Journal de la revieweuse :
Liline37 : Moi aussi, je suis ravie d'enfin être à ce stade de l'histoire, vu que c'est la seule vraie partie 100% free style. J'espère que ce sera à la hauteur de tes attentes. Tébur et Silesta, c'est quelque chose et je me suis beaucoup éclatée avec ce personnage à la fois bourru et attachant. En fait, j'aime tous les membres du Pas Nocturne. Ce sont tous des bonnes âmes, chacun à leur façon.
Un petit peu de background pour le fond.
CHAPITRE LXI – VALYN
« Peut-être pourrions-nous tenter quelque chose. »
Silesta se tourna vers le magicien sans comprendre. À quoi songeait-il exactement ?
« Pour tout vous dire, c'est Astarion qui m'a soufflé l'idée. Il m'a judicieusement rappelé que nos petits tortillards nous permettaient de plonger dans nos esprits. »
Après un bref coup d'œil au vampire, la jeune femme rousse confirma d'un signe de tête incrédule. Elle se souvenait très bien de ce moment où elle avait plongé dans les souvenirs de Gayle ou d'Ombrecoeur mais quel était le rapport ? Les membres du Pas Nocturne n'étaient pas infectés par un parasite...
« Certes, mais il suffirait peut-être de créer une autre forme de circuit, intervint Ulryn en se levant à son tour pour s'adresser à Gayle. J'y ai pensé aussi quand elle a parlé des pouvoirs de cette larve. Vous pensiez à quelque chose ?
_ Oui, un mélange de connexion larvaire et de sort de détections des pensées. Avec nos talents magiques ou ceux d'Anmoira... »
Tout se passa très vite. Les traits du visage du drow se refermèrent dans la seconde et son corps se tendit en position offensive.
Doté de réflexes similaires, Astarion bondit tous crocs dehors aux côtés du magicien qui avait reculé. Lae'zel se mit debout, le corps penché en avant et la main à l'épée pendant qu'Anmoira se mettait devant Ulryn pour faire barrage entre lui et leurs invités.
« Ulryn A'darin, l'appela-t-elle d'une voix douce. C'est Valyn, voyons.
_ J'ai dit quelque chose... ? » essaya Gayle qui ne comprenait pas cette subite animosité.
Ulryn le fixait avec la même dangerosité qu'un animal sauvage prêt à attaquer sa proie. Son homologue pâle face à lui crut voir son propre reflet quand il avait tenu tête à Violet qui avait attaqué Silesta à la taverne du Chant de l'Elfe. C'était les mêmes yeux meurtriers.
Elle aussi effrayée par la tension soudaine dans l'atmosphère, Silesta rejoignit Astarion et Gayle en demandant à Ulryn ce qui lui prenait. Jamais aucun d'entre eux ne ferait de mal à personne.
Anmoira posa une main sur la joue de son ami en lui murmurant des paroles que les autres n'entendirent pas. Enfin, le drow finit par hocher faiblement la tête et se mit au repos. La belle jeune femme lui sourit avec reconnaissance puis se retourna vers ses hôtes.
« Je vous prie d'excuser Ulryn, Gayle. Il se méfie des personnes avec un œil aussi expert que le vôtre en ce qui concerne la Trame.
_ Ainsi donc, je ne m'étais pas trompé. Je n'avais jamais vu cela avant. Votre voix qui s'harmonise avec la Trame... Quel genre de magie avez-vous en vous, Anmoira ? Elle va bien au-delà des talents de barde. »
La cantatrice eut un furtif coup d'œil par-dessus son épaule, consciente que les paroles du magicien - bien qu'innocentes et pleines de bonne volonté - étaient en train de provoquer une ire sans nom chez son compagnon à la peau grise.
« Je l'ignore et je ne cherche pas à le savoir. Je ne me sers plus de cette voix. Enfin... sauf tout à l'heure, mais je m'étais laissé emporter. Considérez comme mes amis et moi-même que je ne suis pas douée de magie. »
Face aux mines circonspectes qui lui répondirent, elle se résolut à leur livrer une explication plus complète.
À cause de sa beauté exceptionnelle, Anmoira avait été enlevée par des drows et emmenée dans les Tréfonds Obscurs alors qu'elle n'était encore qu'une toute petite fille. Vendue au plus offrant, elle avait fini dans une cage pour servir d'oiseau chanteur.
