ferme avec qui il cohabitait désormais. Il avait appris qu'Isabelle et Gabin étaient deux orphelins dont les parents avaient péri dans un incendie qui avait emporté leur maison. Yves et Vivianne, leurs voisins d'alors, leur avait proposé de venir vivre chez eux. Isabelle connaissait déjà les travaux des champs car elle avait vingt ans, mais Gabin était encore jeune et elle ne pouvait pas s'occuper de lui : ça avait donc été une opportunité pour eux d'aller vivre chez Yves et Vivianne puisqu'ils ne furent pas séparés. En plus de ces quatre personnes, il y avait les quatre enfants du couple. Le plus âgé, Adrien, avait déjà dix-huit ans et était bien déterminé à reprendre la ferme de ses parents. Son petit frère, Valentin, avait quatorze ans et aidait ses parents le week-end lorsqu'il n'allait pas à l'école. Quant aux deux autres, deux filles répondant aux noms de Violette et Margaux, elles étaient des jumelles de sept ans qui avaient compris rapidement qu'Edward ne pouvait rien leur refuser. Il allait donc les chercher à l'école, jouait avec elles pendant des heures et leur racontait des histoires au coin du feu, le soir. Généralement, tous les habitants de la ferme s'exerçaient à l'art de la narration à tour de rôle, mais les « aventures d'Alphonse le jeune alchimiste » étaient appréciées de tous et Violette, Margaux, Valentin et Gabin en redemandaient encore et encore. Lorsque les enfants allaient se coucher, les parents suivaient généralement et Edward se retrouvait souvent à discuter tard en compagnie d'Isabelle et d'Adrien avec qui il avait lié une amitié qui tendait vers la fraternité. L'atmosphère chaleureuse de la maison le transportait et il avait l'impression d'être le membre d'une nouvelle famille.

- Tu as quel âge ? lui demanda un jour Isabelle.

- Je vais avoir vingt-cinq ans. Et toi ?

- Vingt-deux.

- Tu as une sacrée différence d'âge avec ton frère.

- Mes parents ont eu du mal à l'avoir. Ils n'étaient pas sûrs de pouvoir avoir un autre enfant après moi.

- Je vois. Et Idamie, c'est qui, pour vous ?

- C'est la voisine du verger du mont Vagne, répondit Adrien. Il faudrait demander à mon père de sortir une bouteille des vins qu'elle fait : ils sont plutôt pas mal. C'est une amie de la famille, bien qu'elle soit devenue un peu bizarre depuis que cette histoire de manifestation est parvenue à ses oreilles. Elle n'est pas violente, d'habitude. Je ne sais pas ce qu'il lui a pris de ramener son fusil à Fosset.

- Elle a quel âge, cette femme ?

- Une quarantaine d'années.

- Quoi ? Elle a des enfants, une famille ? Non, parce que s'il n'y avait pas eu cette voiture pour nous protéger, elle serait morte, à l'heure qu'il est.

- Elle a un conjoint. C'est bizarre qu'il ne soit pas venu, d'ailleurs.

- Quoi qu'il en soit, je crois qu'elle voulait sérieusement faire parler de la marche, ajouta Isabelle.

- Eh bien, c'est réussi.

Les journaux avaient sorti leurs articles et la mort du militaire sur lequel Idamie avait tiré avait fait scandale. A la ferme, tout le monde craignait que l'opinion publique ne se range du côté du gouvernement et que leur affaire ne fasse que s'enfoncer. Edward, qui adhérait à la cause paysanne, avait cependant une tout autre réflexion : si Idamie, lui-même, ou n'importe qui d'autre était mort ce jour-là, la Voix du Paysan se serait emparée de la violence militaire pour revendiquer ses droits en brandissant les armes. Ils n'étaient peut-être pas des enfants comme ça avait été le cas à Ishbal, mais n'importe quelle mort aurait mis le feu aux poudres à la manière de cette précédente guerre.

- Pourquoi n'étais-tu pas à la manifestation, Adrien ?

- Si mes parents veulent se battre pour leur cause, je n'ai moi-même pas envie de combattre, répondit-il de sa voix basse. Et puis, je crois que mon père aimerait que je sois là pour mes frères et sœurs si jamais il lui arrivait quoi que ce soit.

