Chapitre vingt-huit : "Ne bouge pas, on arrive. Il a un nom ton pégase ?"

1986.

La première réaction d'Ambre Jones aux paroles d'Hugo Walters avait été de le traiter de menteur : dans l'atmosphère silencieuse et studieuse de la bibliothèque municipale, la jeune demi-déesse, d'ordinaire si prompte à respecter les règles, avait prononcé ce terme d'un ton assez audible pour que les quatre tables les plus proches se tournent vers eux. Et qu'une des bibliothécaires fasse usage de l'une de ses réprimandes à base de regard mécontent et de "shhhhhh" semblant se prolonger indéfiniment dans le temps. Mais Ambre avait été trop irritée, trop vexée peut-être, pour se préoccuper de la vieille femme : sourcils froncés, poings et mâchoires serrées, regard noir, la fille d'Iris avait soutenu le regard presque hilare de son ancien petit-ami jusqu'à ce qu'un téléphone vibre dans la poche de ce dernier.

Les choses s'étaient alors enchaînées très rapidement : Hugo avait montré le message qu'il venait de recevoir aux jumeaux et les avait mis au défi ; s'il le prenait pour un menteur, pourquoi ne pas se rendre au rendez-vous que proposait Arès et voir ce que ce dernier avait à dire ? Après tout, il était bien mieux placé que son fils pour évoquer la relation qu'entretenaient Hermès et Apollon, que celle-ci soit amicale ou d'une toute autre nature ; il devait régulièrement se les farcir à chaque repas de famille depuis plusieurs millénaires. Il avait bel et bien eu le temps de les observer sous toutes les coutures possibles.

Ambre avait eu un instant d'hésitation. Un instant où le temps semblait s'être suspendu de lui-même, où son cœur avait comme oublié comment battre correctement. De longues secondes s'étaient étirées sans que la jeune femme ne dise ou ne fasse quoi que ce soit, malgré les regards inquiets et les coups de pieds discrets de Matthew, sous la table. Elle-même avait semblé ne plus exister, et son expression, encore agacée auparavant, s'était faite perdue, puis légèrement inquiète. Puis elle avait hoché la tête et avait commencé à ranger ses affaires, le cœur gonflé d'une conviction nouvelle.

Elle était certaine qu'il ne se passait rien entre Apollon et Hermès. Ou, tout du moins, rien de plus qu'une relation amicale fusionnelle, comme peuvent l'être deux demi-frères qui s'entendaient à merveille. Les propos d'Hugo n'avaient pour seul et unique objectif de la troubler et cela n'était guère chose nouvelle ; il lui semblait que ruiner sa vie quotidienne par des remarques ou des insinuations blessantes n'était rien d'autre que l'objectif de Walters depuis qu'ils se connaissaient. Même au meilleur de leur relation - s'ils avaient connu un meilleur, cela va s'en dire -, le jeune homme s'était toujours montré rustre et grossier, moqueur et méchant. C'était comme s'il en avait besoin pour survivre, comme les autres êtres humains avaient besoin d'oxygène. Insulter, railler, moquer, se battre et semer la discorde étaient pour lui de réels plaisirs. Alors s'il pouvait semer le doute dans le cœur de son ancienne petite amie au sujet de l'un de ses rivaux, pourquoi s'en priver ? Avec un peu de chance, tout cela n'était que du bluff, un coup d'épée dans l'eau.

Tout du moins, cela avait été ce que Ambre n'avait eu de cesse de se répéter sur le trajet qui les menait au dieu de la guerre. Jusqu'au dernier moment, jusqu'à ce qu'elle aperçoive Arès, accoudé au bar, limonade en main, de ses propres yeux, Ambre n'avait eu de cesse de se répéter que Hugo bluffait. Qu'il mentait, qu'il avait inventé cette histoire de message et de romance et qu'il allait tout leur avouer quand il se serait rendu compte par lui-même que la plaisanterie avait assez duré. Mais Arès les avait accueilli avec une chaleur à en faire froid dans le dos, grand sourire sur le visage. Et alors que les jumeaux Jones se serraient l'un contre l'autre, et tentaient de se faire les plus petits possible sur leur banquette en faux cuir usé, il leur avait montré. Pendant ce qui avait semblé être une éternité, Matthew et Ambre avaient vu défiler sous leurs yeux autant d'images et de sons différents, de baisers, de caresses et de rires, de sourires gênés et de mots doux chuchotés à l'oreille.

Pendant ce qui lui avait paru une éternité, Ambre Jones avait été confrontée à des images qui lui avaient plombé le moral et le cœur, qui l'avaient à la fois profondément émue et réjouie pour Apollon et Hermès mais qui l'avaient blessée au plus profond de son être. Et, désormais toujours assise sur la banquette en faux cuir, le teint aussi pâle que si elle n'avait vu le soleil depuis des semaines, les images disparues depuis de longues minutes, elle devait faire face à encore davantage de cruauté : les sourires fiers et satisfaits d'Hugo Walters et de son parent divin.

A son expression, on aurait pu croire qu'Arès venait tout simplement de gagner la loterie annuelle olympienne. Une année de nectar et de drachmes à foison où tout était possible et dont peu de personnes survivaient, victimes de leur propre hybris ou de chutes aux circonstances troublantes, avec pour seul témoin leur descendant direct.

Mais Arès avait gagné bien plus que cela ; il venait de fissurer la bonne entente entre Apollon, Hermès et ceux qui étaient censés les surveiller. Il venait d'allumer la flamme de la Jalousie et de déverser sur Ambre Jones les trombes de la Déception.

Le jeu ne faisait que commencer.

µµµ

"Vol à l'arrachée, dégradation de biens publics et agression envers un agent des forces de l'ordre."

Le shérif de Phoenix gratta le haut de son crâne dégarni et poussa un soupir, relevant les yeux du procès verbal pour les fixer sur son interlocuteur. Passé la soixantaine, l'homme aurait pu prendre sa retraite depuis bien longtemps si l'amour du travail n'avait guère ruiné sa vie de famille. Ou s'il avait pensé que ses collègues actuels avaient de quoi le remplacer sans souci.

Le fait que ces derniers aient mis plus d'une heure et demie pour attraper un adolescent asthmatique de dix-huit ans et se soient ridiculisés devant une bonne centaine de badauds se faisant, le laissait croire qu'il mourrait assis dans ce même fauteuil en cuir dont il avait hérité il y avait bien une trentaine d'années auparavant.

Bon courage, lui avait soufflé son prédécesseur.

Tu m'étonnes…

"Tu n'as toujours rien à dire pour ta défense ?", lança-t-il au délinquant, dans l'espoir de repousser les sombres pensées qui lui disaient que les policiers d'aujourd'hui n'étaient que des amas d'incompétences.

Mais également dans l'espoir d'entendre enfin la voix du jeune homme.

Parce que jamais, ô grand jamais, le shérif n'avait connu de personne au comportement aussi déroutant. Et pourtant, il en avait vu, des cas, avec les années. Mais celui-ci...

Tout comme il l'avait fait les fois précédentes, Manuel Marshall se contenta de secouer la tête, l'expression étrangement détachée. Assis aussi droit que possible sur sa chaise, le petit-fils de Poséidon scrutait l'une des affiches qui trônaient sur le mur d'en face, comme s'il se trouvait dans une vulgaire salle d'attente. Et non pas devant un shérif, prêt à lui coller plusieurs amendes et des peines de prison avec sursis sur le dos. Et cela avait réellement de quoi inquiéter et irriter le chef de la police.

Des cris ? Des récriminations ? Des pleurs ? Des excuses bidons bafouillées avec difficulté ? Des manifestations d'anxiété et de honte, tels que le célèbre tressautement de pied ou les joues rougies et le regard bas ? Cela, il en avait l'habitude. Et il savait gérer. Il connaissait les protocoles.

Mais l'immobilité et le mutisme ? Ce coup-là, le shérif devait bien avouer qu'on ne lui avait encore jamais fait. Et encore moins l'absence totale d'expression : le visage du jeune homme était aussi neutre qu'une page blanche. Rien, sur ses traits, ne pouvait trahir ce qu'il pouvait bien penser de la situation. Et le shérif en était assez dérouté.

"Tu te rends bien compte dans quel pétrin tu t'es mis, rassure-moi, fiston ?"

Pour la première fois de sa carrière, le shérif nourrissait davantage d'inquiétude envers le fauteur de troubles que le fauteur de troubles semblait en nourrir face à la situation. Il se serait mis à pleuvoir des éléphants violets que le shérif n'en aurait guère été plus étonné.

A nouveau, Manuel répondit par un bref hochement de tête.

Soudain terrassé par la lassitude, le shérif se passa les mains sur le visage, poussant un long soupir et se retenant de sortir deux ou trois grossièretés qui lui auraient valu les regards mauvais de ses enfants, bien plus à cheval sur la politesse qu'il ne l'était lui-même. Le shérif soupçonnait que cela avait un lien étroit avec l'éducation que leur procurait son ex-femme.

"Vous pensez qu'on devrait appeler un médecin, chef ?"

"Hein ?"

Hébété, plongé dans ses pensées, le shérif releva la tête, son regard interrogateur désormais fixé sur l'un de ses confrères, debout au fond de la pièce.

"Il n'est pas en train de pisser le sang sur le tapis, Rupert. Pourquoi diable voudrais-tu qu'on…"

"Pas ce genre de médecin là, chef. Les autres. Pour les…"

Peter s'interrompit un instant, les joues prenant la couleur d'une tomate bien mûre.

"... Vous savez, reprit-il, jouant maladroitement avec son col de chemise. Les déséquilibrés."

Les déséquilibrés.

Le shérif ne répondit pas tout de suite, pensif.

Rupert avait beau être nouveau et s'être emmêlé les pieds pendant la course poursuite avec le jeune homme qui se tenait dans la même pièce qu'eux, il n'empêchait que cette suggestion n'était pas si idiote que cela ; le détachement de Manuel, le manque d'expression concrète sur ses traits, et le fait qu'il refuse de lâcher ne serait-ce qu'un seul mot, le déstabilisait, c'était à n'en pas douter. Quatre inspecteurs l'avaient fouillé, ainsi que ses affaires, de fond en comble pour retrouver ses papiers d'identité et là encore, le gosse n'avait pas moucheté. En fait, plus le shérif observait Manuel, plus il avait l'impression de se retrouver devant la mer, les jours où celle-ci était d'un calme plat. Et tout bon marin savait que ce calme était généralement trompeur. Que sous le calme apparent des flots, se préparait une tempête. Les agents n'avaient trouvé trace d'aucune substance dans les affaires du jeune homme, mais cela ne signifiait pas qu'il n'en consommait pas à visée thérapeutique…

Cette hypothèse ajoutée aux maigres possessions de Manuel - un sac à dos rempli de vêtements usés et une paire de bottes boueuses -, ainsi que son apparence, qui tenait davantage d'un adolescent en fugue qu'un mineur qui ne savait pas quoi faire de sa fin de journée, pouvait peut-être aider les inspecteurs à orienter la piste vers un des établissements qui accueillaient les jeunes en difficulté. Le shérif avait rarement vu ces jeunes se promener dans les rues de sa ville, mais la plupart d'entre eux avaient cette même expression détachée ; "les assommer pour les rendre inoffensifs", que disaient les médecins.

Peut-être que Manuel était actuellement bel et bien "assommé". Et que son mutisme et son manque de réaction étaient tout bonnement liés à cela. Tout comme, à n'en pas douter, le manque cruel de volonté de retrouver son lieu de vie habituel, qui ne devait guère faire rêver.

Oui, se disait le shérif. Oui, cela pouvait coller.

"Très bien, Rupert., s'exclama-t-il en se redressant. Demande à Franklin de contacter les établissements du secteur. Et occupe-toi d'amener le gosse en cellule. Je ne pense pas qu'on pourra lui soutirer davantage d'informations de toute façon… Et moi, j'ai une soirée pizza qui m'attend !"

µµµ

"Rien ne nous prouve que tout cela est vrai."

La voix de Matthew résonna dans la pièce, brisant ainsi le silence qui s'était installé entre ses interlocuteurs et lui depuis désormais un bon quart d'heure. D'ordinaire assez discret, notamment lorsqu'il s'agissait de conflits - il les avait en horreur -, le fils d'Iris avait prononcé ces quelques mots avec une assurance qu'il ne s'était encore jamais soupçonné, le regard tourné vers Hugo et Arès, prêt à recevoir leurs arguments et à les détruire l'un après l'autre, comme de vulgaires moustiques.

Il ne savait pas réellement ce qui le poussait à agir ainsi. Etait-ce l'éternelle animosité qu'il ressentait envers Walters qui s'exprimait ? La volonté de défendre sa sœur jumelle, coûte que coûte ?

