« Je vous dépose ou vous prenez le bus ? » avait demandé Anthony d'un ton neutre. Quand elle avait opté pour le bus, il avait aussitôt désigné Aziraphale pour l'accompagner. Et ce, sans lui demander son avis.

Certes Aziraphale n'avait pas émis d'objection, mais elle n'aimait pas la manière expéditive dont Anthony l'avait traité. Selon elle, il méritait mieux, même s'ils s'adoraient mutuellement. Tandis qu'ils attendaient près du poteau marquant l'arrêt du bus, tous deux baignés par la lumière d'un lampadaire, elle cherchait ses mots. Elle finit par questionner, « S'il est si inquiet, pourquoi ne pas m'accompagner lui-même ? »

Aziraphale haussa ses larges épaules. « Impossible de s'asseoir ici, dit-il comme si c'était évident, et puisque je suis le plus valide des deux, c'est ainsi que nous nous répartissons les tâches. Je ne doute pas que le diner sera prêt à mon retour. Ah, voilà votre bus. Rentrez bien, ma chère. »

Il la salua d'un geste, comme s'il ne venait pas de chambouler tout ce qu'elle pensait savoir d'eux. Dans le bus, elle s'écroula sur un siège et elle se remémora frénétiquement tout ce qu'elle avait vu. La démarche étrange du Dr Crowley. Sa manière de s'appuyer contre sa voiture pour discuter. Sa grimace en s'y installant. Sa prise ferme sur la barre de l'ascenseur pendant la montée. Sa hâte de s'asseoir dès qu'il était entré. Son rictus lorsqu'il replaçait ses jambes. Ses lunettes qu'il n'enlevait jamais. Des masques sous des masques sous des masques.

Et un échange tournait en boucle dans sa tête.

« Vous n'êtes pas comme je l'imaginais. »

« C'est rarement le cas. »

Tant de résignation, d'acceptation et d'humour en quatre mots. Et elle avait foncé tête baissée dans les suppositions, conclusions et préjugés, pas vrai ?

Crowley ne correspondait en rien à ce qu'on imaginait de lui et il le savait, il choisissait même d'en être amusé plutôt que contrarié. Dans d'autres circonstances, elle aurait apprécié ce sens de l'humour.


Au détour d'un couloir, un groupe d'étudiants découvre le Dr Fell coincé dos au mur par le Dr Crowley, lequel s'appuie d'une main à la paroi, juste au-dessus de l'épaule de son interlocuteur.

Le Dr Crowley est penché en avant, sa voix réduite à un sifflement presque menaçant, trop bas pour que les étudiants puissent comprendre le moindre mot. « Je passe prendre des sushis pour le diner, mon ange ?

— Vraiment », souffle le Dr Fell d'une manière plus claire, en toute innocence. « Ce n'est pas nécessaire. »

Le Dr Crowley semble remarquer les premières années qui se jettent à la rescousse du Dr Fell, et s'appuie davantage contre le mur avant de se redresser. Les mots qui suivent sont audibles et vaguement crispés. « Réfléchis-y, d'accord ? » Il s'éloigne de sa démarche caractéristique et laisse le Dr Fell aux étudiants qui se flattent de l'avoir fait fuir.

Un étudiant particulièrement audacieux demande, « Qu'est-ce qu'il vous voulait ?

— Oh, dit le Dr Fell en faisant tourner son alliance entre ses doigts, rien d'important. Ne vous inquiétez pas pour ça, cher enfant. »

Évidemment, les étudiants y entendent un mensonge poli, et redoublent d'efforts pour le protéger.


Un autre groupe d'étudiants, dans un autre couloir, surprend la suite de la conversation, tandis que le Dr Fell pince les lèvres et contemple le Dr Crowley d'un air désapprobateur. « Tu sais très bien que mon époux déteste ça.

— C'est non, alors ? » Les sourcils du Dr Crowley se haussent au-dessus de ses lunettes noires, et son ton se fait presque séducteur. « Tu adorerais, j'en suis certain. »

Le Dr Fell soupire et semble hésiter, puis se détourne et s'éloigne tandis que les étudiants le félicitent en silence d'avoir résisté à la tentation. (Il résistait davantage à l'envie de rire qu'autre chose.)

Le Dr Crowley pince quant à lui les lèvres, luttant contre sa propre envie de rire tandis qu'il part dans la direction opposée. Néanmoins, son visage anguleux en fait une expression plus dure - furieuse? - et les étudiants préfèrent détaler plutôt que de croiser sa route.


Finalement, ils optent bel et bien pour des sushis, puisque Crowley refuse de narguer son ange avec une douceur sans la lui offrir ensuite. (Lui prend l'option végétarienne. Aziraphale en mange la moitié et Crowley l'observe avec complaisance, satisfait de sa situation.)