Le jour de la réunion qui visait à rassembler les paysans autour de leur cause commune arriva vite et Edward fut embarqué dans la voiture familiale avec Yves, Vivianne, Isabelle et Idamie. Cette dernière était arrivée en début d'après-midi et profitait du convoi pour éviter de faire un voyage à vide. Edward ne l'avait pas revu depuis la première fois, mais sa présence pour se rendre à la réunion ne le surpris pas : elle semblait avoir des idées bien précises sur la manière dont il fallait procéder pour faire entendre ses droits. En la voyant arriver, il ne put s'empêcher de la trouver belle. Isabelle le vit et rit.

- Elle n'est pas trop vieille pour toi ?

- De quoi parles-tu ? s'était défendu Edward.

- Ne fait pas l'innocent. Tous les hommes sont comme ça avec elle. Surtout depuis qu'on s'est mis à "comploter" contre le gouvernement. Je crois qu'elle a pris en assurance. Même moi, je la trouve belle. Même si elle reste insupportable.

Edward s'était contenté de hausser les épaules : il n'était pas réellement intéressé, il la trouvait juste jolie. Et puis, de toute manière, elle dégageait quelque chose d'hostile qui était sans doute dû à la colère qu'elle avait envers lui pour l'avoir empêché d'agir à sa guise à Fosset.

Vivianne prit la place du conducteur tandis qu'Yves s'asseyait à côté d'elle. Edward se retrouva de nouveau au milieu de la banquette arrière, entre les deux femmes. La route fut étonnement silencieuse et Edward, bien que mal à l'aise à côté d'Idamie, finit même par s'endormir, laissant tomber sa tête sur l'épaule d'Isabelle. Il fut réveillé par une secousse provoquée par un nid-de-poule. En regardant aux alentours, il vit qu'ils s'approchaient d'une petite ferme autour de laquelle s'affairait une bonne centaine de personnes.

- Ca fait beaucoup de gens, commenta Vivianne.

Idamie, elle, souriait.

Vivianne se gara et tous sortirent du véhicule. Ils furent accueillis par le brouhaha de la foule désorganisée. C'était à celui qui parlait le plus fort. Yves, suivi des quatre autres, s'engouffra dans la foule et se mit à serrer des mains. Edward le suivait et se présentait. Certains semblaient déjà le connaître, mais lui n'avait pas retenu toutes les têtes qu'il avait déjà vues dans la ferme de Vivianne et Yves.

- Ah ! Eric, je te présente le propriétaire de cette ferme : Louis. Louis, voici Eric, ma nouvelle recrue.

- Enchanté, fit l'homme en tendant sa main à Edward.

Edward la lui serra. C'était un homme très roux et corpulent, de petite taille et grassouillet. Son visage était de ceux qui rient sans cesse, avec de petits yeux pétillants.

- Ravi de vous rencontrer.

- Bon, fit Louis. Il manque encore Alexandre et Rémi. Je crois qu'ensuite, on va pouvoir y aller.

Il regarda l'ensemble de la foule.

- Par contre, je ne vois pas comment on va pouvoir tous entrer.

- Ce sera une personne par zone, suggéra Yves. On ne peut pas discuter et prendre une décision avec une telle foule.

- Je ne pensais pas qu'autant viendraient. Tu te rends compte que certains viennent de Fosset ? Il y a même un journaliste qui s'est déplacé de South City.

- C'est bien, dit Yves. Qu'ils fassent des articles.

Ils attendirent encore quelques dizaines de minutes. Deux hommes arrivèrent alors dans une espèce de pick-up et rejoignirent Louis et Yves qui discutaient depuis tout ce temps des différentes zones desquelles venaient la plupart des agriculteurs. Une fois qu'ils se furent salués, Louis enjoignit ses collègues à désigner des "responsables" de zones en fonction du quadrillage qu'ils avaient mis en place quelques minutes plus tôt. Il y eut quelques protestations, mais finalement, quinze personnes furent désignées et entrèrent dans la maison. Idamie, qui était assez isolée et qui était la seule vigneronne, fut autorisée à entrer, tout comme Edward qui proposa de faire le secrétaire et d'écrire un compte-rendu. L'assemblée pris place dans une salle à manger, autour d'une table rectangulaire de bois massif. Louis tenta d'obtenir le silence et ce n'est qu'une fois qu'il put entendre le son du pendule de l'horloge qu'il prit la parole.