Matthew n'avait pas été dégoûté par les images qu'Arès leur avait montrées. Il en avait surtout éprouvé une pointe de jalousie : Hermès et Apollon avaient accès à un bonheur que la société actuelle lui refusait. Ils avaient le droit d'afficher leur affection en public sans que personne n'y trouve à redire ou ne les entraînent dans une embuscade en les traitant de tous les noms. Si ce que le dieu de la guerre leur avait montré, alors Matthew devait admettre que Hermès et Apollon étaient drôlement chanceux. Et mignons.

Et une partie de lui s'en serait s'en doute réjoui, une partie de lui aurait eu envie de courir les féliciter, de prendre conseil auprès d'eux et d'en apprendre un peu plus, s'il n'avait pas senti que ces images avaient profondément impacté Ambre. Sa sœur jumelle. Le soleil autour duquel il gravitait et qui lui était nécessaire au quotidien. La seconde moitié de son être.

Tête basse, la jeune femme n'avait guère moufté depuis qu'ils avaient pris place sur la banquette en cuir usé. Ses boucles blondes lui tombaient sur le visage, rendant son expression impossible à déchiffrer aux yeux de son frère. Et pourtant, il savait.

Il savait à la manière dont elle se tenait, à la manière donc ses mains se tordaient, à la façon dont son pied tressautait. Et au silence qu'elle gardait.

Ambre était parfois explosive. Mais la plupart du temps, lorsque les blessures infligées étaient trop intenses, trop vives, trop douloureuses, elle se refermait sur elle-même et laissait la tempête s'abattre non pas sur autrui, mais dans son corps, dans ses muscles, dans son bas ventre, dans son cœur et dans sa tête. Grandir avec un père violent avait modifié la façon dont elle exprimait son mécontentement ; la fille d'Iris ne voulait en rien ressembler à Cole Jones. Alors elle laissait se déchaîner la tempête, certes, mais il s'agissait d'une tempête interne. Et sous le silence et la nervosité apparente, Matthew savait que Ambre rongeait actuellement son frein. Qu'elle faisait tout pour imploser et ne pas hurler toute sa souffrance et sa colère aux visages de ses interlocuteurs.

Cela lui faisait mal. Tout comme cela lui coûtait de savoir qu'elle se laissait maltraiter par Arès et Hugo alors que les deux mériteraient qu'on les remette à leur place, une bonne fois pour toutes.

Ben n'aurait pas hésité une seconde, lui…

"Vous êtes un dieu., reprit-il, n'hésitant guère à planter le regard dans celui d'Arès. Vous pouvez créer tout et n'importe quoi. Bon nombre de demi-dieux ont déjà été trompés et influencés par vous autres, divinités. Et vous en êtes une qui aime le chaos., ajouta-t-il alors qu'Hugo remuait sur sa chaise, apparemment impatient de défendre son paternel. Vous aimeriez beaucoup jeter le trouble entre Hermès, Apollon, Ambre et moi pour mettre davantage de piment dans votre année mortelle qui s'annonce bien vide de sens pour vous."

Jamais, ô grand jamais, Matthew n'avait tenu de tels propos envers un dieu. Bien sûr, il les avait parfois haït en silence, surtout au moment des Jeux Maudits d'Héphaïstos. Il avait souhaité leur disparition, leur extinction, le pire des châtiments que pourrait imaginer les Parques à leur encontre. Mais jamais il ne s'était montré aussi venimeux à voix haute. Dans un lieu public, sans aucune défense, et face à un des Olympiens que favorisait le Seigneur des cieux. Mais là encore, il était convaincu qu'Arès ne pouvait lui faire grand chose en retour : tout comme Apollon, il avait été destitué de la majorité de ses pouvoirs divins. D'ailleurs, il avait eu bien du mal à faire apparaître les images d'Apollon et d'Hermès, celles-ci se brouillant sur la fin. Non, Arès ne pouvait lui faire de mal, pas réellement. Et puis… il avait entendu des rumeurs. Des rumeurs qui soufflaient que, parfois, le dieu de la guerre appréciait les joutes verbales aussi bien que les combats armés et laissait ainsi son adversaire tranquille pour un temps, "parce qu'il avait du caractère à revendre et l'amusait particulièrement". Alors si ses paroles pouvaient mettre Ambre et lui en sécurité pour ne serait-ce que quelques semaines, en plus de remettre un Olympien à sa digne place, Matthew n'allait guère se gêner.

"Je peux te le jurer sur le Styx, si c'est ce que tu souhaites."

Arès avait prononcé ces paroles d'un ton calme, un léger sourire amusé aux lèvres. Bien loin de la colère, le dieu de la guerre affichait une attitude des plus décontractées, nonchalamment appuyé contre le dossier de sa chaise, sourcil droit levé.

"Je sais que vous ne faites guère confiance aux types dans mon genre., ajouta-t-il, son sourire étirant un peu plus ses lèvres. Beaucoup pensent que je suis le méchant et la brute de la famille. Mais avouez que vous êtes plutôt bien placés pour affirmer que les apparences peuvent être trompeuses, non ? Vous avez failli vous faire massacrer par le boiteux de la famille. L'un de ceux qui passent facilement sous les radars. Parfois, ce n'est pas celui qui aboie le plus qui se montre le plus dangereux."

Matthew, tout comme Hugo, n'était guère resté insensible à la mention d'Héphaïstos : l'estomac désormais serré, une boule dans la gorge, le fils d'Iris déglutit difficilement. Trois ans avaient passé et pourtant, il suffisait qu'une personne mentionne le dieu des forges pour que les images reviennent, aussi nettes et violentes que s'il se trouvait toujours coincé dans ce foutu labyrinthe.

Il lui fallut plusieurs secondes, et le bruit d'un verre que l'on repose un peu trop fort sur la table, pour revenir à la réalité.

"Stress post-traumatique, hm ?"

Arès joua encore quelques secondes avec son verre, le regard fixé sur celui de Matthew. Puis, devant l'absence de réponse du demi-dieu, il jeta un coup d'œil aux alentours et se pencha en avant, comme s'il s'apprêtait à révéler un secret aux quatre jeunes qui l'accompagnaient.

"J'ai mené et déclenché assez de guerres et de conflits au cours de mon existence pour savoir à quel point ce genre de trouble peut être envahissant au quotidien., souffla-t-il, l'air brusquement compatissant. Vous êtes peut-être sortis physiquement de ce foutu labyrinthe, mais psychologiquement parlant, vous vous y trouvez toujours. Tous les jours. Je veux simplement vous aider ; ce serait bête de tomber dans un nouveau piège et de vous rajouter des traumatismes alors que vous en avez déjà assez sur les bras."

"Piège ?"

Matthew fronça les sourcils, incrédule. A côté de lui, Ambre leva légèrement la tête, apparemment tout aussi alerte et intriguée que lui.

"De quel piège vous parlez ? Si Apollon et Hermès sont effectivement ensemble, alors Hermès a juste voulu se jouer de ma sœur, en faisant miroiter devant elle une histoire qu'elle ne pourra pas avoir. C'est cruel, c'est un coup affreusement bas, mais de là à insinuer qu'il a tenté de la piéger…"

Matthew fut interrompu par le rire gras d'Arès. Le dieu lui adressa un sourire franchement amusé avant de tourner la tête vers Lisa, qui s'était montrée jusque-là bien silencieuse - tellement, d'ailleurs, que Matthew avait fini par l'oublier.

"C'est le moment d'entrer en scène, joli cœur. Répète leur ce que ta chère mère t'a raconté. C'est toi qui souhaitais les prévenir, après tout."

µµµ

Lorsque Zeus pénétra dans le cabinet d'architecture d'Athéna, l'Olympe était victime d'un orage d'une rare intensité depuis plus de deux heures. Le seigneur des cieux était d'ailleurs d'une humeur tellement massacrante que tout son être s'était dangereusement mis à fumer, menaçant son chiton préféré. Le bleu marine aux coutures dorées, qu'il gardait habituellement pour les grandes occasions. Comme un repas de famille… ou un brunch en tête à tête avec sa fille préférée, que ses serviteurs avaient mis plus de douze heures à préparer et qui, apparemment, avait totalement échappé à Athéna.

Sauf que rien n'échappait généralement à la déesse. Zeus en était tellement irrité qu'il commençait à en avoir mal à la mâchoire.

"Seigneur Zeus, c'est un plaisir. En quoi puis-je vous aider ?"

Ada, la secrétaire d'Athéna, lui décocha un sourire poli avant de retourner à ses papiers, et, malgré l'effort que la nymphe faisait pour garder un visage neutre, Zeus eut l'impression qu'elle se retenait d'éclater de rire. Un coup de tonnerre encore plus bruyant que les deux derniers résonna en écho sur l'Olympe. Ada ne sursauta même pas.

"Je souhaiterais voir ma fille."

Sous la demande, se cachait un ordre. La menace et l'autorité se faisaient sourdes dans le ton du seigneur des cieux. Pour autant, Ada ne sembla guère s'en formaliser.

"J'ai bien peur que cela ne soit possible, mon seigneur. Les rendez-vous importants se succèdent, aujourd'hui. Mais peut-être puis-je vous en proposer un ?"

Zeus resta un instant immobile et silencieux, son cerveau ayant bien du mal à concevoir ce que Ada laissait sous-entendre.

Les rendez-vous importants se succèdent aujourd'hui.

Par le caleçon de Chronos, il était le roi des dieux, le souverain suprême de l'Olympe. Et le père d'Athéna. S'il y avait bien un rendez-vous que la déesse ne pouvait se permettre d'oublier, c'était bien le leur !

"Vous… vous me proposez de prendre rendez-vous ?"

Zeus était tellement sonné et désarçonné que la colère avait fait place à l'hébétude la plus totale. Cela sembla amuser un peu plus la secrétaire.

"Oui., s'exclama-t-elle, avec un peu trop d'enthousiasme. J'ai de la place pour le premier du mois prochain, aux alentours de dix-neuf heures. Cela vous irait ?"

Déjà, la nymphe sortait un stylo, sourire aux lèvres.

Zeus cligna deux fois des paupières, plus perdu que jamais.

"Le mois prochain ?"

"Tout à fait. Après, il est possible que je vous appelle si jamais un autre créneau se libère. Mais vous connaissez la réputation de votre fille, Seigneur Zeus., ajouta Ada avec un sourire de connivence. Il n'y a guère plus grand architecte."

Le rappel du lien familial produisit un déclic chez le roi des dieux ; celui-ci secoua la tête, comme pour chasser l'hébétude qui s'était emparé de lui et poussa un soupir, se massant au passage le visage avec l'une de ses mains.

"Ada, Athéna est ma fille.", s'exclama-t-il doucement.

"Oui, Seigneur, c'est ce que je viens de souligner, n'est-ce pas ?"

La nymphe avait adopté un ton amusé et infantilisant, de ceux que certains parents usaient lorsque leur progéniture pointait du doigt ce qui coulait de source depuis déjà bien des années.

Zeus se pinça les lèvres.

"Ada, si Athéna est ma fille, alors en tant que père, j'ai bien le droit de la voir quand bon me semble, n'est-ce pas ?"

La douceur avait laissé place à l'irritation dans le ton du roi des dieux et son regard bleu acier s'ancra dans celui de la nymphe. Ada pâlit légèrement avant de détourner les yeux. Zeus l'observa agripper le bord de son bureau avec un peu trop de force.

Il se retint de sourire : peu de personne restait insensible à son regard. Surtout lorsque celui-ci se faisait orageux.

"C'est… c'est-à-dire que…, balbutia Ada, après quelques secondes de silence. Madame est en pleine réunion et…"

"A quelle heure a commencé cette réunion ?"

"Il y a une heure, Seigneur."

Une heure. Ben voyons…

La nymphe dut percevoir le sourire sarcastique qui étira les lèvres de Zeus pendant un court instant car sa peau se fit presque translucide.

Le roi des dieux, quant à lui, s'avança davantage, se collant presque au bureau d'Ada, et surplombant ainsi cette dernière de toute sa hauteur.

"Il y a quelques jours, j'ai fait envoyer ici une invitation pour un brunch ce jour, pour neuf heures. L'avez-vous reçue ?"

"O…oui…"

La nymphe avait répondu dans un étrange croassement, comme si sa voix avait du mal à se manifester, sans doute à cause d'une gorge un peu trop serrée.

Le sourire de Zeus ne se cacha plus et s'agrandit d'ailleurs davantage ; il avait repris le dessus sur Ada, et c'était quelque peu… satisfaisant.