« Ulryn faisait partie de mes surveillants, jusqu'à ce qu'il me libère quand on a commencé à évoquer pour moi une potentielle vie de courtisane. J'entrais à peine dans l'adolescence. Nous nous sommes enfuis ensemble et il n'a jamais cessé depuis de veiller sur moi pour que jamais je ne me retrouve à la merci de personne, murmura-t-elle avec un sourire empreint de nostalgie envers son protecteur. Aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître, je n'ai jamais pu répudier le chant. Alors nous avons fondé la Compagnie du Pas Nocturne pour que je puisse jouir de ma liberté et de ma passion en même temps. »
Les esprits s'éclairèrent sous ces nouvelles données. Les aventuriers comprenaient mieux maintenant d'où venait le visage meurtrier du drow et pourquoi il tiquait autant quand la voix céleste d'Anmoira était évoquée. S'il avait été le témoin privilégié des mauvais traitements qu'elle avait subits pendant des années, sa réaction épidermique face à quelqu'un qui lorgnait sur le don de sa protégée se comprenait.
« Vous l'aimez, n'est-ce pas ? »
Silesta avait parlé sans s'en rendre compte, égarée quelque part entre les iris parme d'Ulryn qui surveillaient toujours Anmoira à la dérobade. Il eut un imperceptible sursaut en l'entendant et se tourna vers elle d'un air interdit tandis que l'elfe aux cheveux cendrés guettait l'humaine d'une grande mélancolie. Quand Silesta leur sourit, le cœur de la belle jeune femme se rasséréna.
« Oui. Je l'aime », avoua-t-elle sans honte.
Le drow taciturne détourna les yeux, chose que nos amis interprétèrent comme un signe ostentatoire de gêne. La réciproque n'avait pas besoin d'être démontrée ; Ulryn était sûrement fou d'amour pour Anmoira mais sa nature d'elfe noir ne lui permettrait jamais de le montrer ouvertement.
« Ulryn ne veille pas que sur An, précisa Perzin. Il défendrait chacun d'entre nous avec tout autant de ferveur. Son autre farouche concurrent serait Tébur. Surtout pour toi, Valyn.
_ Boucle-la, Perzin, grogna le nain dans sa barbe. L'heure n'est pas aux histoires. »
Cette intervention aussi brève que sèche jeta aussitôt un froid. Courroucée de voir le nain fuir son regard quand elle rencontra ses yeux, Silesta se renfrogna et approcha les deux mages qui avaient été à deux doigts de l'affrontement.
« Je ne suis pas de cet avis. Dites-moi ce que vous aviez en tête avec la larve. »
Après s'être assuré d'un dernier coup d'œil vers Ulryn qu'il ne s'exposait plus à sa colère, Gayle expliqua qu'il voulait essayer de reproduire une connexion psychique similaire à celle que Silesta avait établi avec Astarion, lui ou Ombrecoeur.
« Bien sûr, il n'est pas question de récupérer toute votre mémoire, ce serait impossible, se désola le magicien mais dont l'assurance distillait une tiédeur guérisseuse dans la poitrine de son alliée. Le but est simple : je lance sur moi un sort de détection des pensées que j'utiliserai sur vos anciens compagnons. Quant à vous, vous vous concentrez sur ma propre larve. Si cela fonctionne, vous devriez voir des images.
_ En somme, vous serviriez d'intermédiaire entre eux et moi ?
_ Vous avez tout compris. »
Le cœur de l'humaine battait aussi fort que quand elle était sous l'emprise du Paradoxe d'Astarion. Ses trop nombreuses déceptions précédentes l'ayant rendue prudente, elle demanda si cela pouvait réellement marcher. La grande confiance que Gayle avait en ses talents magiques permit à celui-ci de se montrer optimiste.
Silesta se mordit la lèvre, indécise. Et le sceau magique autour de son front ? S'il se brisait ?
Gayle eut une moue plus réservée.
« Le risque zéro n'existe pas. »
Le silence prit place, aussi lourd chez nos amis que les membres du Pas Nocturne qui disposaient eux aussi des tenants et des aboutissants de cette histoire de sceau. Seul Astarion avait l'air plus tendu encore que les autres mais il n'y avait que Silesta pour le remarquer. Que faire ? Si l'idée de Gayle marchait mais que cela affectait les runes magiques...
Anmoira fit un pas en avant.
« Si tu le fais, j'accepte de me soumettre au sort, déclara-t-elle avec conviction.