- D'abord, merci d'être venus si nombreux. J'ai vraiment l'impression qu'à nous tous, on va pouvoir faire quelque chose. Il y a quand même beaucoup de monde qui est dans la même situation... Alors pour commencer, ce serait bien que chacun rapporte les doléances de sa "zone" pour que l'on puisse savoir quoi demander au gouvernement afin d'améliorer notre situation.

Tous approuvèrent et il fut convenu que tous parleraient, allant de gauche à droite. Edward écrivit ce que revendiquaient les agriculteurs, un à un, mais tous convergèrent à peu près autour des mêmes propos : ils voulaient sortir de la précarité pour vivre convenablement de leurs métiers. Cela incluait une augmentation de salaire, lequel ne permettait actuellement pas à certains de nourrir leur propre famille. Étonnement, Idamie ne fut pas la plus virulente, ni la plus longue à prendre la parole.

- Bien. Éric écrira donc une lettre après cette réunion, et une fois que nous l'aurons approuvé, nous la feront publier sur le journal de South City, puisqu'un journaliste est ici.

Louis désigna ledit journaliste, serré comme une sardine entre l'horloge monumentale et le mur en pierre. Tous approuvèrent et certains le remercièrent.

- Maintenant, nous devons procéder à la question de notre stratégie, celle qui suivra après la réponse du gouvernement.

Il y eut un peu de bruit. Certains ne voulaient pas que cela soit fait en présence du journaliste. De fait, on lui demanda de sortir et de ne revenir que plus tard, lorsqu'ils auraient fini de délibérer. Quand il eut quitté la pièce, Idamie fut la première à prendre la parole :

- Comme vous l'avez constaté, je ne suis pas de ceux qui veulent se révolter en attendant sagement que quelque chose soit fait - ou pas. Je pense que le gouvernement n'en a complètement rien à cirer de nos manifestations et de nos doléances. Si on veut faire quelque chose, je crois qu'il va falloir frapper : et frapper fort.

- Nous avions bien compris ton point de vue, approuva un homme qu'Edward ne connaissait pas. Mais le gouvernement ne nous a pas écouté lors de la manifestation parce que "quelqu'un" a tiré sur l'un d'entre eux.

Tout le monde se mit à parler en même temps. Yves usa de sa voix forte pour faire taire tout le monde puisque Louis n'y parvenait apparemment pas.

- Ce qui est fait est fait. Maintenant il va falloir passer à autre chose et discuter de ce que nous devons faire.

Un autre homme, Alexandre, pour ce qu'Edward avait compris, pris la parole.

- Ce qu'Idamie dit n'est pas faux. Je pense qu'ils ont simplement utilisé cette mort malencontreuse pour nous déshumaniser et diminuer le poids de notre requête. Dans tous les cas, je doute que nous aurions réussi à les faire sortir du silence.

Plusieurs approuvèrent. Il reprit.

- La voie de la violence mesurée n'est pas quelque chose qu'il faudrait que nous mettions de côté. Comme vous le savez, j'habite très au sud, vraiment à la frontière - elle n'est même pas à cent mètres. Et si vous voulez mon avis, les gens d'Aerugo n'attendent que notre aval pour nous donner de quoi nous battre.

- On ne va quand même pas collaborer avec l'ennemi !

- On reste des Amestrians !

Il fallut un moment à l'assemblée pour reprendre son calme.

- On pourrait monter jusqu'à Central City et manifester directement là-bas, pendant plusieurs jours. Ils ne vont pas nous ignorer longtemps.

- Je suis d'avis de prendre Fosset. Toute la population semblait nous soutenir. Si seuls quelques militaires sont contre nous, nous pourrions prendre la ville facilement.

- Et pourquoi ne pas proclamer notre propre indépendance ?

- On pourrait aller plaider notre cause auprès de plusieurs dirigeants de villes importantes afin qu'ils soutiennent notre démarche.