"Dans ce cas, reprit-il, prenant bien soin de détacher chaque mot, le ton dangereusement mielleux. Vous qui êtes la secrétaire de ma fille et qui, j'en suis certain, avez été promue à cette position pour votre sens du travail et votre dur labeur, ainsi que pour votre sens remarquable de l'organisation… dites-moi. Pourquoi Athéna n'a-t-elle pas répondu à mon invitation ? Et pourquoi lui avoir planifié une matinée pleine de rendez-vous quand j'ai pris le soin de spécifier que notre entretien lui prendrait sans aucun doute la matinée ?"

Zeus pencha la tête sur le côté, dans une attitude faussement pensive. Ada en eut l'image terrifiante d'un aigle guettant sa proie.

"C'est… c'est que…"

Désormais blême, la nymphe dut se racler la gorge à plusieurs reprises avant de pouvoir poursuivre, d'une voix nettement plus aiguë qu'à l'accoutumée.

"C'est que les rendez-vous sont parfois pris des mois à l'avance et…"

"... et j'estime que ma famille n'a guère le droit de me convoquer quand bon leur semble, sans même tenir compte de mon planning personnel. Même lorsqu'il s'agit de toi, père."

Les mots d'Athéna résonnèrent dans le hall du cabinet au moment-même où Zeus s'apprêtait à déclarer que son statut de roi des dieux lui permettait aisément d'obtenir la priorité face à de pauvres demi-dieux et divinités secondaires. Ils résonnèrent à l'instant même où Ada se voyait d'ores et déjà foudroyée sur place et se demandait si sa famille la regretterait.

Salvateurs pour l'une, ils étaient davantage irritants et blessants pour l'autre.

"Ma fille."

Zeus se tourna vers Athéna et l'observa d'un oeil sévère ; comme toujours lorsqu'elle se trouvait dans son cabinet, qui relevait davantage de l'architecture que de la stratégie guerrière, la déesse avait troqué son éternelle armure de bronze contre un costume bleu marine, qui mettait en valeur ses yeux d'un gris sombre. Ses cheveux étaient retenus en un chignon stricte et le regard qu'elle adressait à Zeus ne faisait montre d'aucune émotion, si ce n'était de la détermination.

En d'autres termes, Athéna était encore et toujours fidèle à elle-même.

"Père."

La déesse inclina légèrement la tête, en signe de respect. Puis continua à s'adresser à Zeus comme peu de personne n'osait le faire :

"Je te prierai de laisser mes employées travailler en paix. Elles ne font que répondre à mes ordres."

Devant le froncement de sourcils de Zeus, Athéna ne vacilla pas.

"J'ai bien reçu l'invitation., déclara-t-elle d'un ton neutre, mais où résonnait une pointe de fermeté. Malheureusement, comme Ada ici présente te l'a dit, mon planning est assez chargé en ce moment. Par ailleurs, nous nous voyons tous les dimanches, lors des traditionnels repas de famille. Si tu tiens tant à partager un moment avec moi, tu n'as qu'à…"

"Tu as beau être ma favorite, Athéna, ce brunch n'avait rien de familial. Ce n'était uniquement du professionnel."

Zeus avait lâché cette pique dans l'espoir de heurter la sensibilité et l'égo de sa fille comme elle heurtait les siens : lui rappeler qu'il l'aimait mais qu'il l'aimait avant tout pour son esprit stratégique et ses qualités hors pair. Pas forcément parce qu'ils étaient "du même sang".

Cependant, Athéna ne parut pas vexée le moins du monde ; son visage garda son expression neutre et son ton, le calme et la fermeté dont il faisait preuve depuis le début. La déesse ne papillonna même pas des paupières.

"Je le sais, père. Le contraire m'aurait étonné et paru totalement incongru."

Zeus fit de son mieux pour ne pas montrer qu'un pieu venait de s'enfoncer dans sa poitrine. Cependant, il crut percevoir une lueur dans le regard de sa fille : elle savait. Elle avait senti le cœur de Zeus se serrer douloureusement dans sa poitrine malgré lui. Et elle en paraissait satisfaite ; le juste retour de bâton. L'arroseur arrosé.

"Cependant, reprit-elle après un court instant de silence - et Zeus sut instinctivement que ces quelques secondes de flottement ne relevaient en rien du hasard et que sa fille avait pris soin de laisser les mots s'imprimer dans l'ego de son père avant de continuer, comme pour s'assurer que la blessure avait bel et bien été infligée. Mon planning est, je le répète, assez chargé, et en toute honnêteté, je pense que ce brunch aurait été une simple perte de temps, pour toi, comme pour moi. Tout simplement parce que ce que tu souhaites est impossible."

Ada, qui n'était guère habituée à assister à une prise de tête olympienne, laissa échapper un cri de surprise, main sur la bouche, yeux écarquillés. Une perte de temps, ce que tu souhaites est impossible… Sa patronne venait-elle réellement de tenir tête au roi des dieux ? De réduire en miettes ses espérances, avec témoin, qui plus est ?

Le respect que la nymphe accordait à Athéna augmenta encore un peu plus et la nymphe se fit la promesse de raconter cet épisode à ses meilleures amies ; à coup sûr, cela lui assurerait une célébrité de quelques semaines.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, Zeus se tourna un instant vers elle, le regard plus noir que jamais, avant de reporter son attention sur sa fille. Les deux se jaugèrent un instant du regard, aussi silencieux et immobiles que deux statues de marbre. Le regard ancré dans celui de l'autre, aucun des deux ne semblait vouloir céder.

Ce fut Zeus qui parla en premier :

"Il va me falloir davantage d'explications, s'exclama-t-il d'un ton sévère, tentant tant bien que mal de ne pas laisser l'être capricieux qu'il était prendre le dessus. Sans quoi, je ne bougerais pas d'ici."

Athéna soupira.

"Très bien. Mais prépare ton ego. Tu ne vas guère aimer ce que tu vas entendre. Et je te tiendrais responsable de toute dégradation de matériel. Tu brises quelque chose, tu seras facturé avec agios."

µµµ

Si Manuel n'avait pas décroché un mot lors de son interrogatoire, c'était pour une très bonne raison ; il réfléchissait.

Oui. Tandis que les deux policiers qui l'avaient arrêté puis le shérif tentaient tant bien que mal d'obtenir des informations à son encontre, le petit-fils de Poséidon listait l'ensemble des options qui se présentaient à lui pour fuir. Ou, tout du moins, sortir de ce commissariat et reprendre le cours de sa quête. Bien sûr, sortir illégalement du poste de police et rester à Phoenix représentait quelques risques et ce ne serait guère une partie de plaisir ; Manuel devrait sans doute faire preuve de plus de stratégie que ce dont il avait fait preuve tout au long de sa courte existence et peut-être adopter une nouvelle coupe de cheveux. Il tenait beaucoup à ses boucles brunes mais savait d'expérience qu'il suffisait parfois de couper ou de laisser pousser pour changer de visage. La solution la plus rapide à son problème était de couper. Et de changer également drastiquement de style vestimentaire : les chemises devraient être remises au placard, au profit de simples t-shirts et pourquoi pas d'une casquette.

Faire profil bas en changeant d'apparence et en restant loin des grandes avenues. Peut-être serait-ce plus facile qu'il ne le pensait : après tout, si les jumeaux acceptaient de le laisser séjourner dans leur chambre d'hôtel quelques temps…

Mais là encore, rien n'était moins sûr : les Jones pouvaient aisément l'envoyer paître. Ils ne se connaissaient pas, après tout.

Pssst… psssst… patron… patron ! Hé ho, ici la terre, tu me reçois ? Ou ils t'ont frappé trop fort sur le crâne ? Je dois appeler l'hôpital ? T'es immobile parce que t'es en train de mourir, c'est ça ? Oh non ! Oh non, non, non ! Je le savais ! Je le savais ! Ton grand-père va me…"

Rodolphe parlait si bas que Manuel mit un certain temps à se rendre compte que les chuchotements étouffés qu'il percevait n'étaient guère un pur produit de son imagination mais bien une suite de phrases cohérentes… et un chouïa paniquées.

"Rodolphe ?"

Intrigué, Manuel se redressa sur le banc inconfortable de sa cellule et scanna rapidement les environs, le cœur battant la chamade : si le Pégase avait fait irruption dans le commissariat et se tenait désormais devant sa cellule… Le demi-dieu n'osait pas imaginer ce que les policiers pourraient de nouveau mal interpréter à son sujet.

Mais non, nota-t-il avec soulagement. Son ami ne se tenait pas devant sa cellule mais bien à l'arrière de celle-ci : ses sabots noirs nettement visibles dans l'unique fenêtre verrouillée et hors d'atteinte de la pièce.

... en morceaux et en faire une marmelade qu'il servira aux dauphins, aux orques, aux cyclopes et ce sera un châtiment sans fin, qui se produira tous les jours à la même heure et jamais, jamais, je ne pourrais fonder de famille et…

"Rodolphe !... Rodolphe !"

Désormais debout sur le banc, les bras tendus pour tenter d'attraper les barreaux de la fenêtre, Manuel tenta de garder un ton calme et discret : il voulait attirer l'attention du pégase, mais certainement pas celle du shérif. Cependant, l'état de Rodolphe était tel que ce dernier resta tout à fait insensible aux trois premières tentatives de Manuel. A la quatrième, le jeune homme se résolut à taper légèrement contre le carreau. Quelques secondes plus tard, Rodolphe s'immobilisait et, l'instant d'après, faisait apparaître son profil dans l'encadrement, tentant tant bien que mal de réprimer un hennissement de soulagement.

PATRON ! J'en étais sûr, t'es un dur à cuire ! Comment ça va, là-dedans ? Par les Parques, tu es au courant que c'est plus petit que mon box personnel ? Une jument n'y mettrait même pas le plus gringalet de ses poulains. Une honte.

Manuel hésita à préciser au pégase que Poséidon n'était pas franchement connu pour son sens de la mesure et que cette cellule faisait bel et bien la taille d'une chambre à coucher typiquement américaine - il faudrait qu'il lui montre celle qu'il avait, au Vermont -, mais l'heure n'était pas franchement aux bavardages et débats inutiles ; si le shérif était bel et bien en train de contacter les hôpitaux psychiatriques de la ville, des personnes en blouses blanches n'allaient certainement pas tarder à arriver et… Manuel devait trouver un moyen de sortir du commissariat le plus rapidement possible.

Après s'être retourné pour vérifier que personne ne l'épiait, le jeune homme murmura à Rodolphe, de manière presque silencieuse qu'il espérait que le pégase arrive à lire sur ses lèvres :

"Rodolphe, j'ai besoin que tu te rendes à l'hôtel et que tu trouves le moyen de prévenir les Jones. A nous trois…"

Mais patron, y'a pas de canalisations, dans le coin ?

Si, bien sûr que si, il y en avait ; Manuel les sentait sous ses pieds et dans certains murs de l'édifice. Faire sauter les tuyaux et provoquer une immense inondation pour faire diversion avait d'ailleurs été sa première idée. Et la plus logique compte tenu de son héritage. Cela aurait été d'une facilité et d'une rapidité déconcertante. Cependant…

Cependant, Manuel n'avait pas franchement envie de causer de nouveaux dégâts à la ville de Phoenix. Celle-ci sortait tout juste d'un tremblement de terre aux origines encore inconnues, et il avait d'ores et déjà considérablement abîmé une fontaine lors de sa tentative de fuite. La Brume avait dû faire passer cela pour une implosion spontanée mais cela ne faisait que rendre la ville plus mystérieuse et dangereuse aux yeux des mortels : comment être certain, désormais, de ce qui nous attendait au coin de la rue lorsque deux événements si importants et imprévisibles se produisaient en si peu de temps ? Surtout que les monstres allaient sans aucun doute débarquer à leur tour : il régnait bien trop de magie au sein de Phoenix à l'heure actuelle pour qu'ils ignorent encore leur instinct de chasse. La métropole allait bien vite crouler sous les avis pour disparitions inquiétantes…

"J'y ai pensé aussi, Rodolphe, s'exclama Manuel, après quelques secondes de silence. Mais c'est bien trop dangereux. Et si je blesse quelqu'un ? Ou pire ?"

L'idée venait de s'imposer dans son esprit et le jeune homme blêmit brusquement, l'estomac désormais douloureux.

Rodolphe, lui, se contenta d'un hennissement de frustration.

Tu penses réellement qu'ils ne vont pas essayer d'en faire de même à ton sujet, si tu t'enfuies d'une autre manière ? Pour le moment, ils souhaitent seulement t'interner. Mais tu sais très bien que certains ont la gâchette facile, surtout dans les états du sud. Rien ne nous dit que tu sortiras d'ici vivant, quelle que soit la façon dont tu décides de le faire.

Les mots de Rodolphe eurent l'effet d'une volée de baffes et Manuel fit de son mieux pour garder contenance : il était un héros, après tout. Et les héros n'étaient-ils pas destinés à mourir, d'une manière ou d'une autre ?

