Chapitre 396 : Vox populi
Mais vous me connaissez, n'est-ce pas ?... Rollo Flamm, je suis loin d'en avoir fait le tour. Et même si j'ai laissé ce diable de Michaelis s'en occuper, je demeure sur ma faim.
Et je compte bien lui en donner pour son argent pour ce qui est des bohémiens, des gitans et des forains !...
Nous installons les manèges sous les yeux ébahis et émerveillés des enfants du quartier, non loin des tours impressionnantes de Notre Dame, de l'autre côté de la rive.
Depuis son haut point de vue, il en est un qui ne voit pas d'un très bon œil notre installation.
"Païens."
Il compte bien nous mener la vie dure même s'il se rendra, du fait de son statut d'officiel, au festival qui accompagne notre venue, là où se mêlent les couleurs, les senteurs et les gens de toute condition.
Il est plutôt jeune pour occuper d'aussi prestigieuses fonctions. Rongé d'ambition, travailleur acharné - en témoignent les poches qu'il porte sous les yeux, zélé pour le pouvoir que lui octroient ses deux postes - à la fois Juge et Archidiacre de la prestigieuse cathédrale, il crispe et décrispe sa main, au majeur de laquelle trône cette imposante bague sertie d'un rubis taillé en forme de losange. Son visage entier se défait en une grimace imprégnée d'un mépris assourdissant, sourcils rassemblés au centre, levés aux extrémités, nez retroussé d'un côté, pan de sa lèvre supérieure relevé, révélant une dentition imbriquée. Cette grimace, il peut l'afficher, affranchi de tout regard témoin. En public, c'est une tout autre histoire !...
Le manège tourne grâce à un attelage de chevaux puissants qui entraînent le mécanisme faisant tourner le plateau. La prouesse technique est époustouflante pour l'époque. Mon père est un génie !... Je l'admire, sincèrement. Il demeure ma seule famille.
Nous avons également un orgue qui joue des marches et autres partitions entraînantes.
Ce n'est pas la première fois que nous sommes sur Paris.
J'y retrouve Clotsinde et Amaury, son frère. Amaury est à présent un agréable jeune homme et les allusions sur de prochaines fiançailles vont bon train maintenant que nous avons passé le cap de la puberté.
"Richard se refuse à laisser sa fille appartenir à un autre !..." s'amuse Rolland.
"Courage, Amaury !... N'abandonne pas !..."
"Arrêtez... c'est gênant." s'empêtre Amaury.
Pourtant, mon cher Amaury, je vois de quelle manière tu me regardes depuis notre arrivée. Et ton émoi ne fait aucun doute.
Papa récupère quelques gamins des rues pour les installer sur le dos de nos chevaux de bois, tour gratuit pour les déshérités. Mon père a toujours eu le cœur sur la main !...
Les gamins l'adorent et le collent. Il leur offre également quelques petites friandises.
"C'est la fête pour tout le monde !..." bras grand ouverts.
"Hey, toi ! Place !..." donnant un coup de pied dans le dos de mon père qui bascule en avant et se rattrape de justesse aux tentures du manège. "Faites place à Monseigneur Flamm !"
Eh bien... quelle escorte !... Il y a au moins une dizaines de gardes.
Clotsinde se place à mes côtés tandis que je demeure, appuyée d'une épaule contre la colonne extérieure du manège, bras croisés, avisant le cortège avec un certain mépris.
"C'est Monseigneur Flamm, le nouvel Archidiacre de Notre Dame. Il occupe également la fonction de Juge."
Je siffle. "Je vois. Encore un que l'ambition dévore." tentant d'apercevoir l'homme en question, hissée sur mes pieds.
"Je te prends sur les épaules si tu insistes." me charrie Amaury.
Les gardes s'écartent un moment et je distingue ledit Flamm, juché, droit, sur un magnifique frison à la robe sombre fraîchement étrillée. Son port de tête signifie clairement qu'il n'appartient pas au même monde que nous. D'une suffisance !...