_ Moi aussi, la rejoignit Perzin en croisant les bras sur sa poitrine avec un sourire. Le plus épineux sera de choisir quoi te montrer. »
La jeune femme rousse se risqua à un regard vers Tébur sans savoir pourquoi. Celui-ci se rembrunit en silence et tourna les talons sans demander son reste pour retourner dans une roulotte. Cette réaction fit plus de mal à Silesta qu'elle ne l'aurait cru, le pire pour elle étant de ne pas comprendre pourquoi le nain faisait montre de tant de froideur à son égard. L'expression peinée qu'affichaient l'elfe et le halfelin en le regardant s'éloigner laissait croire qu'ils n'étaient guère surpris de ce comportement.
« Alors ? la héla Ulryn. Que décides-tu ?
_ Allons-y. »
Au diable son sceau, Raphaël et son marché avec lui. Seul l'espoir d'enfin recueillir ne serait-ce qu'un seul souvenir se gravait au fer rouge dans la moindre parcelle de son être.
Anmoira et Perzin approchèrent de Gayle, imités par Silesta. Sa migraine était à son paroxysme mais la tachycardie qui s'était emparée d'elle surpassait le reste. Ulryn, lui, restait un peu en retrait pour surveiller ce qui allait se passer.
« Essayez de ne pas vous éparpiller, conseilla le mage à l'elfe et au halfelin. Si vous pensez à trop de souvenirs à la fois, Silesta ne verra rien en plus de s'exposer à une grande fatigue.
_ Je ne me ferai jamais à ce nom, se dépita le maître conteur. Je me demande qui l'a nommée ainsi. Mais entendu.
_ Je ferai de mon mieux », promit sa voisine elfe.
Gayle les remercia d'un hochement de tête puis rassembla sa concentration. Il joignit ses pouces, index et majeurs jusqu'à ce qu'une lueur mauve y apparaisse puis apposa ses doigts contre ses tempes.
« Video veritatem. »
Un entrelacs lumineux se traça un instant sur son front et Silesta sentit sa larve tiquer faiblement dans sa tête. Il était prêt.
Le magicien lui proposa sa main pour l'aider à faire jonction entre leurs esprits, ce que la jeune femme accepta dans la seconde. Elle était dans un tel état de fébrilité qu'elle ne se sentait pas capable de vivre l'expérience sans support. Une fois encore, Gayle se présentait comme le pilier le plus inébranlable sur lequel elle pouvait compter.
Sa paume moite contre elle de Gayle, Silesta respira profondément et fit le vide du mieux qu'elle put. Même si sa tête n'avait toujours été pourtant que du vide, son esprit fourmillait tellement qu'elle se demandait comment le moindre souvenir parviendrait à s'intercaler quelque part. La larve commença alors à frissonner.
Sous le noir de ses paupières, elle ne distingua rien dans un premier temps. Seules des voix se mirent à résonner dans le lointain de son esprit. Un rire joueur de fillette. Des plaintes exagérées de cette même fillette. La voix mélodieuse de Perzin dont le flot, même encore inintelligible était un nectar pour l'ouïe.
Enfin, une image apparut. Une petite fille d'environ sept ou huit ans et aux cheveux flamboyants comme l'argile courait en bondissant tel un cabri autour d'une roulotte colorée.
« Naaaaaan ! J'veux paaaaaas ! »
Elle fit encore quelques tours autour de la roulotte avant de changer de direction pour cette fois s'arrêter derrière une longue table rectangulaire. Elle s'arrêta pour reprendre son souffle dont l'absence avait commencé à rougir ses joues rebondies. Ses yeux gris surveillaient avec attention l'arrivée de son poursuivant qui ne tarda pas à débouler de derrière la roulotte.
« Ah... Ah... Valyn, tu ne vas pas me faire le coup tous les jours. C'est l'heure de la leçon. »
Le visage pivoine à cause de l'effort, Perzin remonta sur le haut de son crâne les quelques mèches bouclées de ses cheveux châtains qui lui tombaient sur les yeux et reprit sa course. Hélas, la petite Valyn avait beau être grande comme lui, elle était diablement rapide et commença à courir autour de la table pour rester à l'opposé du halfelin.
« Torture ! Torture ! chanta Valyn en riant tout en assurant ses virages serrés. C'est pire que l'exlagi... le vaclagi... ! Tiens, tu vois !