"Je te remercie du soutien, souffla finalement le demi-dieu, le regard noir et le ton plein de sarcasme. Je me sens beaucoup mieux. Ce n'est pas parce qu'ils risquent de me tuer que je dois m'abaisser à leur méthode…"

Si ôter la vie à quelques-uns d'entre eux peut te permettre de sortir de là vivant, si, patron, tu te dois de le faire. Et ne me refais pas le coup du demi-dieu convaincu que son existence n'a aucune valeur, ajouta Rodolphe en lui lançant un regard irrité. Ou tu recevras deux bons coups de sabots aux fesses une fois cette…

"Par ici, je vous en prie. Merci d'avoir fait aussi vite. Pour tout vous dire, nous n'assurons pas de service de nuit alors je me demandais où on allait pouvoir le mettre si personne ne venait le chercher. Les coupes budgétaires, vous comprenez."

La voix du shérif fit sursauter Manuel et Rodolphe à l'unisson. Le pégase releva l'échine et entreprit de s'éloigner de la fenêtre. Manuel attendit que son ami ne soit plus visible pour sauter à bas du banc et s'approcher des grilles de métal, les sens en alerte et le cœur battant la chamade : dans quelques secondes, le shérif ouvrirait la porte de la cellule. C'était maintenant ou jamais. Et il n'était absolument pas prêt.

Dans son esprit, la voix de Rodolphe résonna une dernière fois :

Fais confiance à ton instinct. Au pire du pire, te connaissant, ils s'en sortiront sans trop de problèmes et avec une ou deux belles bosses. Tu n'as jamais eu de sang sur les mains, patron. Ce n'est pas aujourd'hui que cela se produira.

Si seulement tu savais, Rodolphe. Si seulement…

µµµ

"... Nous n'avons pas appris grand chose, finalement."

D'humeur maussade, Apollon shoota dans un caillou qui traînait sur son chemin et l'observa dévaler la pente qui s'étendait devant lui.

Il ne savait pas réellement ce qu'il avait attendu de l'entretien avec Iris ; peut-être des excuses de la part de cette dernière, peut-être davantage d'explications sur le fonctionnement du pouvoir que Cole Jones avait en partie transmis à Ambre. Peut-être les deux, après tout. Mais Hermès, Dionysos et lui n'avaient obtenu ni l'un ni l'autre. La déesse s'était contentée de leur répéter de laisser les jumeaux tranquilles, sous peine de vives représailles. Sauf que les jumeaux avaient visiblement besoin d'aide. Et qu'il était hors de question que Apollon les délaisse. Il avait failli à sa descendance à plusieurs reprises ; il avait même failli plusieurs fois en tant que père. Il était plus que temps de briser ce qui commençait à ressembler à une tradition.

Une bien douloureuse tradition.

"Peut-être que si tu avais été plus courtois…"

Le ton pince-sans-rire de Dionysos tira Apollon de ses pensées et lui fit observer son interlocuteur. Si Hermès affichait un air pensif, et qu'Apollon se laissait totalement abattre par la situation, Dionysos, lui, semblait fulminer de l'intérieur. Le musicien avait senti la colère s'immiscer dans les veines de son frère à mesure qu'ils s'éloignaient de la boutique d'Iris. Apollon n'avait rien dit, persuadé que Dionysos était particulièrement remonté contre la déesse, comme lui l'avait été auparavant.

Cependant, le regard noir et répprobateur que lui décochait désormais son frère lui soufflait qu'il avait bien mal considéré la situation.

Se pourrait-il que Dionysos soit en colère contre… lui ?

"Qu'est-ce que tu veux dire par là ?"

La surprise d'Apollon était telle que le musicien n'avait guère trouvé mieux à dire sur le moment. Sourcils légèrement froncés, le dieu s'arrêta, stoppant par la même occasion la marche d'Hermès et de Dionysos. Hermès, pris par surprise, le percuta de plein fouet et le messager se serait bel et bien retrouvé cul par-dessus tête si Dionysos n'avait pas eu le réflexe de le rattraper.

"J'ai l'impression que bien des choses se cachent derrière ce courtois…", murmura Apollon, déstabilisé tant par sa collision avec Hermès que par la colère de Dionysos.

Déjà, son cerveau revenait en arrière, retraçant avec exactitude - et une certaine subjectivité -, leur entretien avec Iris. Il était d'ailleurs tellement pris par sa tâche qu'il en oublia de s'excuser auprès d'Hermès.

"Tu crois ?"

Le ton pince-sans-rire avait laissé place à une sorte de sarcasme et d'ironie que Dionysos usait généralement envers celles et ceux qu'il ne portait pas dans son cœur. Apollon sentit son cœur se serrer alors même qu'une certaine irritation le gagnait. C'était toujours ainsi, lorsqu'une dispute avec un être cher éclatait : un mélange âcre de colère et de tristesse l'envahissait.

"Dio, arrête avec ce comportement et montre-toi plus explicite. Qu'ai-je fait ?"

Un léger sourire sarcastique étira les lèvres de Dionysos avant que celui-ci ne pousse un soupir et n'ancre son regard noisette dans celui d'Apollon. Le dos droit, les épaules légèrement contractées, le dieu du vin semblait ronger son frein. Apollon se sentit déglutir avec difficulté.

"Connais-tu mes différents rôles, Apollon ? L'ensemble de mes responsabilités divines ?"

Il régna un instant de silence, durant lequel Apollon hésita entre hocher la tête ou répéter à son frère d'arrêter de tourner autour du pot. Sentant comme une sorte d'électricité dans l'air et ne souhaitant guère aggraver la situation, le dieu choisit finalement la première option.

"Eh bien, oui, il me semble., murmura-t-il lentement. La promotion du théâtre et du vin, celle de la psychologie et du libre-arbitre…"

Le musicien énumérait les fonctions à l'aide de ses doigts, comme un écolier tâchant de se rappeler la leçon qu'il avait travaillé la veille. Dionysos ne lui laissa cependant guère le temps de terminer :

"Que sont pour toi mes Ménades ?"

Apollon leva un sourcil, circonspect.

"Qu'est-ce que tes suivantes ont à voir avec Iris ?"

Un énième soupir échappa à Dionysos. Le dieu prit le temps de s'appuyer contre un lampadaire, bras croisés, avant de répondre, le ton étrangement et dangereusement calme :

"Elles ont toutes à voir, idiot. Malgré les siècles écoulés, beaucoup pensent encore que mes ménades ne sont que des femmes folles à lier, des ivrognes, ou pire encore, mes esclaves sexuelles. C'est en tout cas ce que Zeus et Arès pensent. C'était ce que Héra et Artémis pensaient avant de se pencher un peu plus sur le sujet. Et, à en deviner par vos teints soudainement blêmes, ajouta-t-il, son expression devenue lasse. Les stéréotypes ont encore la vie dure."

Honteux, Hermès se mordit la lèvre inférieure, la tête basse et les joues rouges. Apollon détourna un instant le regard, main droite frottant nerveusement l'arrière de sa nuque.

"C'est… je veux dire… on a tous un côté sombre, frérot…", balbutia-t-il, d'un air contrit.

Mais déjà, Dionysos continuait :

"Certaines de mes Ménades sont des femmes qui n'ont jamais souffert. Elles m'ont rejoint avant même que leur entourage puisse les pousser dans les bras d'un homme qu'elles ne connaissaient absolument pas. Leur dessein était d'échapper à un futur qui ne les intéressait guère : une vie de femme et de mère au foyer. Certaines d'entre elles, celles qui rêvaient davantage d'aventures et d'exploits presque héroïques, ont d'ailleurs fini par rejoindre les rangs d'Artémis, avec ma bénédiction. D'autres ont quitté le nid après avoir eu l'occasion de fleurir sans aucune pression extérieure, et être ainsi devenu leur véritable être intérieur : des hommes. Bien plus responsables et éduqués que leurs camarades nés dans le bon corps, soit dit en passant."

Le dieu du vin se tut quelques instants, le regard perdu dans le vide. Son visage se fit plus grave, son regard se teinta de tristesse et Apollon crut entendre sa voix trembler alors qu'il reprenait :

"Mais ces dernières années, un autre genre de femmes commence à se faire majoritaire au sein des Ménades. Ces femmes-là, la vie les a brisées. Les hommes les ont brisées. Époux alcooliques et violents, envers elles ou leurs enfants. Aveuglées par l'amour, elles se sont battues pour leur relation et leur famille contre vents et marées, incapables de… non, pas incapables, pleines d'espoir., se corrigea Dionysos, insistant sur ce mot comme s'il avait peur que Apollon ne l'oublie. Chaque jour, elles se remémoraient leur début de vie commune, les sourires timides, les rires et les caresses, les câlins sincères, et se répétaient, sans cesse, que quelque part, derrière ce monstre qui avait pris forme, se cachait autrefois l'homme dont elles étaient tombées amoureuses. Elles se disaient qu'il devait bien avoir une raison à ce soudain changement de comportement et se persuadaient petit à petit que cela venait d'elles. Qu'elles n'étaient pas de bonnes épouses. Alors elles essayaient de changer, encore et encore. Et parfois, cela semblait fonctionner : leur mari faisait montre d'affection, parfois plus qu'auparavant. Puis les choses reprenaient leur cours habituel, le mari devenait de nouveau abject. Et elles étaient encore plus déstabilisées et désespérées. Parfois, les êtres s'investissent tellement dans la relation qu'il faut qu'une personne extérieure intervienne pour leur faire admettre la dure réalité. Et ça aussi, ça prend du temps. Et parfois, ça ne se fait jamais ; les êtres restent dans le déni et …"

Le silence entre les trois divinités était désormais aussi lourd que le rocher de Sisyphe. Presque aussi palpable. Dionysos se pinça les lèvres, prit une brève inspiration et regarda de nouveau Apollon.

"Ce que je veux dire, Apollon, c'est que j'en connais assez, de part mon expérience en tant que psychiatre qu'auprès de mes Ménades, pour en déduire que Cole Jones était très certainement un pervers narcissique. Un roi de la manipulation affective, qui savait exactement quel pion avancer sur l'échiquier pour faire plier ceux et celles qui l'entouraient, sans pour autant paraître comme un bourreau aux yeux de tous, même d'Iris. Un démon vicieux au visage d'ange."

Hermès papillonna plusieurs fois des paupières, sa personnalité empathique profondément touchée par les propos de Dionysos. Le dieu du vin lui-même avait le regard étrangement brillant.

Apollon, bien que pâle, se tortilla nerveusement sur place, tentant de résister aux mots qui lui venaient. En vain :

"Tes Ménades sont en grande partie des mortelles, Dionysos. Iris est une déesse. Elle…"

"Oh non, mon grand. Ne prends pas cette direction. Cela te ferait beaucoup trop ressembler à Père."

A ces mots, le temps sembla se suspendre un instant ; Hermès, devenu invisible auprès de ses demi-frères, retint sa respiration. Apollon cligna des yeux, comme si son frère venait de lui asséner une gifle. Puis ses traits se crispèrent et il croisa les bras, dans une attitude défensive.

"Et quelle direction allais-je selon toi emprunter, hm ?, lança-t-il d'un ton acide. Tu ne m'as même pas laissé…"

"Les divinités sont supérieures aux mortels. Elles disposent d'une intelligence supérieure, d'une grâce supérieure, d'un pouvoir supérieur et que sais-je encore !"

Dionysos avait craché ces mots d'un ton sarcastique et empreint de colère. Apollon ne fléchit pas pour autant.

"Et alors ? Si c'était vrai ? Après tout, nous avons le pouvoir de lire dans leurs pensées. Iris n'avait qu'à…"

"Oh mais oui, allons-y ! Lance-toi dans le domaine du développement personnel, Apollon ! Iris n'avait qu'à faire ci et faire ça… Après tout, on sait tous à quel point tu es toi-même maître de tes émotions !"

Deuxième gifle.

Hermès, aussi pâle qu'un mortel sur son lit de mort, ouvrit la bouche. Mais Apollon et Dionysos ne lui laissèrent guère le temps de s'interposer.

"Parce que toi, tu l'es, peut-être ?, argua le musicien, mains sur les hanches et mâchoires serrées. Tu trouves que tu maîtrises tout à fait tes émotions, à l'heure actuelle ? Tu trouves que tu les maîtrisais avant de rejoindre l'Olympe ? Combien de litres de sang as-tu toi-même versé, avant de te faire payer pour donner des leçons de morale, hm, monsieur le thérapeute ?"

Le visage de Dionysos vira à l'écarlate et ses yeux lancèrent des éclairs.