Les idées fusaient, mais chacun semblait être campé sur sa propre idée. Bientôt, deux groupes se formèrent : ceux qui voulaient régler les choses par la force et ceux qui voulaient parlementer et mettre en place des réformes pacifiquement. Le ton monta. Tout le monde se mit à beugler dans tous les sens. Idamie hurlait par-dessus tout se raffut pour encourager ceux qui voulaient prendre les armes. Edward finit par se lever et hurla pour inciter tout le monde au silence. Comme il n'avait rien dit jusque-là, certains se calmèrent pour écouter ce qu'il avait à dire.

- La violence ne résoudra rien. Le peuple Ishbal en a fait les frais il y a seulement quelques années. Ils ont essayé de se battre, mais que pouvaient-ils face aux gars de l'armée ? Ils étaient équipés, entrainés et avaient un atout que vous n'aurez jamais : des alchimistes d'Etat. Vous voulez des meilleures conditions de vie, ou pas de vie du tout ?

Le silence accueilli sa question, et certains se lancèrent des regards. Il avait leur attention.

- Il n'y a pas trente-six mille solutions qui pourraient nous aider à nous sortir de ce mauvais pas. Je ne pense pas que la violence en soit une, au contraire. Par contre, si vous voulez agir, vous pouvez le faire pacifiquement. Il suffit que vous cessiez d'envoyer vos productions à l'échelle nationale.

C'était une idée qui lui était venue alors qu'il travaillait. Tous les jours, des tonnes et des tonnes de sacs de farine partaient pour nourrir l'ensemble du pays. Que resterait-il à Amestris sans ses productions agricoles ? Elles nourrissaient la population et les élevages. Sans elles, il n'y avait plus de viande, plus de laitage, plus de produits alimentaires de base. Les prix gonfleraient, la vie deviendrait difficile pour tout le monde. C'était pour lui la meilleure des révoltes : pacifique et efficace. Tout le monde saurait ce que les gens du sud vivaient au quotidien.

- Et comment on fait si on est plus payé ? demanda ironiquement Idamie.

- Vous n'en avez pas besoin : vous êtes des agriculteurs, vous cultivez tous des choses différentes. Vous ferez du troc entre vous, et vous ne mourrez pas de faim. Ce sera peut-être difficile, mais il ne s'agit que de quelques mois : le reste du pays, lui, aura perdu son garde-manger. Ils ne pourront pas survivre longtemps sans vous.

Edward vit le regard d'Idamie le foudroyer. Elle semblait s'être mise à le haïr. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait ce genre d'expression, pourtant. Ses yeux venimeux et les traits agressifs de son visage lui provoquèrent une angoisse aussi soudaine qu'inexplicable et il détourna son attention sur quelqu'un d'autre.

- Ca me semble faisable, approuva finalement Yves.

Il y eut des murmures, certains se concertèrent entre eux.

- Et que fait-on si on nous envoie des militaires ?

- Vous ne serez pas les bourreaux de cette histoire mais les victimes. Vous vouliez prendre les armes : vous pourrez bien dissuader certains d'entre eux de venir sur vos terres. Si la situation l'exige, il faudrait réussir à réunir la production à des points stratégiques et les défendre afin que nous ne soyons pas isolés chacun dans nos fermes. Mais ce n'est pas encore la question.

De longues discussions suivirent et si certains voulaient encore prendre les armes, les avis convergeaient globalement tous vers l'idée d'Edward. Il fut convenu que les quinze personnes autour de la table se réuniraient de nouveau un mois plus tard, lorsque le gouvernement aurait pris le temps de répondre - ou non - à leurs revendications. Ils décideraient d'une réponse définitive à ce moment-là. Edward profita de leurs discussions pour s'éclipser et écrire la lettre à donner au journaliste. La lettre passa de main en main et tous l'approuvèrent après quelques ajustements. Le journaliste la prit et s'en fut. Après un verre de vin chaud qu'ils dégustèrent à l'extérieur et après avoir briefé tous ceux qui étaient restés dehors, Edward suivit Yves et Vivianne dans leur véhicule et ils s'en allèrent. Isabelle et Vivianne posèrent une tonne de questions sur les discussions qui avaient eues lieu. Yves y répondit calmement, Edward ajouta quelques commentaires tandis qu'Idamie resta silencieuse. Par chance, Isabelle s'était mise au milieu et Edward fut presque soulagé de ne pas avoir à se trouver trop à proximité de cette femme rousse au caractère bien trempé.