_ L'esclavagisme. Ah... Ah... Et tu peinerais moins... Argh, que Milil me vienne en aide... si tu étais plus attentive. Viens... ah... ici ! »
La course de l'enfant et du halfelin disparut dans un tourbillon de rires.
Une nouvelle image passa. Furtive, mais nette et vibrante.
Dans ce qui devait être une des roulottes, la petite Valyn était couchée dans son lit, sa couverture remontée jusqu'au menton. La lumière de la bougie posée sur une petite table proche servait d'appui au maître conteur installé à ses côtés qui, tout en racontant une fabuleuse histoire de dragons et de fées, formait des ombres chinoises avec ses mains. Les grands yeux de pluie de la fillette pétillaient, emportés par les images mirifiques que dessinait la voix de rossignol de Perzin.
La lumière chancelante de la bougie s'éteignit au profit de celle d'une belle journée de printemps. À croire que Perzin avait cette fois réussi à l'attraper, Valyn était à présent sagement assise à sa table d'étude. Très concentrée, la petite fille essayait de déchiffrer le texte du livre qu'elle avait sous les yeux.
« La mé... mésange... zu... zizu... hmm... zinzi... Ah, zinzinu... lait... La mésange zinzinulait ? »
Son professeur assis près d'elle acquiesça avec satisfaction.
« Bravo. Je reconnais que celle-ci était difficile. C'est très bien.
_ Je zinzinule moi aussi, Perzin ? »
Il rit et frotta la petite tête cuivrée. Elle agita les mains pour ne pas être décoiffée.
« Tébur dirait plutôt que tu brames mais je trouve que ça te va bien.
_ Brame ! Avec un « B » comme dans « barbe » et « Tébur » ! s'exclama Valyn en secouant les mains comme si elle avait trouvé un fabuleux trésor. Hein ? Hein ?
_ Ha ha ha ! Exactement. »
La petite fille baissa les yeux sur son livre, tout à coup assagie d'un grand sérieux.
« Dis, Perzin... Moi, je fais des acrobaties avec Tébur. C'est Anmoira qui chante bien et toi qui racontes de belles histoires. Je parle pas et j'écris pas. Pourquoi je dois apprendre ?
_ Je ne parle pas et je n'écris pas. Et pourquoi dois-je apprendre, corrigea le professeur avec patience avant de lui sourire doucement. Déjà parce qu'Ulryn tient à ce que notre compagnie soit plus éduquée que les cirques ordinaires. Et ensuite parce que cela te servira toute ta vie. Une belle éducation et une belle élocution resteront toujours tes plus beaux atours, quoi qu'il arrive. »
Valyn garda le silence un instant pour essayer de comprendre.
« Si j'écris, lis et parle bien, est-ce que je serai comme Anmoira ? Est-ce que j'aurai aussi plein de semaines qui voudront de moi ? » Elle pencha la tête de côté en fronçant les sourcils. « Je ne comprends pas. Ulryn, il n'aime pas les semaines d'Anmoira mais il paraît que quand on est artiste, c'est bien d'avoir un semaine.
_ On dit mécène, Valyn. »
Perzin considéra avec une tendre bienveillance son élève qui était encore trop jeune pour comprendre pourquoi leur farouche chef tenait à l'écart les riches bienfaiteurs charmés par la beauté de la musicienne elfe. Car oui, hélas, les quelques esthètes fortunés qui croisaient leur route étaient plus du genre à vouloir faire d'Anmoira leur maîtresse et avaient la fâcheuse tendance à oublier les autres artistes de la troupe.
Il finit par sourire.
« Oui, je suis sûr qu'un jour, tu auras des mécènes comme Anmoira. »
Valyn lui rendit un immense sourire gredin.
« Ouais ! Parce que si je passerais autant d'temps dans les bouquins pour des clous, ça serait triste pour toi. »
Silence livide chez le halfelin qui était en train de se décomposer, la paupière secouée de tics stressés.
« Ha ha ha ha ! s'esclaffa l'enfant en le pointant du doigt. Je t'ai eu, Perzin ! T'es tout blanc ! »
Pendant que le rire canaille de la petite fille et les gentilles réprimandes du maître conteur se perdaient dans un écho, Silesta s'entendait pouffer de rire malgré elle. Ce pauvre Perzin. Elle aussi avait eu du mal à supporter l'énormité des fautes de syntaxe qu'elle avait pourtant elle-même éhontément prononcées. Il fallait croire qu'Astarion n'était pas à l'origine de son sens du jeu et de l'espièglerie. Elle était du genre à faire tourner les gens en bourrique depuis son plus jeune âge.