"Par contre, pour les canassons, il a plutôt bon goût." dis-je en moi-même.
En revanche, wow ! Qu'est-ce qu'il fait jeune !... Je m'attendais à un grisonnant bedonnant. Au lieu de cela, sa silhouette est svelte et il ne porte aucun poil au menton.
J'en pouffe.
Il doit avoir l'ouïe rudement fine car son regard cible dans ma direction.
Il rompt sa garde et s'approche, tenu de près par deux soldats, au trot, main placée sur sa cuisse, tournant son animal de profil, s'adressant à moi.
"Je peux savoir ce qui te fait rire, toi ?! Oui, toi, là, celle qui n'a rien sur le dos !..."
Je le fixe, pendant à un mirage auditif. T'as jamais vu de nombril de ta vie ?!
"Pardon, Monseign..." intervient Clotsinde, immédiatement coupée dans son élan.
"Est-ce à toi que je viens de m'adresser ?!"
Elle est limite à se cacher derrière moi.
"Quel mauvais goût." sortant soudain un mouchoir mauve de sa manche, l'avançant devant sa bouche et son nez, camouflant une grimace dégoulinant de mépris."Vous, les forains, avez appris la convenance dans les égouts."
Je renifle. "Les égouts ont parfois moins de relent infect que certains élevés dans la soie."
Il me fixe comme s'il m'éviscérait. "Païenne." sans être clairement entendu cependant. Les apparences, vous comprenez...
"C'est Monseigneur Flamm, effrontée !..." s'insurge un garde.
Le concerné lève le bras en vue de lui couper le sifflet. "Tu me sembles avoir la langue bien pendue, la foraine. Sais-tu ce que l'on fait aux insolentes de ton genre ?"
"Mon petit doigt me dit que je ne vais pas tarder à l'apprendre."
Mon père suit l'échange, totalement éberlué.
"On utilise un instrument avec lequel tu ne tarderas sans doute pas à te familiariser : la bride de la mégère(*)."
Amaury est alors pris d'une fièvre aussi courageuse que téméraire. "Vous vous réclamez éduqué, Monseigneur, mais parler ainsi à une femme demeure déplacé !..."
Flamm le darde d'un regard assassin. "Saisissez-vous de lui." à ses gardes.
"Amaury !..." l'attrapant.
"Grand frère !..." s'écrit Clotsinde, affolée.
Deux gardes se saisissent d'Amaury.
"Emmenez-le par ici."
Papa et moi blémissons.
On traîne Amaury jusqu'à la monture de Flamm.
Ce dernier l'avise de haut. Calmement, il déchausse son étrier. Il porte des cuissardes sombres, cloutées sur la bordure haute, sur une tunique courte jusqu'à mi-cuisses.
De la jambe en plein plexus, Flamm fait tituber Amaury en arrière et il atterrit dans plusieurs caisses, y chutant.
Les gardes rient grassement.
Oh je vois... ils ont pris leur maître pour exemple.
Flamm rechausse son étrier et fait effectuer un tour nerveux sur lui-même à sa monture.
"Toi, la foraine, tu viendras me trouver au palais de justice demain pour quinze heures. Ne t'avise surtout à aucun retard et viens-y couverte si tu ne souhaites pas être la risée de tous les soldats qui y montent la garde !" talonnant son étalon pour quitter la place, suivi par ses hommes.
Je n'ai pas beaucoup fermé l'œil. Papa non plus. Et il insiste pour m'accompagner.
Amaury, lui, souffre de plusieurs côtes fêlées.
Ce type... Flamm... est ignoble !...
"Rachel, par pitié... pas d'imprudence. Laisse-le parler, aboyer si ça lui chante mais par pitié, ne souffle mot en retour !..." me supplie mon père.
Les gardes me scrutent, ricanant avant de formuler quelques allusions.
"On peut quelque chose pour toi, ma jolie ?"