"Héra a fait en sorte que j'agisse ainsi, imbécile !, s'écria-t-il, aussi honteux que remonté. A cause de la malédiction lancée à mon encontre, je ne savais même pas ce que je faisais la plupart du temps ! J'ignorais jusqu'à mon propre nom. Et si tu veux parler des morts que j'ai causé avant et après cela, sache que leur nombre est bien moindre comparé à toutes les morts que tu as pu injustement donner, simplement parce qu'ils ou elles ont eu le malheur d'égratigner ton fragile petit ego !"

"On en est donc là ? A se trouver des excuses et des arguments pour se voiler la face ? Pas étonnant que tu prennes le parti d'Iris, finalement ! Vous êtes tous les deux incapables de reconnaître vos erreurs."

Ce fut la phrase de trop. Avec un cri de rage, Dionysos se jeta sur Apollon, et les deux atterrirent sur l'asphalte dans un bruit sourd. Les coups ne tardèrent guère à pleuvoir, parfois accompagnés d'injures et de cris de douleur.

Hermès resta longuement figé, sous le choc. Ce ne fut que lorsqu'un mortel tenta d'intervenir que le messager s'engagea finalement dans la mêlée, le cœur brisé.

Par les Parques, sortez-moi de là…

µµµ

Si les Parques avaient déclenché une bagarre générale dans les rues de Phoenix, elles avaient également, semblait-il, réduit Zeus au silence.

Ce qui, à mes yeux, est une chose assez rare pour être ici notifiée.

"Je t'avais prévenu. Cet entretien t'a été totalement inutile. Et m'a fait perdre un temps considérable."

Avec l'air calme des divinités qui peuvent se permettre d'adopter ce ton un tantinet réprobateur en présence du roi des dieux sans crainte de se voir foudroyées, Athéna porta son mug de café à ses lèvres, son regard gris observant son père avec attention.

Dire que Zeus était déçu relevait de l'euphémisme : le dieu de la foudre affichait l'air boudeur d'un enfant que sa mère aurait privé de son dessert préféré. Athéna n'aurait été nullement surprise s'il s'était soudainement levé pour éclater en cris et en pleurs de crocodile, jetant chaises, bureau et autres objets au sol au passage. A vrai dire, c'était un peu pour cela qu'elle l'étudiait avec une telle intensité : une partie d'elle-même souhaitait le voir entrer en action. Et avoir de quoi se moquer de lui et le faire chanter pour le siècle à venir.

Elle se savait favorite, certes. Mais rien n'empêchait quiconque de posséder des faits sensibles sur ses alliés, même sur les plus fervents. Cela était même hautement recommandé.

Au cas où…

Avait-il lu dans ses pensées ou ne s'en sentait-il tout simplement pas capable, toujours est-il que Zeus ne se leva pas. Au contraire, il sembla s'affaisser encore un peu plus dans son fauteuil de cuir, traits tirés et lèvres pincées.

Athéna en éprouva une pointe de déception.

"Il ne m'a pas été inutile.", soupira finalement Zeus, alors qu'il se passait une main dans les cheveux.

Et Athéna mit quelques secondes à comprendre que le "il" se référait à leur entretien.

"...Il m'a permis de voir les choses plus clairement. Comme à chaque fois que nous discutons ensemble."

Un léger sourire étira les lèvres de Zeus et Athéna était sur le point de sourire aimablement à son tour lorsque son père reprit la parole, la détermination faisant soudainement retour dans son regard bleu glacial.

"Cependant… Malgré qu'il ne soit que force brute, et qu'il n'ait guère fait preuve jusqu'ici d'une intelligence remarquable, je suis certain que l'on peut tout de même tirer quelque chose de ton frère. Rien de grandiose, bien entendu. Mais peut-être une petite étincelle."

Athéna manqua d'avaler de travers puis choisit de reposer sa tasse avant que cela ne se produise.

"Une… étincelle ?"

"Oui, tu sais, en activant les bons leviers…"

Si Athéna réussit à ne pas soupirer, elle n'arriva guère à camoufler son irritation.

"¨Père, je te le répète : Aphrodite est par défaut du côté d'Héra. Je ne pense pas…"

"Arès est peut-être l'amant d'Aphrodite, il n'a jamais résisté à l'appel d'une bonne bataille ! Si…"

"Arès est un accro des bains de sang, je te l'accorde. Mais il est aussi accro aux étreintes d'Aphrodite, tu le sais aussi bien que moi. Entre les mains de la déesse de l'amour, ton cruel dieu de la guerre se transforme en véritable guimauve."

Comme son père lorsqu'une nymphe attire son attention.

Mais cela, Athéna se garda bien de le dire : même la favorite de la fratrie risquait beaucoup si l'envie lui prenait de s'engager sur ce terrain glissant.

Zeus grogna de mécontentement.

"Trouvons un moyen de le retourner contre Aphrodite, alors. De manière définitive. Rendons-la exécrable au possible à ses yeux pour le reste de l'éternité. Il me le faut à tout prix dans notre camp, Athéna. Ensemble, vous…"

"Ton camp, père."

"Je te demande pardon ?"

Zeus ne saurait dire s'il avait davantage été surpris par les mots de sa fille ou par le léger ricanement moqueur qui s'était échappé de ses lèvres juste avant qu'elle ne les prononce.

Athéna soupira et se laissant aller contre le dossier de son siège en cuir. Ses yeux gris ne démontraient aucune émotion particulière - pas même la profonde lassitude qu'elle ressentait présentement –, et ne lâchèrent guère le regard de son père lorsqu'elle reprit :

"Je n'ai jamais demandé à être impliquée dans une énième querelle familiale. Dans un énième complot olympien qui, tu m'excuseras, est d'ores et déjà voué à l'échec."

"Que t'a-t-elle promit ?"

Zeus avait parlé si vite que sa fille mit quelques secondes à comprendre.

"Quoi ?"

"Héra."

Mâchoires désormais serrées au possible, Zeus recommençait à fumer, des panaches blancs s'élevant de son chiton.

"Que t'a promis Héra ?"

Encore elle, toujours elle… si je l'attrape…

Le visage d'Athéna se crispa en un masque de surprise et d'exaspération.

"Père, tu sais très bien que mes relations avec ton épouse sont… loin d'être au beau fixe. Et c'est ici un euphémisme. Par ailleurs, je pensais que tu me connaissais davantage ; personne ne m'achète. Jamais."

Il y avait de la rancune, dans ce dernier mot. De la colère et de la déception : Athéna se montrait toujours prudente et raisonnable ; elle ne cédait pas à la moindre des tentations, comme bon nombre de ses frères et sœurs. Tout le monde le savait. Zeus le savait. Tout du moins, c'était ce que la déesse pensait avant aujourd'hui.

Son père l'estimait-il si mal ? La prenait-il pour n'importe qui ?

Cette pensée irrita la déesse, qui sentit une vague de frustration l'envahir : elle n'était pas n'importe qui. Elle était Athéna. Et la divinité sans laquelle le conseil olympien se serait depuis longtemps cassé la figure, pour le peu qu'il en restait. Héra, quant à elle, n'était… n'était qu'une simple mouche irritante et susceptible au possible. Une de ces divinités qui ne voyait guère au-delà de son propre nez. Et qui détestait Athéna au possible. C'était tout à fait réciproque, par ailleurs. Et Athéna n'aurait voulu pour rien au monde que cela change. L'idée d'une alliance avec sa belle-mère lui avait toujours donné la nausée.

Comme s'il avait deviné ses pensées, Zeus haussa les épaules et esquissa un sourire amer :

"Il y a bien des fois où tu t'es alliée à elle ; où vous avez unies vos forces ou, ajouta-t-il alors qu'Athéna se redressait de toute sa hauteur, prête à répliquer, une étincelle de colère dans le regard -, tout du moins, vous avez négocié, passé des marchés. Il vous arrive de laisser votre rancune de côté quand cela vous arrange. Alors pourquoi ne serait-ce pas une éventualité, aujourd'hui ? Pour quelle raison ne devrais-je pas me méfier, en ces temps où tout le monde semble prendre un certain plaisir à me tourner le dos et à mettre des bâtons dans les roues ?"

Athéna se retint de lever les yeux au ciel, alors que son père adoptait une posture quasiment identique à la sienne : mains sur le bureau et bras tendus, le buste légèrement incliné vers l'avant.

Deux divinités vexées, deux divinités voulant que l'une se plie à la volonté de l'autre. Et quand bien même son père était le roi des dieux, Athéna ne tremblait pas ; elle ne tremblait jamais devant Zeus. Et aujourd'hui n'allait guère être différent. Elle prit même le parti de garder son regard planté dans le sien. Zeus vacilla légèrement et la déesse réprima un sourire.

Le silence qui s'installa dans les minutes qui suivirent aurait fait fuir tout être doué d'un minimum de bon sens. Lourd, pesant au possible et menaçant, Athéna et Zeus le sentaient les envelopper et tenter de les broyer. Mais aucun d'eux ne bougeait. Aucun d'eux ne voulait céder, pas même en usant de la télépathie : céder serait laisser l'autre gagner. Céder serait accepter de courber l'échine et ni l'un, ni l'autre n'en avait ni l'habitude, ni l'envie.

Alors Zeus et Athéna se tenaient là, aussi immobiles et impressionnants que leurs statues de marbre disséminées un peu partout sur l'Olympe, et s'observaient, se jaugeaient, s'évaluaient. Et seules les Parques auraient su combien de temps ils seraient restés ainsi, à s'affronter, si une tornade tout de rose vêtue n'avait pas soudainement fait irruption dans la pièce, l'air aussi scandalisée qu'alarmée :

"ARES ! Arès a tout raconté ! Il… Il…"

Mais Zeus ne laissa guère le temps à l'Aphrodite à bout de souffle qui se tenait devant lui de finir avant d'éclater de rire. Un rire qui fit trembler les murs et lui amena les larmes aux yeux.

Même lorqu'on ne demandait rien à cet idiot d'Arès, il trouvait toujours un moyen de servir indirectement nos intérêts. C'en était jouissif à souhait.

Ambre courait. Elle ne savait pas dans quelle direction, ignorait depuis combien de temps exactement, et ses poumons semblaient fondre dans sa cage thoracique tellement ils la brûlaient, mais la fille d'Iris courait.

Elle courait sans prête r attention aux passants, sans s'excuser auprès des vieilles dames et des enfants qu'elle bousculait sans ménagement sur son passage. Elle courait pour ne pas s'écrouler. Elle courait pour ne pas pleurer, pour retenir les vagues d'angoisse, de tristesse et de colère qui tentaient de la submerger. Elle courait pour ne pas hurler. Pour ne pas se laisser tenter par ses idées meurtrières, envers Lisa et envers elle-même . Envers Hermès.

Hermès.

Ambre ne savait si elle devait rire ou pleurer de sa propre naïveté, de sa propre bêtise : comment avait-elle pu croire ne serait-ce qu'un instant que le messager éprouvait pour elle ce qu'elle commençait à éprouver pour lui ? Comment avait-elle pu penser que la caresse et le bisou sur la joue, juste au coin des lèvres, avait pu signifier quelque chose ?

Comment avait-elle pu se montrer aussi stupide, elle qui savait à quel point les divinités étaient cruelles ? Elle qui, avec la mort de Benjamin White, avait finalement perçu les dieux grecs pour ce qu'ils étaient réellement ? Une bande d'égoïstes, qui ne percevaient les demi-dieux et autres mortels comme de simples pions avec lesquels ils pouvaient s'amuser comme bon leur semblait ?

Hermès était peut-être l'un des dieux les plus humains, mais il était aussi le dieu des menteurs. Il savait faire preuve d'empathie, mais il savait aussi manipuler les autres à souhait. Et Ambre s'était fait avoir. Comme une débutante.

Une prophétie. Une putain de prophétie. Qui promettait le bonheur au dieu concerné. Pas étonnant que la cabine one était l'une des plus bondées, à la colonie. Hermès devait tenter de réaliser la prophétie depuis des années. Après tout, qui ne le ferait pas, si celle-ci vous permettait d'obtenir davantage de pouvoir et de garder vos proches à vos côtés sans que le roi des dieux lui-même n'y trouve à redire ?

Apollon. Voilà le seul être qui comptait aux yeux du messager. Le musicien avec lequel il entretenait une relation depuis des décennies. Zeus s'opposait à cette union et Hermès était prêt à tout pour la défendre. Même à utiliser de pauvres mortelles, à mentir à propos des sentiments qu'il pouvait éprouver envers elles. Romance sur romance, pour tenter de trouver la clé, la personne qui lui permettrait de finalement vivre cette relation interdite, cet amour à l'air libre.