La jeune femme se revit au tout début de son aventure, quand elle n'était encore que la mystérieuse « Silesta » vierge de la moindre information la concernant et que ses futurs compagnons avaient cherché à cerner.
« Votre élocution est plutôt bonne. Vous n'êtes donc pas non plus une simple paysanne. »
Si. Elle n'était sans doute qu'une fille de basse naissance qui serait restée médiocre si ce petit homme à la voix de rossignol ne s'était pas donné du mal pour faire d'elle la jeune femme instruite qu'elle était aujourd'hui. Combien d'heures, de jours, de semaines Perzin était-il resté assis à côté d'elle pour lui parfaire son élocution, son vocabulaire et – elle en était persuadée – son adresse aux jeux d'esprit ? Et combien d'histoires lui avait-il racontées le soir pour l'aider à s'endormir ?
Égarée entre les bribes de la voix chantante du maître conteur, Silesta ne sentit pas tout de suite sa larve ronronner de nouveau car elle était bercée par un chant lointain fredonné par la mélodieuse Anmoira. Même si cette voix n'était plus celle qui faisait vibrer la Trame, elle n'en demeurait pas moins exceptionnellement exquise.
La jeune femme rousse fronça les sourcils quand il lui sembla reconnaître des intonations colériques de sa propre voix auxquelles répondait une Anmoira au timbre voilé. Elle voulut forcer sa concentration pour comprendre ce qui se disait mais le souvenir se dissipa aussitôt, chassé par la vision d'un autre qui prenait sa place.
Installée devant un miroir, une Valyn âgée d'une petite dizaine d'années observait son reflet avec angoisse pendant que la belle elfe s'occupait de lui brosser les cheveux.
« Je ne suis pas prête, gémit l'humaine en se fixant. Les bolas, ce n'est pas de l'acrobatie. Je vais me ridiculiser et Ulryn va me tuer. Non, Tébur va d'abord me tuer et Ulryn maudira mes restes.
_ Tu es prête. Même Tébur le dit. Tu connais ton numéro par cœur. »
L'enfant pinça les lèvres sans mot dire et épia sa coiffeuse qui commençait à tresser ses cheveux pour la mise en forme. Anmoira était tellement belle, tellement parfaite. Et gracieuse. Elle aurait fait une bien meilleure danseuse et acrobate qu'elle.
« An... Tu crois vraiment qu'on va me regarder ? Je passe après toi.
_ Il est bien plus prenant de regarder une jeune fille incroyablement douée et gracieuse qui fait danser le feu autour d'elle qu'une femme sur un trépied, lui fit remarquer Anmoira en lui souriant avec confiance. Regarde-toi. Tu as le feu dans tes cheveux, au bout de tes bolas et dans ton cœur. Et le feu a toujours fasciné le monde. Tu vas emporter le public. »
Valyn se laissa contaminer par ce magnifique sourire, celui dont elle avait besoin quand quelque chose n'allait pas. Ragaillardie de courage, elle hocha la tête et se leva quand le dernier ruban noua sa coiffure. Elle serra l'elfe contre son cœur puis attrapa les bolas posés sur une table pour quitter la roulotte.
Le cœur d'Anmoira devait déborder car Silesta se retrouva soudain encerclée d'images au point d'en avoir presque le tournis. Partout autour d'elle, elle ne voyait que le visage tendre de la jeune femme qui lui souriait comme une sœur attentive.
Quand la voix de Gayle rappela gentiment l'elfe à l'ordre, la ronde onirique disparut pour ne laisser place qu'à une seule image :
« Aaaaaaaaaaan ! »
Occupée à laver des habits dans un baquet plein d'eau savonneuse, Anmoira sursauta quand elle vit débouler Valyn, quatorze ans, comme si elle avait la Mort aux trousses.
« An ! An ! Je vais mourir ! Je vais mourir ! » s'écriait l'adolescente, le teint livide.
L'elfe se doutait bien qu'il n'était aucunement question d'un danger mortel mais la peur de sa cadette était assez sincère pour la rendre nerveuse. Qu'y avait-il ?
« J'en ai parlé à Tébur mais... mais... Il a fait une drôle de tête et... Enfin, pire que d'habitude, la tête ! I-I-Il m'a envoyée sur les roses et m'a dit d'aller te voir ! I-Il faut que tu m'aides ! Je me suis blessée mais j-j-j'ignore comment !