"J'ai été convoquée par le Juge Flamm."
Les deux se regardent, circonspects.
Je soupire. Encore deux beaux grands lourdauds.
"Il a bien ajouté que tout retard me serait préjudiciable." m'impatientant.
"Ah !... C'est bien Monseigneur Flamm." accorde l'un d'eux. "Je t'y accompagne."
Évidemment, il marche derrière moi, histoire de pouvoir lorgner sur mon derrière. Idem pour la montée des marches.
Puis il passe devant, frappant à la porte. "Monseigneur Flamm ?... Une... donzelle demande à vous voir."
"Fais-la entrer et disparais." grogne une voix derrière la porte.
Il m'ouvre la porte et me laisse pénétrer dans une vaste pièce.
Flamm est installé au bureau, couvre-chef posé à proximité, étudiant plusieurs ouvrages.
Il jette un œil rapide sur l'horloge. "Tu es ponctuelle. Au moins cette leçon-là a porté."
J'enrage déjà !... Mon poing se serre.
Il me fait patienter une bonne poignée de minutes, debout, terminant un courrier qu'il adresse à une haute autorité.
"Je viens de faire une demande officielle auprès du bailli pour vous chasser, toi et ta bande de pouilleux dépravés, du pavé de Paris."
J'entrouvre la bouche, estomaquée.
"Dès qu'il m'en donnera l'aval, je viendrai personnellement vous déloger. Je vous conseille cependant de préparer votre départ dès aujourd'hui."
Ce type... est ignoble !...
"Vous avez de la chance de vous en tirer à si bon compte."
Je pose les mains sur les hanches, écartant les pans de mon écharpe donnant sur un haut s'arrêtant sous ma poitrine.
Son sourcil se lève et il attrape son mouchoir pour se réfugier derrière la toile, camouflant ainsi une grimace parfaitement écœurée.
"Disgraceful. La notion de décence ne t'est pas familière, il me semble ?"
Son air, je le devine parfaitement malgré l'artifice de tissu.
"Inutile de vous cacher derrière ce mouchoir."
"Pardon ?"
"Tout ce qui ne semble pas de votre sacro-sainte condition et parfaitement couvert vous est insoutenable. Des personnes de mon sexe, je n'en parle même pas !..."
Il se lève, tapant des paumes sur le bois. "SILENCE ! Qui t'a autorisée à parler ?!"
Vache ! Il est aussi grand que longiligne !...
Je croise les bras. "Dites-moi, toutes les personnes hautement placées sont-elles aussi désagréables que vous ?"
Ses doigts crispent sur le mouchoir, le froissant en une poigne aussi féroce que colérique.
"Dois-je rajouter une ligne au bailli concernant ton possible écartèlement sur la place publique, ribaude ?!"
J'aurai presque envie de siffler la prestation tant on monte dans le niveau qui est déjà résolument élevé, il faut le reconnaître !...
"Vous avez terminé ?"
Il respire vivement tant la rage le ceint. Ce que j'ignore c'est qu'il en train de se débattre avec bien autre chose que mes prétendus manquements à l'autorité qu'il représente... oh oui, bien autre chose qui se trouve à l'abri, bien au chaud dans ses chausses. Il bénit d'ailleurs, en ce moment même, la longue tunique qui camoufle cette inconvenance au moins aussi bien que sa grimace derrière le mouchoir !...
Ce chien est véritablement enragé !...
"Hors de ma vue." m'indiquant la porte d'un index autoritaire.
Je me retourne, port de tête droit, quittant la pièce.
Son regard me balaye depuis la pointe des talons de mes bottines jusqu'aux fesses, passant par les hanches en forme d'anses absolument incroyables, remontant jusqu'à mes épaules.
Il secoue la tête. "Godiche." se rasseyant, ulcéré.
"Cuistre !" refermant la porte avec fracas.
"Nous sommes dans notre droit. Nous ne partirons pas." affirment plusieurs hommes de notre camp.
