C'est quand il rejetait son frère qu'il était le plus avec Shinobu, et qu'il écrivait au garçon avec qui il échangeait encore, en tout anonymat. Il leur faisait part, à tous deux mais surtout à Shinobu, de ses regrets, et de ses fautes que même Hinata lui pardonnait. Le plus souvent, après une dispute, Yuta prenait une montagne de nourriture avec lui et mangeait sur le balcon jusqu'à ce qu'il ne puisse plus rien avaler, puis il passait quelques heures dehors, avant de s'endormir sur le petit matelas qu'Hinata avait installé en dessous de la pergola à force de voir Yuta s'obstiner à passer la nuit dehors. Mais quand il faisait trop froid, il se réveillait tard le matin, de l'autre côté de la baie vitrée qui séparait la maison et le jardin. Il se retrouvait du côté où la cheminée réchauffait son corps et là où des crêpes se trouvaient, une dizaine empilés dans une assiette sur la grande table de la cuisine. A chaque fois, il y trouvait un petit post-it bleu, juste à côté des crêpes, un petit mot d'excuse, même si Hinata était rarement la cause de ces disputes. Toujours les mêmes querelles et toujours la même façon de tout réparer en surface, et tout laisser éclater quelques temps après. Les crêpes qu'Hinata préparait étaient toujours délicieuses : celles que Yuta préférait, c'était celles aux fruits de mer, qu'il aspergeait d'épices. Hinata, lui, optait pour celles au sucre ou au chocolat. Lorsque Yuta reprenait ses esprit, Hinata était toujours là, près de ce sentiment immonde de culpabilité qu'il ressentait dès qu'il croisait son regard, dès qu'il voyait le sourire sur ses lèvres et cette manière bien à lui de lui faire oublier ses erreurs l'espace d'un moment. Mais ce jour-là, il était déjà parti, alors il replongeait dans la honte, remplaçant peu à peu la colère et les larmes que leur conflits lui apportait. Ceux qui laissaient place à la force, malgré lui. C'était loin d'être la dernière fois, car à chaque fois il se promettait de ne jamais faire de mal à son frère, mais le geste était comme un réflexe en lui, un geste dont il avait été victime, mais qu'il avait aussi exécuté, maudit et utilisé encore contre quelqu'un qu'il aimait. Toute dispute finissait par des coups, par du sang sur le visage de son grand frère qui ne prenait jamais la peine de se défendre, il prenait chaque coup avec un 'merci', la haine du cadet ne cessait de créer cette atmosphère remplie de tension et de peur. Peur de lui-même, peur d'être abandonné, même lorsqu'il ne méritait que ça. Le silence était source de peur. Lui aussi amenait ces sentiments qui ne sortaient pas, qui comblait les cœurs d'effroi et de chagrin.
Parfois, Yuta espérait voir les rôles s'inverser : se rassurer qu'il n'était pas le monstre qu'il voyait dans le bout de verre qu'il tenait, bout d'un verre qu'il a fait tomber par terre après s'être bêtement cogné contre le plan de travail. Il souhaitait voir son reflet lui parler et lui dire les mots auxquels il voulait tant croire. Mais il le savait : si Hinata ne l'avait jamais frappé, si il ne l'avait grondé que si rarement, c'est que lui avait hérité de la gentillesse de sa mère. Yuta regardait encore son reflet, observant son visage pour la millième fois. Lui aussi ressemblait à sa mère, mais il tenait du caractère de son père, cet homme qu'il détestait. Quand il se demandait pourquoi Hinata voulait tant le revoir, la réponse était dans ses yeux. Si il aimait Yuta, celui qui le frappait de temps à autre, celui qui lui criait au visage, celui qui courait, celui qui s'enfuyait dès qu'il ne voulait pas s'excuser, ne pas voir les larmes et les sanglots de son frère bien-aimé, alors il aimerait aussi le père qui était de même nature. Cette pensée donnait la nausée à Yuta, qui ne voulait pas s'avouer qu'il était réellement le "méchant" d'entre eux.
Quand il avait fini les crêpes, rendues fades quand ses larmes rencontrèrent les aliments qui cognaient lentement contre ses dents, il songea à en cuisiner en retour, pour qu'Hinata aussi puisse aussi en avoir. Il se rappelait les fois où il les avait fait cuire bien trop longtemps, où son frère se forçait à les gouter, ses yeux criant à l'aide lorsqu'il réalisait le goût presque inexistant de la crêpe, qu'il avait dû bourrer de sucre pour en arriver au bout. De temps en temps, Yuta essayait d'en refaire, utilisant Shinobu en tant que "gouteur professionnel", qui, en retour lui offrit le titre d'"ennemi de la gastronomie et de l'estomac d'un apprenti ninja". Ils avaient bien ri ce jour-là, même si le lendemain, les intestins furieux de Shinobu firent remarquer à Yuta que sa cuisine était loin d'être comestible… Bien qu'il soit heureux de ne pas avoir laissé une chance à sa cuisine, car il n'a jamais gouté ses propres plats. Après tout, il avait un frère ET un ami pour ça. Shinobu venait de plus en plus souvent, principalement appelé par Hinata pour venir l'apaiser lorsqu'il faisait encore une crise, quand il s'enfermait dehors et refusait de rentrer. Avant lui, Yuta restait seul à fixer le ciel, et, quand il ne s'endormait pas au son des animaux nocturnes, il rentrait discrètement pour squatter le petit canapé le temps de quelques heures. Mais depuis que Shinobu était rentré dans sa vie, il cédait à ses demandes et allait s'excuser auprès d'Hinata lorsque la tension redescendait. Ils se serraient dans les bras pour la première fois depuis longtemps et pleuraient encore un peu, mais avec moins de colère et plus de soulagement qu'aucun n'ait commis l'irréparable sur un coup de tête désespéré. C'est quand ils se serraient dans les bras que la Terre se retournait dans le bon sens, que la vie reprenait son cours, que tout allait presque mieux. Et c'était bien assez pour tous deux.
