Anathema n'aurait su dire précisément à quoi elle s'attendait, mais certainement pas à cet appartement situé au dernier étage d'un immeuble quelconque, avec ses livres, ses plantes et ses fenêtres immenses. Le Dr Crowley lui indiqua un vieux fauteuil avant de s'affaler dans un canapé tout aussi usé, la tête rejetée en arrière. Anathema ne savait pas non plus que penser des occupants dudit appartement. Le peu qu'elle avait entendu à leur sujet était définitivement étrange, et le Dr Fell s'avérait l'être encore plus, jusqu'à son prénom inhabituel. Bien que, sur ce point, elle était mal placée pour critiquer. Et elle s'était imaginée que le Cher Anthony ressemblerait au Dr Fell: accueillant, agréable, bienveillant. Au lieu de cela, le Cher Anthony était un homme grognon, malpoli et renfermé, tout en minceur et en angles, en théâtralité et en cheveux roux. Et pourtant… côte à côte, leurs auras combinées brillait d'un amour vif au point de l'aveugler.
Le Dr Fell – Aziraphale – revint de la cuisine avec deux tasses de thé, une de café et un plateau de biscuits. Il posa le tout au centre de la table et s'assit aux côtés de son mari dans le canapé.
Ledit mari se pencha pour récupérer son café puis se passa une main sur le visage, sans pour autant déloger ses lunettes noires. « Bon, finissons-en. Je ne vais pas donner de détails. J'ai vu… » Il hésita un moment. Une émotion complexe et insondable anima ses traits, puis il reprit « ...beaucoup de choses. La plupart loin d'être agréables. Version courte : j'ai fréquenté les mauvaises personnes dans mes jeunes et innocentes années. J'ai posé les mauvaises questions, et quand ça a dégénéré, j'ai Chuté avec eux. » Avec une grimace, il étendit ses longues jambes et se renfonça dans le canapé. « Puis, bien sûr, j'ai eu le culot de tomber amoureux de quelqu'un, disons, de l'autre côté de la barrière, et il a eu la témérité de m'aimer aussi, façon Roméo et Juliette. Moi, l'Impardonnable. J'étais un vrai serpent, du genre qui corrompt tout ce qu'il touche. Certaines personnes ne me verront jamais autrement. Gabriel par exemple.
— Je n'étais pas aussi innocent que certains veulent le faire croire, intervint Aziraphale plus ou moins sèchement.
— Bien sûr que non, mon ange. » Anthony passa un bras derrière ses épaules. « Tu savais exactement ce que tu faisais quand tu t'es faufilé dans ce bar pour me dire « Puis-je te tenter… » ? »
Anathema était certaine qu'il ne révélait pas tout, et que cela devait faire partie des fameux « détails ».
Aziraphale s'esclaffa doucement. « Presque tous les ans, les premières années se font des idées à notre sujet. D'ordinaire, nous les laissons faire, au moins pendant quelques temps. Donc vous allez probablement entendre de bien étranges rumeurs à notre sujet.
— J'ai une réputation à tenir », reprit Anthony. Son langage corporel changea tout à coup, déconcertant tandis qu'il tombait les masques et affichait un grand sourire, révélant des rides d'expression qu'elle n'avait pas remarquées jusque-là. « L'horrible, le cruel, le vicieux et démoniaque Dr Crowley. Rien à voir avec le Cher Anthony de l'angélique Dr Fell, c'est évident. »
Anathema répéta « c'est évident », car sans ce masque, il renvoyait… de la chaleur, de la bonté, et une douceur presque paisible. Leurs différences n'étaient là qu'en surface. Un courant vif d'un côté, une onde tranquille de l'autre, mais toujours la même rivière en fin de compte.
Aziraphale sourit avec affection « Aucun mensonge. Nous sommes simplement nous-mêmes, et ils font leurs propres déductions. Après tout, nous semblons n'avoir rien en commun.
— Ils nous prennent souvent pour des ennemis », dit Anthony. Il cita alors tendrement :
Je ne puis dire que je vous apprécie, Dr Fell,
Je ne saurai l'expliquer
Mais c'est un fait, je le sais
Je ne puis dire que je vous apprécie, Dr Fell. [1]» Il prononça cette dernière phrase avec passion, comme pour affirmer que le terme « apprécier » était encore bien faible.
« Qu'avez-vous en commun ? » s'entendit-elle demander.
Ils rirent de concert.
Anthony répondit : « Plus que quiconque ne peut l'imaginer. »
Aziraphale s'abandonna contre lui, apaisé : « Ce qui ne l'était pas au départ, nous l'avons construit ensemble. C'est devenu un "nous".
— Ça nous a pris du temps, mais nous y sommes parvenus. »
Note :
« I do not like thee, Dr Fell » est une comptine anglaise composée par Tom Brown en 1680.
I do not like thee, Dr Fell.
The reason why I cannot tell,
But this I know, and know full well,
I do not like thee, Dr Fell