"Nous devons nous attendre à de sévères représailles."
Je me ronge le bout d'un ongle. "Nous sommes supérieurs en nombre !..."
"Ils sont armés."
"Nous ne bougerons pas."
Depuis le haut clocher de sa résidence secondaire, Flamm note que notre campement persiste et amène toujours autant de joie auprès des petites gens.
"Démons. Je vous brûlerai. Tous !" crispant les doigts sur la pierre. "Et toi... vipère femelle... je te ferai trancher la langue avant cela !"
Flamm enrage. Sa missive ne semble pas trouver de réponse.
Qu'importe ! Il compte bien aller la chercher lui-même. Mais avant cela, un petit détour par notre campement pour y jeter le trouble s'impose.
Il glisse le pied dans l'étrier de sa monture et se hisse en selle.
Il s'entoure d'une dizaine d'hommes à sa solde.
"Molestez-les ! Brûlez leurs diaboliques manèges ! Mais surtout ne vous avisez pas de toucher à la fille. C'est moi qui m'en occuperai."
"LACHEZ-LE ! CE N'EST QU'UN ENFANT !"
"Une moité de démon." avance Flamm, camouflant son expression dégoûtée derrière son mouchoir.
Ça court dans tous les sens et il se tient là, au centre, visage absolument satisfait de la panique dans nos rangs.
"Une torche !"
On lui amène et il s'approche de notre manège. C'est là que j'apparais, m'interposant.
"Te voilà, sorcière ? Fais place si tu ne souhaites pas finir en torche vivante !..." faisant tourner sa monture sur elle-même, agressif.
"Pas question !..." écartant les bras, préservant notre manège familial.
"Rachel !... Tu es folle, écarte-toi !..." me bouscule mon père.
"En voilà un plus avisé que toi." s'approchant pour mettre le feu aux tentures.
Depuis la plateforme du manège, je bondis sur lui, tentant de lui subtiliser la torche.
Mes jambes battent dans le vide, accrochée d'une main à la tunique de Flamm, l'autant tentant de récupérer ce qui menace le manège, le déséquilibrant.
Dans la lutte, il en perd son tricorne bicolore au long ruban sur l'arrière.
"POSSEDEE !"
Je finis par m'installer, d'un mouvement agile des jambes, derrière lui, sortant un poignard pour le placer sur sa gorge.
"Je n'hésiterai pas." tenant sa tunique par l'arrière, l'étranglant presque.
"Outrage à un agent du pouvoir. Ton sort est fait, harpie !"
J'attrape son bras libre pour une clé-de-bras qui le fait grimacer.
"SEIGNEUR FLAMM !" s'affolent les gardes.
"Ne bougez pas." leur ordonne-t-il.
Son animal trépigne, rênes libérées, tournant un peu dans tous les sens.
C'est maintenant que ça va se jouer.
"J'ai à présent toutes les raisons de te faire fouetter sur la place publique et te mener au bûcher, sorcière !..."
"Ne m'oblige pas, Flamm !" avançant le tranchant de la lame.
Il sourit, prêt à lancer la torche sur notre manège lorsqu'une voix pleine d'autorité le rappelle à l'ordre.
"ASSEZ, FLAMM !"
Il fixe l'homme qui se tient là, venant d'arriver avec sa propre garde. Il s'agit du bailli.
"Mon cher Urbain, je n'ai jamais été aussi ravi de vous voir arriver à point nommé !..." se félicite mon père.
"Je le note, en effet, mon cher Richard." s'appuyant de l'avant-bras sur le pommeau garni de sa selle.
Flamm hallucine totalement !... Comment un forain peut-il connaître - et même sembler familier - avec un personnage aussi hautement placé ?...
Je dégage sa gorge et quitte sa monture.
"Urbain, tu te souviens sans doute de ma fille Rachel ?"
"Je dois avouer qu'elle a bien poussé !..." rit.