Peut-être éprouvait-il de la sympathie pour les mortels et mortelles avec qui il nouait une relation ; peut-être même qu'il lui arrivait de ressentir un peu d'amour sincère envers ses cibles ; mais cet amour ne servait qu'une cause plus importante aux yeux d'Hermès. Il n'était qu'un moyen d'accéder peut-être à son but ultime. Et il pensait à Ambre comme l'un de ces pions qui pourraient lui servir de marche-pieds. Pas comme on pense à une personne envers qui on est réellement amoureux.

Le coeur d'Ambre manqua un battement à cette pensée et la jeune femme trébucha lorsqu'il se serra dououreusement dans sa poitrine.

Un pion. Hermès la percevait comme un simple pion.

C'était ce qu'avaient affirmé Arès et Hugo. Ce qu'avait sous-entendu Lisa. Ce qu'elle avait lu dans le regard à la fois attristé et irrité de Matthew.

Un pion.

Les larmes aux yeux, Ambre ne chercha pas à se retenir lorsque son pied heurta une énième pierre et la déséquilibra. Elle ne chercha pas à retrouver une certaine stabilité, ni à se battre contre la gravité.

Un pion. Elle avait déjà servi de pion à son père. De pion à Héphaïstos. Et elle ne s'en était jamais remise.

Avec Hermès et Apollon, elle s'était laissée amadouer , s'était finalement convaincue qu'il ne fallait pas mettre tous les hommes et les mortels dans le même panier.

Quelle connerie. Elle avait fait une promesse à Benjamin et l'avait en partie trahie… pour quoi ? Pour se faire de nouveau avoir. Cela en était risible, vraiment. Benjamin devait avoir bien honte de sa meilleure amie, en ce moment-même.

En tout cas, Ambre, elle, avait honte. Elle avait honte et elle souffrait.

Alors, quand son corps et sa tête touchèrent finalement l'asphalte dans un bruit sourd, Ambre ne se releva pas. Face contre terre, nez en sang et cheville droite douloureuse, la fille d'Iris éclata finalement en sanglots.

Poséidon était pleinement conscient du risque qu'il prenait : à vrai dire, à peine avait-il envoyé Rodolphe auprès de Manuel quelques jours plus tôt que Zeus lui avait fait part de son mécontentement. Avait-il oublié l'accord que tous les Olympiens avaient passé ? Zeus ne dirait rien à propos du pégase mais s'il apprenait que Poséidon avait une fois de plus aidé son petit-fils d'une quelconque manière…

Le dieu de la mer n'était guère en mesure de se rappeler les mots exacts de Zeus - il avait mis fin à la communication avant que son frère en ait terminé avec ses menaces -, mais le message avait été clair : Poséidon ne devait plus intervenir entre les Parques et Manuel Marshall, qu'importe ce que le jeune homme tentait de faire.

Et, en toute honnêteté, Poséidon n'avait pas eu l'intention de faire davantage. Tout du moins, au début. Envoyer Rodolphe pour donner un petit coup de pouce à Manuel dans sa quête et se contenter d'observer tout en priant les Parques de protéger au maximum son petit-fils, tel avait été le plan d'origine.

Seulement…

Seulement, il y avait quelque chose chez son descendant qui attendrissait Poséidon et qui l'empêchait de se montrer totalement neutre à son sujet.

Peut-être était-ce la blessure qu'il lui avait causé en ne le revendiquant pas officiellement, pour éviter que Zeus ne s'arrache davantage les cheveux.

Peut-être était-ce le triste sort de sa mère et la dure enfance qu'il avait dû affronter par la suite.

Peut-être était-ce sa maladresse innée et inhabituelle chez les demi-dieux.

Peut-être était-ce sa tendance à toujours s'attirer des ennuis ou à vouloir sauver le monde entier.

Peut-être était-ce tout simplement un combo de tout cela, ajouté à une tendresse presque paternelle.

Poséidon ne le savait pas, et était trop effrayé par ses propres sentiments pour s'attarder sur la question.

Il n'empêche que, lorsqu'il avait pris conscience que son petit-fils s'apprêtait à être enfermé dans l'un des pires hôpitaux psychiatriques des Etats-Unis sans pour autant paraître troublé par l'éventualité, son instinct protecteur avait repris le dessus: Zeus pouvait le menacer autant qu'il le souhaitait, piéger son trône, lui interdire l'accès au Conseil, hurler et déclencher un cataclysme, tenter de l'intimider avec ses éclairs, Poséidon avait bien plus urgent à faire.

Sortir son petit-fils de la mélasse dans laquelle il s'était embourbé avant qu'il ne soit trop tard. Si Zeus avait ensuite besoin de lui hurler trois heures de suite dans les oreilles pour cela, alors c'était un mal pour un bien.

D'autant plus qu'il y avait des chances pour que Zeus n'ait même pas vent de l'événement : Héra avait assuré à Poséidon que leur frère était en pleine négociation avec Athéna. Et connaissant le caractère buté des deux protagonistes, l'affaire pouvait durer des heures.

Pour ne pas dire des jours.

Il s'agissait-là d'une occasion en or, qui ne se présenterait pas deux fois de suite. Autant en profiter.

"... guère un mot. Ce serait déplacé de vous demander ce qu'il a ?"

Plongé dans ses pensées, Poséidon manqua de ne pas entendre la question du shérif.

"Oh, heu… eh bien…"

Mal à l'aise, s'y connaissant davantage en psychologie des baleines qu'en psychologie humaine, le dieu des mers réajusta sa blouse blanche tandis que Eudora lui donnait un léger coup de coude dans les côtes, comme pour signifier "soyez plus convainquant, patron !".

"... C'est toujours assez compliqué de savoir, avec ce genre d'énergumènes, vous savez., finit-il par marmonner, faisant de son mieux pour ne pas bégayer - si seulement il avait eu Dionysos, le roi de l'improvisation et de la psychologie, sous le coude. James n'est pas mon patient le plus coopératif. Il s'agit d'un jeune homme grandement influençable, qui passe son temps à s'acoquiner avec les fauteurs de trouble du service. Je ne suis donc pas étonné que vous l'ayez surpris en train de voler. Un de ses amis l'a certainement convaincu de le faire, en échange de quelque chose. Mais allez savoir de quoi exactement…, ajouta Poséidon avec le soupir de celui qui est nettement affligé, quoi que trop habitué à ce genre de situation pour en tomber des nues. Je vais devoir avoir plus d'une conversation avec lui, je peux vous le dire."

Le dieu de la mer n'eut pas besoin du coup d'œil d'Eudora pour savoir qu'il n'avait absolument pas répondu à la question : il le savait pertinemment. Mais ne s'y connaissant absolument pas, il avait préféré prendre ce risque plutôt que d'annoncer une pathologie qui n'existait pas. Et puis, peut-être que le shérif se dirait qu'il était là question de secret médical et n'insisterait pas plus que cela.

"Parce que vous arrivez à le faire parler ?"

Une expression de surprise teintée de scepticisme déforma les traits du policier et Poséidon se sentit blêmir sous son regard pénétrant.

"Personnellement, j'ai bien l'impression qu'on aurait pu lui lancer toutes les injures possibles au visage que le gosse n'aurait pas moufté."

"C'est que… nous le connaissons davantage, vous voyez."

Le dieu de la mer, inconfortable au possible et désormais persuadé qu'il aurait dû répéter son rôle quelques heures avant d'agir sur un coup de tête, allait tout à fait s'en tenir à cette conclusion si Eudora ne lui avait pas asséné un nouveau coup de coude dans les côtes, davantage douloureux que le premier.

"Et puis, nous avons également développé notre propre manière de lui arracher quelques mots. Personne ne résiste à une bonne séance d'électro-choc sans sortir deux ou trois cris."

Ces quelques mots avaient été une piste glissante : Poséidon les avait lancé sur un ton un peu trop joyeux à son goût , histoire de rattraper les hésitations précédentes… et il ne savait même pa s si les mortels pratiquaient encore cette horrible torture. Ni même si le shérif en était friand.

Manquerait plus que je me retrouve enfermé à mon tour…

Mais, à la surprise et au grand soulagement du dieu de la mer, le policier éclata d'un rire gras et lui tapa amicalement l'épaule.

"Ah, doc, parfois, je vous envie.,s'exclama-t-il, sincère et tout sourire en sortant finalement une clé de sa poche et en s'engageant davantage dans le couloir des cellules. Je reste persuadé que si on avait nous aussi le droit d'utiliser ce genre d'outil, les suspects avoueraient avant même qu'on ne lance la machine. Ce serait un moyen de pression des plus redoutables. Hey, le mouflet ! Ton psychiatre est…"

Mais le shérif n'eut pas l'occasion de finir sa phrase ; à peine avait-il entrouvert la cellule, qu'une ombre surgit de l'obscurité et lui décocha un magnifique crochet du droit.

Poséidon eut juste le temps d'observer l'homme s'écrouler au sol, inconscient, avant que son petit-fils ne lui saute à la gorge.

Devant les urgences de Phoenix, le personnel ne cessait de s'activer. Ambulances, camions de pompiers et brancardiers se succédaient dans une valse presque entêtante . Les véhicules de particuliers, également, amenant avec eux leur lot de mortels parfois en pleurs, parfois blafards; d'autres étaient totalement saouls et Dionysos se demandaient comment ils arrivaient encore à tenir debout ou à formuler une phrase complète. Il avait beau être celui qui avait découvert et transmis le vin aux mortels, il lui suffisait de deux pauvres verres pour sentir le sol danser sous ses pieds.

"Le soleil se couche. Tu crois que les jumeaux se demandent où nous sommes passés ?"

Dionysos, fasciné par deux hommes qui s'étaient visiblement lancé dans un concours de baffes contre l'avis des soignants - il y avait là quelque chose qui lui rappelait Arès -, n'entendit guère Hermès, qui dut lui donner un léger coup de coude pour attirer son attention.

"Hum ?", fit le dieu du vin, son esprit encore encombré de souvenirs du dieu de la guerre.

Il était certain que Arès avait déjà participé à un concours aussi ridicule mais il n'arrivait pas à mettre la main sur le nom de son adversaire. Phobos ? Déimos ? Eole ? Le maître des vents n'était pas si pacifique et aimable que tout le monde le pensait et…

Dionysos secoua la tête avant que ses pensées ne l'emmènent trop loin et se tourna finalement vers Hermès.

"Tu disais ?"

Les deux divinités ne s'étaient guère adressé la parole depuis que Dionysos avait tenté d'étrangler Apollon.

Si le dieu du vin en ressortait simplement avec un oeil au beurre noir et Hermès avec une vilaine bosse sur le front - pour laquelle les soignants lui donnaient des poches de glace de manière régulière -, Apollon, lui, était davantage amoché : assis quelque part entre les murs vieillissants de l'hopital , le musicien, dont l'arcade sourcillière avait due être recousue, attendait patiemment les résultats de son IRM cérébral. Sa tête avait en effet violemment rencontré le sol à plusieurs reprises et son état d'hébétude inquiétait autant les infirmiers qu'Hermès; le messager n'avait pas franchement peur d'une éventuelle commotion, mais craignait davantage un état de choc : les propos de Dionysos avaient sans aucun doute blessé Apollon, réveillé de vieilles blessures et de sombres souvenirs. Et Hermès savait d'expérience que son compagnon supportait davantage les blessures physiques qu'émotionnelles.

Les prochains jours allaient être bien difficiles…

Pourtant, le messager n'en voulait pas à Dionysos ; lui-même n'avait guère apprécié l'attitude d'Apollon envers Iris et avait été tenté de le lui reprocher. Et puis, Apollon avait réussi à toucher encore un peu plus la corde sensible de Dionysos. Rares étaient les fois où le dieu du vin réagissait avec autant de violence ; mais lorsque celle-ci était légitime… Comment le lui reprocher ?

Si Hermès avait préféré garder le silence jusque-là, c'était uniquement par embarras ; parce que lui aussi, avait entendu et cru les rumeurs qui couraient sur les Ménades de son frère. Et la honte qu'il en éprouvait était immense. Quant à Dionysos, c'était la honte de s'être battu qui le forçait au mutisme.

Mais les heures passant, l'un d'eux devait bien se résoudre à briser le silence gêné qui s'était installé ; nul de savait quand Apollon allait être enfin autorisé à sortir et Hermès rongeait son frein depuis bien trop longtemps.

Cole Jones, Iris, Aphrodite, Arès, la bagarre… tout autant d'événements qui, ajoutés au stress de savoir Apollon mal au point, lui serraient douloureusement l'estomac et rendaient sa respiration bien difficile. Le messager se retrouvait à fleur de peau et avait besoin de se changer les idées, sous peine de plonger dans le désarroi le plus total. Alors il se devait d'engager la conversation. D'autant plus que, dans un coin de sa tête, une autre personne, chère à son cœur, se manifestait sans cesse ces derniers jours. Une autre personne qui avait passé au moins une soirée en compagnie de Dionysos, à en croire les photos offertes par Héra. Et parler d'Hélia pouvait lui permettre d'apaiser la peur et l'inquiétude qui enflaient en lui depuis des semaines… Depuis que Zeus lui avait interdit de lui dire au revoir. De la serrer une dernière fois dans ses bras et de lui souffler que tout allait bien se passer. Son compagnon mal au point, Hermès devait au moins s'assurer que leur fille gardait le cap, même en pleine tempête.