_ Blessée ? Où ça ? De quoi tu parles ? »
L'adolescente remonta un pan de la robe de coton qu'elle portait et l'elfe eut un silence quand elle remarqua un discret lacet de sang qui descendait le long de la jambe de sa cadette.
« C'est grave ? » gémit Valyn, blême.
Ce fut ce jour-là qu'Anmoira connut son premier et plus grand fou rire, prise entre le teint de cire de sa petite sœur de cœur et l'image de la tête affolée de ce bourru de Tébur quand il avait compris qu'il faudrait expliquer à la plus jeune de la troupe qu'elle était en train de devenir une femme.
Silesta souffla du nez, légèrement honteuse. En effet, il y avait de quoi se moquer. Il lui sembla que le rire d'Anmoira avait encore réussi à caresser la Trame tant il avait sonné comme un carillon divin.
Une émotion douce-amère la gagna. N'était-ce pas aux mères d'expliquer ce genre de chose à leurs filles ? Silesta savait qu'elle n'avait plus de mère mais... est-ce que cette génitrice sans visage avait été aussi douce et avenante qu'Anmoira ?
« C'est pour moi ? »
Silesta abandonna ses pensées lorsqu'elle entendit sa voix résonner.
Dans la lumière discrète d'une bougie et assise en tailleur sur son lit, Valyn terminait d'enfiler sa chemise de nuit quand Anmoira était venue lui apporter une drôle de boîte allongée.
« Je ne vois personne d'autre ici », sourit l'elfe en lui déposant le présent sur les genoux.
À peine plus âgée que dans le souvenir précédent, l'adolescente rousse courba un sourcil interloqué et curieux à l'adresse de son aînée puis prit le temps d'analyser le conteneur. Ce n'était pas une caissette de bois banal mais une belle boîte en acajou brillant qui devait déjà valoir cher à elle seule. Elle l'ouvrit et sa bouche suivit le mouvement.
« Mais... »
Elle en était bouche bée. Sur un matelas de velours était couché un splendide erhu en bois de santal et peau de serpent accompagné de son archet. Le brillant du bois poli chatoyait avec tant de ravissement que les yeux de l'humaine en pétillaient d'envie tout en n'osant y toucher de peur de salir l'instrument ou pire, le casser.
Son cerveau mit de longues secondes à pouvoir verbaliser ce qui le traversait.
« An... C'est une folie ! Cet instrument a dû coûter une fortune ! Et puis, je croyais... »
Anmoira se souvint en même temps qu'elle d'une algarade avec Ulryn qui avait eu lieu quelques jours plus tôt. Le drow avait demandé à ce que Valyn apprenne à son tour à jouer d'un instrument de musique comme les autres membres de la troupe. Si la jeune fille n'avait rien contre le fait d'élargir son panel artistique – tout était toujours bon à prendre pour attirer de potentiels mécènes – la discussion s'était tendue quand elle avait refusé d'apprendre à jouer de la vièle traditionnelle. Pour elle, c'était d'une trop grande banalité et le Pas Nocturne aspirait à quelque chose qui se démarquait du reste, non ?
L'adolescente se remémora les gros yeux d'Ulryn quand elle avait évoqué le erhu, cet instrument dont elle avait entendu parler dans un conte de Perzin et dont l'image l'avait fascinée depuis.
« Il a dit que c'était trop cher, comment l'as-tu convaincu ? demanda-t-elle à son aînée.
_ À vrai dire, je me demande encore comment faire.
_ Quoi ? Tu l'as fait dans son dos ? »
Anmoira ne le dit pas à sa cadette mais elle avait commandé ce erhu autant pour lui faire plaisir que pour racheter la culpabilité qu'elle éprouvait. Elle la connaissait. Valyn finirait par croire un jour que cet apprentissage servirait d'embellissement supplémentaire aux futures chansons que l'elfe chanterait, ce qui était bien sûr faux. Même si elle n'en montrait rien, Valyn souffrait quelque part de la comparaison du public avec Anmoira et elle se donnait toujours à deux cent pourcent pour espérer être aussi admirée que son aînée.
« Tu l'aimes ? demanda l'elfe attendrie en désignant l'instrument du menton.