Flamm demeure totalement figé, comme si ce qui se jouait sous ses yeux tenait de l'irréel.
Ses gardes semblent être dans le même état.
"Bonjour, Urbain." sur une petite révérence.
"Flamm, vous me ferez un rapport dès notre arrivée au palais de justice." s'adressant à l'intéressé qui engonce sa tête entre ses épaules.
"Ne soyez pas trop dur avec lui, Urbain. Il est jeune. Et la jeunesse est impétueuse." intercède mon père, de bonne grâce.
"A présent, rassemblez vos hommes et suivez-moi. Richard, nous nous reverrons un prochain soir."
"Avec plaisir, Urbain."
"Votre comportement est inqualifiable, Flamm ! Comment vous permettez-vous d'intervenir sans mon ordre, de votre propre chef ?!"
Flamm grimace, fixant la pointe de ses cuissardes, tricorne tenu sur ses cuisses, des deux mains, gants retirés.
"C'est bien parce que Richard m'a enjoint à me montrer tolérant que vous échappez à la sanction et au blâme, Flamm ! A présent, disparaissez de ma vue."
L'humiliation est totale.
Et le culte de Flamm pour la perfection s'en trouve profondément entaché.
Il regagne sa vaste chambre, plaquant son dos contre le bois de la porte, doigts crispant sur les bords de son tricorne, finissant par le jeter furieusement au sol.
"DÉMONE !"
Sa respiration est vive, faisant monter et descendre sa poitrine dans un rythme soutenu.
"JE TE FERAI BRULER !"
Il se dirige jusqu'au meuble et tire à lui le tiroir, attrapant un étui fait de tissu précieux.
Il en ouvre le lien, doigts tremblants de rage. L'article que renferme l'étui est un martinet aux lanières de cuir tressées.
Il quitte sa tunique et défait les boutons dorés de ce qu'il porte dessous, quittant les manches de sa tenue, se présentant torse nu.
"Je n'ai pas fait tout ce chemin depuis ma campagne pour me faire doubler par une fille de rien !" en monologue buté. "Tu ne l'emporteras pas au paradis, catin !" se tournant vers le crucifix qui trône au-dessus de son lit, se saisissant du manche du martinet, inspirant profondément, récitant une courte prière avant de se porter le premier coup.
Le cuir lacère profondément la chair, faisant décoller ses talons du sol sous le vif afflux de la douleur.
"SORCIÈRE !"
Nouvelle frappe. Le sang commence à maculer son dos, chairs à vif. Celles, cicatrisées, cèdent à nouveau, suintant de la même manière.
N'avoir pas été à la hauteur de sa tâche et avoir été humilié par le sexe dit faible, voilà qui demeure intolérable à la religion de Flamm.
"Flamm. Accompagnez-moi."
"Certainement, Seigneur." se préparant à la hâte.
"Pas de cérémonial. Nous nous rendons à l'endroit que vous avez tenté de saccager pas plus tard qu'hier. Nous leur devons des excuses."
Flamm serre le poing. "Puis-je... vous demander la nature exacte de vos relations avec ce forain ?"
"Richard est un haut dignitaire de la Germanie, Flamm."
"Je... l'ignorai totalement, Seigneur. Je vous prie de m'en excuser."
"N'en parlons plus. Et ne faites plus ainsi parler de vous, Flamm."
Devoir être présent l'écœure au point de lui soulever le cœur tandis que le bailli festoie avec mon père, autour d'un excellent porc grillé à la broche.
Flamm se tient ainsi à l'écart, attendant que l'instant se passe.
J'apparais en lui tendant une assiette en bois garnie de viande et de pommes de terre.
"Vous ne voulez pas y goûter ?..."
La première phrase qui lui monte à l'esprit : "Tiens-toi éloignée de moi, sorcière, et ne m'adresse plus jamais la parole !"
Au lieu de cela, il me fixe.