"Elle tient le coup, Hermès."

Cette fois, ce fut au tour du messager de lancer un "hum ?" pensif, plongé qu'il était dans ses pensées. Dionysos laissa échapper un faible soupir avant de passer un bras autour des épaules du messager et d'ancrer son regard dans le sien.

"Hélia tient le coup. Elle reste perturbée, certes, mais elle a hérité du caractère d'Apollon. Têtue, dure à cuire, elle ne laissera pas à notre père le plaisir de la voir s'effondrer. Et elle n'est pas seule."

A l'entente du prénom de sa fille, le cœur d'Hermès rata un battement. Lorsque les mots de Dionysos prirent sens, un sentiment indescriptible le submergea : soulagement, tristesse, manque et reconnaissance envers le dieu du vin pour ces quelques mots. Un conglomérat d'émotions dont il ne savait que faire… avant que la honte ne le rattrape.

Les Jones. Il souhaitait avant tout commencer la conversation par les Jones. Et ensuite, peut-être, embrayer sur Hélia. Après tout, il ne voulait pas obliger Dionysos à discuter si celui-ci ne le souhaitait pas. Hermès l'avait certainement déçu, après tout…

A en voir vos teints blêmes…

Le rouge aux joues, Hermès se frotta nerveusement la nuque, le regard bas.

"Ce… ce n'est pas ce que je te…"

Mais Dionysos ne lui laissa guère le temps de finir.

"C'est ce qui occupe presque constamment tes pensées, je le sais. Je te connais assez pour cela. Et je reconnais l'étincelle dans ton regard. Tendresse et inquiétude. Fierté teintée de peur. Tu es peut-être connu comme le saint patron des menteurs, mais ton regard ne sait guère mentir, lui. Cette étincelle est toujours présente lorsque tu poses ton regard sur ta fille ; ou lorsque tu penses à elle. Je sais que les Jones te sont importants, Hermès, ajouta doucement le dieu du vin alors que le messager rougissait de plus belle. Mais je sais aussi qu'Hélia l'est tout autant, si ce n'est plus; et pour tout te dire, j'attendais le moment où l'un de vous allait aborder la question. J'étais presque certain qu'Apollon craquerait en premier. Je vais devoir cinq drachmes à Poséidon."

Cette dernière phrase, prononcée d'un ton amusé par Dionysos, eut l'effet escompté : pendant ne serait-ce qu'un quart de secondes, le messager eut l'air de se détendre et un fin sourire apparut sur son visage.

"J'aurais d û savoir que Poséidon et toi parieriez là-dessus… A vrai dire, ça ne m'étonne même pas., ajouta-t-il alors que Dionysos laissait échapper un petit rire. Il n'y a pas un sujet, une personne, une discussion qui échappe à vos paris."

Le messager se tut un instant et laissa finalement échapper un soupir. Son expression amusée se mua en grande fatigue et son regard devint préoccupé. Patient, Dionysos attendit qu'il reprenne la parole ; la bagarre de cet après-midi et les blessures d'orgueil infligées étaient déjà oubliées ; l'inquiétude de son frère était ce qui prévalait. Les chamailleries seraient pour plus tard : Hermès avait pour le moment grand besoin de réconfort. Ainsi que d'une oreille attentive. Et Dionysos n'était-il pas le psychologue de la famille ?

"J'ai… Je ne sais pas si tu sais mais…"

La voix d'Hermès était enrouée et douloureuse. Le dieu se racla la gorge à plusieurs reprises avant de continuer :

"... Héra m'a donné des photos d'Hélia l'autre jour et parmi elles…"

"Celle que Poséidon et moi avons prise lorsque nous avons passé une soirée avec elle ?"

Le sourire nostalgique de Dionysos se mariait parfaitement à l'expression d'Hermès ; de toutes les photographies, celle qu'il évoquait était l'une de ses préférées. Elle lui rappelait ses propres soirées films et pizza en compagnie d'Apollon et d'Hélia. Une tradition hebdomadaire - quand Zeus ne décidait pas de leur faire faire quelques heures supplémentaires - à laquelle tous trois attachaient beaucoup d'importance. C'était l'un de leurs moments préférés, un instant privilégié qui leur permettait de décompresser et de recharger leurs batteries avant de reprendre le cours effréné de leur existence. Savoir que sa fille avait pu en passer une avec son parrain malgré tout, avait quelque chose de réconfortant. Nul doute que cela avait dû lui faire beaucoup de bien.

"Je t'en suis extrêmement reconnaissant, tu sais ?"

Hermès prononça ces mots avec une profonde sincérité, la voix tremblant presque sous l'émotion.

"Rien ne…"

"Hermès, je t'en prie. Je suis son parrain. Et j'en ai été gaga à la minute où Apollon et toi me l'avait présentée."

Dionysos serra affectueusement l'épaule de son frère, sourire aux lèvres. Il profita du fait que Hermès s'essuyait les yeux avec l'aide de sa manche, pour poursuivre :

"Je te rappelle que j'ai fait le serment de veiller sur elle. Elle ne me sollicite pas des masses parce qu'elle a deux pères extraordinaires qui veillent sur elle comme nul autre ne saurait le faire, et qu'elle est, à l'image de notre cher Apollon , une sacrée tête brûlée, mais je serais toujours présent pour elle. Poséidon voulait être puni à vos côtés à ma place pour que je puisse continuer à la soutenir du mieux possible. Et je sais pertinemment que tu aurais été pour cette option., ajouta le dieu du vin alors que Hermès ouvrait la bouche, comme pour acquiescer. Comme l'aurait été Apollon. Mais j'ai considéré mes choix avec prudence, Hermès. Poséidon est tout aussi impulsif qu'Apollon. Il a le sang parfois chaud, ne maîtrise pas réellement son irritation. Et face à ce benêt d'Arès ?"

Dionysos laissa échapper un soupir de lassitude, quand bien même ses lèvres s'étiraient en un léger sourire.

"Je ne laissais guère plus de deux jours à la ville de Phoenix et à ses habitants avant d'être réduits en cendres. Apollon et Poséidon auraient été des plus ingérables, ensemble. Et Arès en aurait profité. Toute l'affaire aurait mal finie, notre père serait de nouveau monté sur ses grands chevaux et il vous aurait… quoi ? Exilés ? Réduits en poussière ? Poussés au fin fond du Tartare ? Quelque soit l'option choisie, Hélia se serait retrouvée à attendre ses pères bien plus longtemps que prévu, à angoisser davantage sur votre sort. En bon parrain, il était de mon devoir de ne pas céder à la proposition de Poséidon et de venir te donner un coup de main. Je suis davantage utile à ma filleule en veillant à ce que ses pères n'aggravent pas leur sort qu'en attendant patiemment qu'elle me passe un coup de fil. Elle n'aurait pardonné à personne votre disparition et en aurait été totalement détruite. J'ose penser que ma présente à vos côtés la réconforte un tant soit peu. En veillant sur vous, je m'assure de son bonheur prochain."

Le discours de Dionysos, empli de gravité, fut suivi de quelques instants de silence. Après tout, Hermès ne pouvait qu'approuver les dires de son frère ; et être particulièrement touché par ce que le dieu du vin lui avait confié. Son amour pour Hélia, son côté raisonnable et protecteur… des aspects de sa personnalité que bien peu de personnes connaissaient, tant le dieu avait pris l'habitude de se protéger en usant quotidiennement du sarcasme et de l'ironie.

"... Veiller sur nous… Tu as quand même sacrément amoché Apollon."

Il n'y avait aucune accusation dans le ton d'Hermès ; peut-être presque une touche d'amusement, comme pour tenter de briser définitivement la glace.

Dionysos haussa les épaules et grimaça.

"Erreur de parcours. Cela arrive même aux meilleurs."

"Allez, assez tourné autour du pot., reprit-il, non sans sentir son cœur se réchauffer à l'entente du rire d'Hermès. Que veux-tu savoir à propos de ta fille ?"

"Tout. Je veux dire : comment a-t-elle réagi quand elle s'est aperçue de notre absence ? Est-ce qu'elle nous en veut, d'être partis sans rien dire ? Est-ce qu'elle se nourrit suffisamment ? Est-ce qu'elle continue malgré tout à peindre, à courir, à sortir ? A-t-elle de nouveaux projets en tête ? Sais-tu si elle a rencontré quelqu'un ? Déimos la laisse-t-il en paix ? Dort-elle correctement ? Sait-elle que nous pensons à elle chaque jour ?... Et s'il y a des points auxquels je n'ai pas pen… qu'y a-t-il ?"

Hermès regarda Dionysos avec un mélange d'inquiétude et de curiosité : le dieu du vin venait de l'interrompre en levant la main et l'observait avec des yeux ronds.

"Premièrement, déclara-t-il finalement, après quelques secondes de silence. Je pense que tes poumons avaient besoin d'une pause. Encore un peu plus, et ils explosaient ; respirer est fondamental, Hermès. Deuxièmement, tu m'as perdu dès la troisième question. Alors pose-les une par une, s'il te plaît ; mon cerveau de mortel n'apprécie guère qu'on le bouscule."

"Oh."

Hermès afficha une moue légèrement honteuse pendant quelques instants.

"Pardonne-moi, souffla-t-il, c'est que…"

Dionysos balaya l'air de sa main, interrompant encore une fois le messager, un léger sourire aux lèvres.

"J'ai cinq garçons que j'aime de tout mon être, Hermès. Je comprends totalement, tu sais ?"

Un court silence s'installa, durant lequel les deux dieux échangèrent sourires et regards à la fois tristes et complices ; tous deux se retrouvaient exilés loin de leurs enfants et - pour Dionysos -, loin de sa moitié. Et tous deux en expérimentaient le cruel manque et la tristesse quotidienne. Hermès admirait même Dionysos sur ce point ; son frère semblait faire preuve d'une résilience sans nom, et pourtant, il était condamné par leur père à ne plus voir enfants et femme pour les cinq cents ans à venir…

"Si tu crois qu'Ariane et moi n'avons pas mis au point un stratagème pour garder contact, tu es bien moins futé que ce que je pensais."

Le ton amusé de Dionysos sortit Hermès de ses pensées et le dieu se sentit rougir. Mais curieux, également. Cependant, son interlocuteur ne lui laissa guère le temps de poser les questions qui, désormais, lui brûlaient les lèvres :

"Je te sens curieux mais ce sera une conversation d'un autre jour. Ce qui nous préoccupe, pour le moment, c'est ta fille. Et je dois dire que la réponse à ta première question n'est guère réjouissante, Hermès : que ferais-tu, toi, quel serait ton état d'esprit, si tu te rendais compte que deux des êtres qui t'étaient le plus cher, si Apollon et Hélia, disparaissaient du jour au lendemain, sans prévenir ?"

"Je paniquerais. Je les chercherais partout, j'inspecterais chaque lieu où ils ont leurs habitudes, à la recherche du moindre indice. Je serai désespéré et immensément inquiet."

Hermès avait prononcé ces mots comme s'il voyait l'hypothèse se dérouler devant ses yeux: gorge serrée, cœur qui s'emballait. De toutes les peurs qui l'habitaient, la disparition d'Apollon et d'Hélia était sans nul doute celle qui le terrifiait plus que toute autre.

"C'est exactement ce que Hélia a fait, acquiesça doucement Dionysos, comme s'il avait peur de blesser davantage son frère en énonçant cette vérité - et nul doute que cela était le cas. Ton bureau, l'atelier d'Apollon, vos appartements respectifs, vos lieux de détente favoris… la pauvre petite a tout mis s'en dessus dessous, à la recherche de la moindre piste. C'est finalement notre belle-mère qui lui a apporté un premier élément de réponse."

"Héra ?"

Surpris, Hermès avait haussé un sourcil et prononcé le nom de la déesse avant même de s'en rendre compte ; un comportement qui n'était guère des plus prudents : si Dionysos avait préféré le terme "belle-mère", c'était parce que la probabilité que Zeus les ait placés sous constante écoute et surveillance n'était pas négligeable. Les noms des divinité renfermaient du pouvoir et il n'était pas conseillé de les utiliser lorsque l'on souhaitait que notre conversation reste privée ; Hermès en était conscient. Mais la surprise avait pris le dessus : Héra. Ce n'était pas forcément la personne sur laquelle le messager aurait parié.