Ils racontèrent la manière dont s'était déroulée la réunion à Adrien, Gabin et Valentin qui, s'ils n'avaient pas pu venir, s'intéressaient grandement aux décisions qui avaient été prises lors de la réunion.

- Tu vas prendre quelque chose à boire, Idamie ? proposa Yves tandis qu'Edward se mettait à raconter tout ce qu'il s'était passé aux garçons.

- Non, je ne vais pas rester. Christophe m'attend à la maison.

- Eric ! Eric ! s'exclamèrent les Violette et Margaux en débarquant dans la salle à manger. Dis, tu viens jouer avec nous ?

- Pas maintenant, les filles…

- Aller ! Aller !

- Bon…

Edward s'éloigna avec les deux fillettes sous le regard amusé d'Isabelle qui choisit finalement de les suivre tandis que les garçons restaient avec les adultes pour connaitre la suite de l'histoire. Arrivés dans la chambre des filles, ils entreprirent la construction d'une cabane de draps et de coussins dans laquelle ils se retrouvèrent, tous les quatre serrés les uns contre les autres, dans une pénombre artificielle. Isabelle prit Violette sur ses genoux, un sourire tendre s'étirant jusque dans ses yeux que leur maison de fortune obscurcissait. Ses gestes doux, sa voix chaleureuse, les traits de son visage bienveillant… tout, chez elle, lui rappelait parfois Alphonse. En cet instant, Edward fut subjugué par l'image de son frère et ne put s'empêcher de la fixer, bouche bée, tandis que les mots qui planaient dans leur abri lui échappaient. Elle leva les yeux vers lui et il lui laissa ses lèvres lui rendre son sourire.

- Dis, Eric, tu nous racontes une histoire ? demanda Margaux.

- Peut-être après le repas, sourit Ed. Je pense qu'on ne va pas tarder à dîner.

- Aller, les filles, dehors ! s'exclama Isabelle.

Les deux fillettes sortirent aussitôt de leur cabanon de tissu, tout excitées à l'idée de revenir bientôt pour entendre les aventures du jeune alchimiste. Edward allait les suivre, mais Isabelle posa sa main sur la sienne, le retenant avec douceur. La porte de la chambre claqua, les laissant seuls tous les deux entre oreillers et étoffes.

- Tu vas bien ? murmura-t-elle.

- Oui, chuchota-t-il, trop heureux de pouvoir vivre l'illusion d'être aux côtés de son frère quelques secondes supplémentaires.

- Tu as un regard… triste.

- C'est juste que… Ma famille me manque. Ce n'est pas grave. Elle nous manque à tous.

- Oui…

Les parents d'Isabelle et de Gabin avaient succombé dans un incendie. Elle savait, tout comme lui, ce qu'était que de vivre sans parents avec la responsabilité d'avoir un petit frère.

- Et toi, ça va ? demanda Edward.

- On est bien, ici. Yves et Vivianne sont des personnes merveilleuses. Gabin se sent bien, je crois. Il dort parfois avec moi, la nuit, quand il fait des cauchemars. Mais sinon, il s'entend vraiment bien avec Valentin, et puis, il t'aime bien, aussi.

- C'est un bon gamin.

- Un peu tête brûlée, parfois, mais oui. C'est mon petit frère.

Edward ne put s'empêcher de rire. Alphonse aurait pu dire cela en parlant de lui, bien qu'il fût son grand frère.

- Depuis quand vivez-vous dans cette maison ?

- Ca fera bientôt trois ans.

- Tu comptes rester bosser ici ?

- Je ne sais pas. On verra quand Gabin sera plus grand. Pour le moment, je me sens bien là, et lui-même est heureux. Cette vie me convient. Et c'est agréable de t'avoir avec nous.

Elle s'approcha de lui et embrassa sa joue. Surpris, Edward ne réagit pas et la regarda sortir de la cabane en laissant planer derrière elle un rire sincère. Il resta quelques secondes seul dans la chambre avant de la suivre et de rejoindre toute la famille autour de la table de la salle de vie. Après quoi, Violette et Margaux exigèrent leur histoire dans le secret de leur cabane et s'endormirent au milieu des coussins sous l'œil attendri de celui qu'elles nommaient Eric.