"J'ai soupé, merci." laconique et extrêmement froid.
"Ah oui mais un mets tel que celui-ci, vous n'en avez sans doute jamais goûté." posant l'assiette, m'installant sur le rebord de notre manège, goûtant ma propre assiette.
La robe que je porte aujourd'hui lui paraît presque correcte si ce n'est ce corset qui me fait une taille du diable et pigeonner mes seins.
Il détourne le regard, préférant le fixer sur le croissant de lune.
"Vous avez vu là-haut ? C'est Antarès." lui indiquant une étoile particulièrement luisante. "La géante rouge de la constellation du Scorpion."
"Vous autres, forains, lisez dans les étoiles, ce qui est contraire à la volonté de Dieu et une pratique insufflée par le diable."
"Je ne lis pas l'avenir, Monseigneur Flamm. J'étudie l'astronomie, ce qui me paraît très différent."
"Toujours à vouloir le dernier mot, n'est-ce pas, Rachel ? Rahel en hébreu, la préférée de Jacob." me citant la Bible. "Une femme bien retors, à l'évidence." serrant son bras autour duquel j'ai noué ma clé articulaire.
"J'aurai pu tout aussi bien vous saisir par les cheveux." taquine.
"Sauvageonne." presque souri, finissant par s'installer à mes côtés, goûtant au plat - le trouvant même délicieux.
"J'imagine qu'il ne s'agit que d'une trêve de bonne figure pour plaire au bailli, n'est-ce pas, Monseigneur Flamm ?"
"Comme te voilà clairvoyante, pécheresse."
Je hausse les épaules.
Soudain un chien déboule et fonce droit sur moi. Il est de grande taille, le pelage beige.
"Patou !..." ayant juste le temps de poser mon assiette avant de l'accueillir, riant tant il fait la fête, me léchant le visage.
Flamm se réfugie derrière son mouchoir, dégoûté. "Seigneur, quel spectacle !..."
"Oh, Eliott, bonsoir mon garçon !..."
Je lève les yeux. "Eliott..."
"Bonsoir, Richard. Il était temps que nous arrivions, je n'arrivais plus à tenir Patou."
"Eliott !..." me levant prestement pour aller l'étreindre, sous les yeux stupéfaits de Flamm.
Il me serre contre lui, fort. "Ma petite maman !..."
Flamm pense à un mirage auditif.
"Viens." l'installant avec nous.
"Monseigneur." à Flamm.
"Bonsoir." sans lui adresser de regard franc.
"Tiens." le nourrissant de mon assiette.
Patou vient se coucher à nos pieds.
"Celui-là..." rit Eliott. "Il n'est pas très vaillant parfois." portant son regard sur le bailli. "Qui est-ce ?"
"Ignare." grince Flamm. "Le bailli Urbain de Maillé."
"Désolé, ce n'est pas mon bain, tout ça."
Flamm renifle. "Cela se nomme l'instruction."
"Oh et à vu de nez, vous n'en manquez guère." sans le regarder à son tour.
"Tu vas ulcérer Monseigneur Flamm, Eliott."
Nous rions, front l'un contre l'autre.
"Flamm ! Déridez-vous un peu !..." lui lance le bailli.
Il se réfugie derrière son mouchoir, ce qui amuse grandement Eliott.
"Vous ne lui dites pas ?" questionnais-je innocemment.
"Que veux-tu dire ?"
"Qu'une fois qu'il aura le dos tourné, vous comptez nous mener la vie d'autant plus dure."
Eliott suit la partie verbale.
"Si je venais à m'y aventurer, c'est moi qu'on retrouverait bon à fouetter sur la place publique, fille d'Eve."
"C'est noté, fils d'Adam." sur un clin d'oeil, pourtant assurée qu'il va s'y prendre autrement pour nous causer du trouble.
(*) Dans la bouche, la bride de la mégère était équipée de pointes de métal qui lacéraient la langue à chaque fois qu'elle bougeait.