"Mais c'était celle qui avait le moins à perdre, souffla Dionysos, rebondissant sur les pensées de son frère, l'air soudainement terriblement embarrassé. Dès votre départ pour Phoenix, Père nous a convoqués, Poséidon, Ariane, Artémis, Hestia et moi. Il nous a forcé la main ; il a sorti tout un tas de conséquences terribles si nous ne jurions pas sur le Styx de garder le silence sur les raisons de votre disparition et sur votre localisation. Ses arguments étaient si bien trouvés que je me demande si ce n'est pas Athéna elle-même qui les lui a fournis. En tout cas, il a su trouver les leviers sur lesquels appuyer. Artémis n'a même pas tenté de faire un caprice."

Une colère sourde teintait les paroles du dieu du vin et Hermès ne put s'empêcher de ressentir une émotion similaire ; Zeus était d'une cruauté sans nom, et le simple fait qu'il ait pensé à convoqué Hestia et Ariane, deux personnes au coeur d'or qui ne lui avaient jamais cherché le moindre pou et restaient en retrait de la vie olympienne, témoignait de sa perversité. Le messager aurait bien des choses à dire à son père à son retour sur l'Olympe, en août prochain.

"Mais Héra…, continuait Dionysos, l'air soudain plus enthousiaste et amusé. Notre belle-mère apprécie beaucoup mettre des bâtons dans les roues de son cher mari. Je le sais, tu le sais. Tout l'Olympe le sait. L'un de ses objectifs de vie est d'embêter le plus possible notre père, de le rendre complètement barge. Alors, tu penses, si elle pouvait contrarier le roi des cieux tout en rendant service à Hélia, qu'elle apprécie beaucoup sans pour autant l'avouer publiquement…"

Hermès eut un fin sourire ; il était vrai que, de tous les olympiens, Héra avait été de ceux qui avaient accueilli l'arrivée de sa fille avec le moins de rancœur et de dégoût. Elle n'avait pas fait preuve d'une joie immense mais était restée dans la neutralité là où d'autres avaient qualifié Hélia d'erreur et d'autres termes dont le messager préférait ne pas se souvenir.

Héra se montrait froide envers ses beaux-fils et belles-filles par principe. Beaucoup la trouvaient davantage antipathique que Zeus. Le messager savait pertinemment que cela était affreusement faux.

Même si Héra était bien trop fière pour l'avouer un jour en public.

"Et comment ma fille a-t-elle pris la nouvelle ? Sait-elle que nous sommes ici, à Phoenix ?"

Un mélange d'espoir et de peur s'agitait dans l'estomac du messager : une part de lui souhaitait qu'Hélia sache où Apollon et lui se trouvent, juste pour, peut-être, croiser son regard bleu de loin et lui transmettre télépathiquement tout l'amour qu'il ressentait pour elle. Mais d'un autre côté… le messager n'osait pas imaginer les risques que sa fille serait prête à prendre pour les serrer dans ses bras, que Zeus le veuille ou non. Et le père qu'il était, refusait qu'elle se mette ainsi en danger. Zeus ne serait que trop heureux de l'envoyer rejoindre Chronos dans les profondeurs du Tartare.

A son grand soulagement, Dionysos secoua la tête en signe de négation.

"Héra ne le lui a guère dit. Elle n'a fait qu'expliquer la raison de votre absence."

Dionysos laissa planer un court silence, comme s'il tentait de trouver les mots adéquats.

"... Quant à comment Hélia a pris la nouvelle…, se lança-t-il finalement, quoique hésitant. Je pense que cela ne t'étonnera guère si je te réponds que son côté Apollon est quelque peu ressorti à l'annonce. Rien de grave, ajouta-t-il rapidement en voyant l'expression inquiète d'Hermès. Poséidon et moi y avons veillé. Mais je crains que votre exil d'un an ne fait que nourrir l'immense rancune qu'elle ressent envers notre père. Ce n'est pas encore la goutte de trop, fort heureusement, mais si le maître des cieux continue d'emprunter cette pente plus que glissante…"

"Tu crois… tu crois qu'il y a… un risque ?"

Un risque. Hermès n'osait pas aller plus loin, n'osait guère élaborer davantage, tant l'hypothèse l'inquiétait et l'angoissait. Hélia n'était pas le portrait craché d'Apollon en matière de caractère, loin de là, mais le messager l'avait assez observée pour se rendre compte que, lorsqu'on s'en prenait aux êtres qu'elle aimait, la jeune déesse était parfois capable de se montrer tout aussi impulsif et irrité que le musicien. Pas aussi violente, mais impulsive. Et c'était ce dernier point qui effrayait le messager : si Zeus s'en rendait compte, nul doute qu'il en userait à souhait.

"Je ne pense pas. Pas en votre présence, et pas tant que Artémis, Hestia et Ariane seront dans les parages. Hélia est bien protégée, Hermès ne t'en fais pas. Beaucoup de personnes veillent sur elle, qu'elle en ait conscience ou non. C'est la raison pour laquelle Apollon et toi avez eu le droit à tant de photographies de la part de belle-maman."

Si le terme "belle-maman" - un terme qu'Héra avait en horreur et que Dionysos usait habituellement rien que embêter cette dernière lors des repas de famille -, arracha un sourire franc à Hermès et fit taire ses inquiétudes quant à l'éventuelle impulsivité de sa fille, les propos de Dionysos envers les photographies attisèrent sa curiosité :

"Quand tu dis… Est-ce que je dois comprendre que vous organisiez des tours de garde ?"

Le simple fait d'imaginer Poséidon et Dionysos, voire même Héra elle-même, passer leur journée ou soirée à quelques mètres seulement d'Hélia, juste pour s'assurer qu'elle se porte bien et qu'aucun dieu ni monstre ne profitait de l'absence de ses pères pour lui nuire, que des divinités bousculaient leur routine - parfois bien établie depuis des siècles -, pour veiller sur sa fille, suffisait à réchauffer le coeur d'Hermès ; profondément ému et reconnaissant, les yeux étrangement brillants, le dieu crut que son enveloppe mortelle allait tout simplement imploser lorsque Dionysos confirma les faits par un petit mouvement de tête.

"Je suis même à peu près certain que ces tours de garde continuent même en mon absence, sourit le dieu du vin. Poséidon, Ariane, Hestia, Artémis… parfois Déméter, qui, pour la citer, connaît tout à fait l'horrible sentiment qui vous ronge lorsque vous venez à être séparé de votre enfant. Notre père croit avoir les pleins pouvoirs, mais la majorité des membres du Conseil ne l'écoutent ni ne lui obéissent plus depuis longtemps. Et Hélia occupe une place bien plus importante dans leur cœur que tu ne sembles le penser, Hermès; pitié, aie davantage foi en ton entourage."

Dionysos avait prononcé cette dernière phrase d'un ton bien plus amusé que vexé, mais cela n'empêcha pas les joues du messager de rosirent légèrement.

"C'est que…, bafouilla-t-il en se frottant nerveusement la nuque, le regard fixé sur ses baskets. Sa naissance a causé tellement de grabuge et de disputes, et j'ai tellement pris l'habitude de vouloir la protéger moi-même, pour ne pas avoir de mauvaises surprises…"

"Ah, être parent et aimer ses enfants. Un challenge parfois bien compliqué pour nos pauvres cœurs. Peut-être que c'est pour cela que notre père et notre grand-père n'ont pas adhéré à l'idée. Cela engendrait beaucoup trop d'insomnies et de remise en question."

"Tu crois que cela me soulagerait réellement, d'avaler Hélia ?"

Dionysos haussa les épaules, sourire aux lèvres.

"Papa poule que tu es, je pense que cela te briserait davantage le cœur qu'autre chose. Remarque, j'ai beau en être un moi aussi, il y a des fois où je goberais bien un de mes garçons pour avoir la paix."

"Thoas ?"

Pour seule réponse, Dionysos esquissa une grimace. Hermès éclata de rire ; des cinq fils de Dionysos, Thoas était celui qui inquiétait le plus le dieu du vin par son comportement : toujours là où il ne devait pas et s'attirant ennui sur ennui comme s'il se promenait constamment avec un aimant dans la poche. Hyperactif au possible, il était loin d'être aussi calme et posé que son frère aîné, Oenopion.

"Il y avait une chose que je souhaitais également te montrer."

Se disant, Dionysos sortit une minuscule tablette de marbre de la poche arrière de son pantalon et la tendit à Hermès. Le messager connaissait ce genre d'objet, pour en avoir quelques dizaines disséminées de part et d'autre de son appartement : pas plus grand que sa main, la tablette permettait à ceux et celles qui le souhaitaient d'y ancrer un souvenir de son choix, qui, par la suite, se répétait à loisir sur le marbre. Une invention de Mnémosyne que Hermès affectionnait particulièrement depuis la naissance d'Hélia. Parce qu'à l'inverse des photos, ces souvenirs-là bougeaient, s'animaient, tels de petits téléfilms.

Le dieu ne comptait plus le nombre de tablettes qui illustraient le parcours d'Hélia. Premiers pas, premiers mots, première dent perdue, première chasse aux œufs… Tout autant de souvenirs animés qui le faisait fondre. Et celui que Dionysos avait emprisonné dans la tablette qu'il tenait, resterait sans nul doute un des plus émouvants, un de ceux que le messager chérirait le plus ; et qui lui amenait désormais les larmes aux yeux.

Hélia était devant un petit autel improvisé. Quatre bougies y étaient allumées et, au milieu, une photographie - la jeune déesse entourée d'Apollon et d'Hermès -, trônait. La jeune femme avait adopté une position de pière, mains jointes près du coeur, tête légèrement baissée et yeux clos, et ses lèvres prononçaient des mots que la tablette ne permettait pas de percevoir. Mais nul doute que ces derniers auraient ému Hermès au possible, comme la scène le faisait présentement.

"C'est un de ses rituels quotidiens, qui semble l'apaiser., souffla Dionysos d'une voix douce alors que les larmes commençaient à couler le long des joues d'Hermès. Elle s'y consacre avant de partir pour l'université - elle a repris des études de kinésithérapie - et chaque soir, lorsqu'elle rentre. Poséidon et Artémis m'ont aussi indiqué qu'elle le faisait parfois certaines nuits, lorsqu'elle n'arrivait pas à trouver le sommeil. Les insomnies arrivent parfois, reprit-il alors qu'Hermès lui jetait un regard inquiet. Mais elle les combat avec l'aide de cet autel et de la peinture. Elle vous peint très régulièrement, Apollon et toi. Je pense que ça l'aide énormément à surmonter votre absence. Sommeil mis à part, nous n'avons repéré aucun signal de réelle détresse dans son comportement. Ou dans ses pensées, même si on ne s'aventure dans ces dernières que très rarement. Je te l'ai dit, ta fille est forte, Hermès."

Mon petit renard…

Tout le vocabulaire du messager lui semblait soudainement insuffisant pour exprimer l'immense gratitude qu'il ressentait envers Dionysos. Ni même pour décrire le manque qu'il ressentait en ce moment-même; l'immense envie de prendre sa fille dans ses bras, de la serrer dans ses bras, de respirer son odeur, de l'entendre rire… Hélia lui manquait atrocement et il semblait à Hermès que tout son corps, son être, en souffrait.

Il ne pardonnerait jamais à Zeus tel acte de cruauté. Jamais.

Il ne pardonnerait jamais à son père d'avoir autant fait souffrir sa famille.

Comme si son cœur cherchait à s'accrocher à une bouée de sauvetage, comme si la survie du messager dépendait soudainement de la petite tablette de marbre, ses doigts s'y accrochèrent fermement et Hermès se surprit à la tirer vers lui, vers sa poitrine. Devinant sa souffrance et la grande tristesse qui l'enveloppait, Dionysos le laissa faire en silence. Le dieu du vin attendit que les larmes d'Hermès se tarissent avant de passer une nouvelle fois son bras en travers des épaules de son frère et de l'amener doucement contre lui.

Les deux dieux restèrent un moment ainsi, dans une étreinte fraternelle et réconfortante, avant que le portable de Dionysos ne se mette à vibrer à plusieurs reprises.

Quatre messages de la part d'Apollon, envoyés à seulement quelques secondes d'intervalle :

Je ne sais pas s'il s'agit d'une hallucination due à ma commotion

Mais il y a un pégase, UN PEGASE, dans ma chambre

QU'EST-CE QUE JE SUIS CENSÉ FAIRE ? Il dit que tonton Po l'envoie

HELP

Hermès et Dionysos échangèrent un regard, partagés entre courir retrouver Apollon ou céder à l'un des plus grands fous rires de leur existence : la situation leur paraissait si comique après la discussion qu'ils avaient eu…

Ne bouge pas, on arrive. Il a un nom, ton pégase ?