Le lendemain, Edward partit courir après le travail et arriva à la cabine téléphonique du village le plus proche, tout essoufflé. Il composa le numéro de téléphone de Mustang qui ne tarda pas à décrocher.

- Oui ?

- Bonjour, Roy. C'est moi.

- Oh ! Bonjour Ed, comment tu vas ?

- Je vais bien, merci. Et toi ?

- Ca va. J'ai lu la lettre dans le journal. Votre journaliste a fait les choses bien : l'article est même paru dans un quotidien national.

- Super, se réjouit Edward.

- Et pour la suite ?

- J'ai suggéré un boycote : si on obtient pas de réponse positive, les agriculteurs arrêteront d'envoyer leurs productions. Je te conseille de faire ton stock de conserves avant qu'il n'y en ait plus sur le marché.

- Tu ne fais pas les choses à moitié.

- C'était ça ou la guerre. Je suis là pour éviter un massacre, il me semble, non ?

- Espérons que ça marchera.

Edward hocha la tête, même s'il ne pouvait pas le voir. Malgré la conversation formelle qu'ils échangeaient, cela lui faisait du bien de l'entendre.

- Quand rentres-tu ? demanda soudain Roy.

Cette question lui sembla absurde.

- Je ne rentre pas, Roy. La situation n'est pas réglée.

- Tu ne peux pas rester là-bas ad vitam eternam.

- Je ne vais pas rester ici aussi longtemps. Mais il va au moins falloir que j'attende la réponse du gouvernement. Les esprits sont échauffés : il suffirait d'un rien pour que les agriculteurs prennent les armes et remontent vers le nord pour tenter de faire quelque chose.

Il y eut un silence.

- Pourquoi veux-tu que je rentre ?

La réponse semblait évidente. Le cœur d'Edward s'emballa. Il avait peur de l'entendre dire, mais il en avait également envie. Pourtant, Roy resta silencieux à l'autre bout du fil.

- Nous avons dépassé la mi-janvier, indiqua Edward lorsqu'il comprit que Roy ne répondrait pas. Il faudra attendre début juin pour que nous soyons sûrs que les choses aient changé.

- Je sais. Je calculais.

Il y eut un autre silence.

- Au fait, dit soudain Roy. Joyeux anniversaire.

Edward ouvrit grand les yeux, pris au dépourvu. Il n'avait pas vu le temps passer, et il n'avait pas remarqué que le 19 janvier était déjà là. C'était la première fois qu'il se retrouvait tout seul pour cette date : d'habitude, son frère était toujours là. Il n'accordait pas de réelle importance au jour de sa naissance, mais savoir Alphonse loin de lui l'attrista soudain. La voix de Roy, à son oreille, avait pourtant quelque chose d'apaisant.

- J'aurais bien voulu que tu sois là pour que nous fêtions ça ensemble, disait-elle. Un quart de siècle, ce n'est pas rien. Vous faites quelque chose pour l'occasion, dans le sud ?

- Personne ne sait que je suis né aujourd'hui.

- C'est d'autant plus triste que je ne sois pas là.

- C'est pas vraiment important.

Encore un silence. Ce n'était pas vrai. Roy lui manquait, Alphonse lui manquait, Winry lui manquait, tout le monde lui manquait. Savoir qu'une personne était là pour lui avait quelque chose de réconfortant et il aurait aimé l'avoir auprès de lui à cet instant.

- Ok, fit Roy. Merci pour les nouvelles, je vais te laisser.

- Roy, je-

- Rentre bien.

- Merci, passe une bonne nuit.

- Toi aussi.

Roy raccrocha. Edward était blessant, parfois, sans s'en rendre compte. Sa désinvolture lui faisait mal sans cesse, son indifférence l'accablait. Il avait espéré pouvoir fêter ce quart de siècle en janvier, avec lui, mais il n'avait pas pensé qu'Edward partirait six mois. Au bout de vingt jours, il n'en pouvait déjà plus de son absence. Il aurait voulu lui dire qu'il lui manquait, mais à quoi bon ? Ce n'étaient que six mois. Comment le supporterait-il lorsqu'il lui faudrait attendre treize ans ?


J'espère que ce chapitre vous a plu ! Le prochain sera, comme d'habitude, publié lundi prochain.