_ Moins que toi, An, répondit l'humaine en l'étreignant avec force, les yeux brillants. Moins que toi. »
Silesta n'avait pas rouvert les paupières depuis le début de l'expérience mais elle sentait les larmes fuir de ses yeux et rouler le long de ses joues. Elle se rendit compte aussi qu'elle écrasait la main de Gayle dans la sienne tant elle était remuée mais le magicien n'avait pas bronché. La sensation d'humidité sur ses joues lui fit prendre conscience du reste de son corps. Sa gorge se serrait d'une émotion qui raidissait ses membres. Si elle remuait le moindre muscle, elle se briserait sous les sanglots.
Alors qu'elle s'apprêtait à rouvrir les yeux car elle pensait que l'expérience venait de toucher à sa fin, la saltimbanque se retint. Le noir sous ses paupières était en train de s'éclaircir petit à petit sous le frémissement de sa larve. Était-ce Ulryn qui était en train d'ouvrir son esprit à Gayle ?
L'obscurité devint blancheur immaculée. Une route de campagne recouverte par la pureté de la neige qui tombait lentement mais en gros flocons. Le ciel était gris comme la peau d'Ulryn qui était installé à l'avant de la roulotte, rênes en main. Lassé de tout ce blanc aveuglant autour de lui, il avait reporté son regard sur l'encolure du cheval qui tirait son attelage en dodelinant la tête au gré des claquements de ses sabots puissants. À ses côtés, Anmoira était chaudement emmitouflée dans une épaisse cape de fourrure blanche qui ne laissait entrevoir que quelques mèches cendrées retombant sur sa poitrine.
Les deux elfes se redressèrent tout à coup et Ulryn fit arrêter le cheval.
« Par les dieux... » murmura Anmoira.
Un peu plus loin, ils contemplèrent les restes encore chauds et fumants d'une petite chaumière qui avait été ravagée par un incendie. L'odeur de brûlé qui imprégnait leurs narines depuis de longues minutes déjà trouvait ainsi son origine. La fumée était épaisse et aussi noire que le cadavre calciné de maison qui avait constitué un combustible de première qualité. L'âpre rudesse de l'hiver était amoindrie dans l'atmosphère autour de la bâtisse, preuve supplémentaire que l'incendie était encore frais.
« Un acte criminel, tu crois ? supposa la jeune femme en resserrant son manteau sur elle.
_ Possible, répondit Ulryn. L'hiver est impitoyable cette année, les gens pourraient tuer pour du bois ou à manger. »
Il donna un petit coup de rênes et la roulotte repartit. Anmoira se leva tout à coup de son siège.
« Ulryn ! »
Elle ne laissa même pas le temps au drow de réagir et sauta à terre pour se diriger vers la maison. Ses pas étaient si légers que la neige craquait à peine sur son passage. Ulryn arrêta encore une fois l'attelage et se mit debout en appelant son amie.
Il la vit s'arrêter et s'agenouiller par terre. Il ne remarqua d'abord rien puis plissa mieux les yeux. Ce qui aurait pu être pris de loin au premier abord pour un petit sac n'en était pas un. C'était un tout petit enfant assis par terre et emmitouflé dans un manteau rapiécé, sa capuche couvrant sa tête. La neige s'était tellement amoncelée sur lui qu'il était facile de le perdre dans tout ce tableau poudreux.
« Il est gelé, s'horrifia Anmoira en le prenant par les épaules. Il doit être là depuis un moment. La chaleur de l'incendie lui aura empêché l'hypothermie totale. »
La jeune femme repoussa doucement le capuchon et un carré long de cheveux argile se répandit autour des joues d'une petite fille humaine de cinq ans tout au plus. Des traces de suie sur son visage creusé par la faim, l'enfant avait de grands yeux gris perdus dans le vague. Si la formation de condensation à son nez rougi n'indiquait pas qu'elle respirait encore, il aurait été aisé de croire qu'elle était morte et que son corps s'était rigidifié sous le froid.
Anmoira appela doucement la fillette mais celle-ci demeura figée dans sa catatonie. Elle se défit de sa cape pour enrouler le petit corps tremblotant et lui frictionna les épaules pour aider la chaleur emmagasinée dans le vêtement à se répandre. Toujours pas de réaction.
L'elfe fredonna un air tout simple mais dont la mélodie enchanteresse avait de quoi percer les cieux. La petite fille papillonna des paupières et ses iris gris se centrèrent sur la belle jeune femme face à elle.
« Pourquoi on s'est arrêté ? » lança une voix gaillarde derrière.
Intrigué par l'interruption de leur voyage, Tébur venait de sortir de la roulotte et eut comme ses amis un mouvement d'arrêt en découvrant la chaumière ravagée. Quand il vit Anmoira à genoux dans la neige et sans rien pour se protéger du froid, le nain fronça du nez et sauta au sol en grommelant dans sa barbe.
« Je n'ai aucun doute sur le fait que tu sois en mesure de faire pleurer les dieux même avec une pneumonie, An, mais tu... » Il s'arrêta quand il découvrit la cause de l'imprudence de son amie. « Oh...»
Resté sur l'attelage, Ulryn secoua la tête.
« Nous avons encore de la route. Il faut se dépêcher, la nuit va bientôt tomber.
_ Cette enfant ne survivra pas longtemps, l'apostropha Anmoira avec angoisse.
_ An, nous sommes des saltimbanques, pas un dispensaire d'Ilmater, soupira le drow. Si nous étions en été, j'aurais pu faire quelque chose mais là, nos revenus et nos ressources actuels ne nous permettent pas le moindre écart. »
La petite fille n'avait pas remué d'un pouce. Bien qu'elle ne fût plus complètement catatonique, elle errait encore dans des limbes lointaines, sans doute une protection de son psyché suite à l'événement traumatique qu'elle venait de vivre. Quand son regard flou quitta les belles boucles cendrées d'Anmoira pour se diriger vers Tébur, elle eut un faible rire enroué et ses petits doigts blancs et raides allèrent caresser doucement la belle barbe chocolat aux jolies breloques dorées du nain.
« Tout doux. »
Et elle rit encore sous le toucher soyeux, à supposer qu'elle pouvait encore sentir quelque chose par ce froid. Tébur prit cette main minuscule qui ne remplissait même pas ses larges paumes et la différence de température le fit tressaillir. Il se tourna vers la roulotte.
« On l'emmène.
_ Tébur, as-tu écouté ce que je viens de dire ?
_ Elle sera sous ma responsabilité. Pour la nourriture, ce sera l'occasion pour moi de me mettre un peu à la diète. »
Silence pendant lequel Ulryn fixait sous le regard impatient d'Anmoira la silhouette de Tébur qui lui tournait le dos. Son visage était aussi insondable et neutre que d'ordinaire. Rarissimes étaient les moments où quelque chose faisait fluctuer ses traits sévères. Ses yeux parme s'arrêtèrent un instant sur l'elfe puis revinrent sur le petit homme trapu.
« Nous sommes des saltimbanques.
_ J'suis pas sourd, face de suie. J'ai dit que je m'en...
_ Elle devra trouver sa place sur scène. Tu t'y engages ? »
Tébur cilla et fit volte face vers le drow, les yeux légèrement écarquillés. Puis il opina vivement du chef avec un grand sourire.
« Moradin m'en est témoin. La scène ne lui suffira pas. »
Le paysage blanc disparut soudainement et se fonça de noir et d'orangé. Le campement du Pas Nocturne apparut comme une brume sans contour pour Silesta dont la vue était inondée par les larmes.
Quand elle entrevit enfin la silhouette d'Anmoira qui l'approchait, elle n'eut qu'à écarter les bras pour la réceptionner contre elle et la serrer.
Sa petite taille ne l'aidant pas mais loin de s'en soucier, Perzin se contenta de sauter dans le dos de l'humaine pour s'agripper à ses épaules. La jeune femme rousse vacilla de surprise en manquant de tomber avec le halfelin et Anmoira.
« À ton tour de me supporter un peu, lança-t-il en riant. J'ai assez donné ! »
Derrière l'épaule d'Anmoira qui disputait gentiment son comparse, Silesta croisa les yeux parme d'Ulryn qui... lui souriait discrètement ?
Le mélange simultané du rire et du sanglot était vraiment étrange à gérer...
Ah... Je pourrais presque faire une fic entière sur la Compagnie du Pas Nocturne, de la rencontre d'Anmoira et Ulryn jusqu'à la vie de tout ce petit monde avec Valyn/Silesta. Mais je n'aurai cependant pas la force de me remettre dans un travail de cette ampleur, je laisse vos imaginaires faire le reste :)
Je croyais au départ qu'il serait difficile de créer un moment fort juste avec quelques souvenirs mais je suis très contente du rendu, d'autant plus que je n'ai pas galéré à les trouver. J'aime particulièrement la leçon entre Perzin et Valyn, je la trouve adorable.
