Les semaines passaient et même sans le dire, Yuta avait déjà l'air d'avoir compris à qui il écrivait. A force de croiser Shinobu, ils étaient devenus amis, et ils passaient du temps un peu partout. Yuta emmenait Shinobu à chaque coin de la ville. Le samedi après-midi, ils restaient dehors, et quand Yuta était de bonne humeur, il lui apprenait à faire des roues et des poiriers. En retour, Shinobu lui apprenait des techniques de ninja, que Yuta pouvait à peine retenir, mais quand il y arrivait, Shinobu était aux anges. Parfois, Shinobu invitait Yuta chez lui, où ses parents l'avaient reconnu facilement, et dès qu'il mangeait là-bas, il se sentait comme avec les parents qu'il aurait tant voulu avoir : une mère en vie, riant de tout, avec son mari qui semblait l'aimer aujourd'hui tout autant que vingt ans en arrière. Sa famille n'avait rien à voir avec celle de Shinobu, mais il n'était même pas jaloux, il avait l'air heureux que le ninja s'entende bien avec son père, et que leur lien soit aussi solide que de la pierre. Yuta se rappelait du père de Shinobu, qui riait en disant que son fils ne parlait que de lui, et il était content ce jour-là, car il se sentait aimé - un sentiment qu'il avait toujours l'impression de manquer.
Ce samedi matin, Shinobu restait au lycée pour les portes ouvertes, sûrement en train de présenter son propre club ou alors de faire visiter le lycée aux potentiels nouveaux élèves, mais un samedi matin, d'après Yuta, était mieux passé à flâner dans les rues de la ville, en passant rapidement devant celles dans lesquelles il vivait il y a quelques années. Les rues étaient soit complètement délaissées, soit elles étaient si belles - on ne se douterait pas que les sans-abris y étaient chassés dès que la ville avait besoin de faire "bonne impression". Yuta détestait entendre ça, et à fois il se rappelait sa vie dans les quartiers où la vie n'était même pas garantie. Quand il voyait un homme, une femme, un enfant assis à terre, il se sentait comme prit au dépourvu par le destin, comme si quelqu'un tout en haut se moquait de lui. Lorsqu'il croisait le regard de ces gens, il ne savait jamais si il fallait leur sourire, s'assoir avec eux ou leur donner tout l'argent qu'il avait dans sa poche. Mais le plus souvent, il venait ici avec Hinata, alors c'est lui qui décidait. C'est lui qui donnait un billet à ces pauvres gens, rejetés de tous. Puis Hinata répétait à son frère qu'il faisait seulement ce qu'il aurait voulu qu'on lui donne quand il était le garçon assis, le garçon qui tentait de rapporter ne serait-ce qu'un melon à la maison. Longtemps il avait supplié leur père de revendre la maison et de vivre dans une plus petite, une qui ne les enfoncerait plus dans des dettes astronomiques, mais il refusait à chaque fois, et même Yuta avait volé deux trois objets appartenant à sa mère avant de s'installer à Starmony.
Une idole était toujours peaufinée, peu importe l'occasion. Que ce soit pour aller à une interview ou simplement sortir. Peu importe comment cette idole se sentait, les apparences étaient sans doute la seule chose qui les rendait populaire, ou du moins la raison première. Certaines idoles étaient si vénérées, elles n'avaient même pas à s'habiller si bien que ça : elles pouvaient sortir de leurs lits, en pyjama, sans maquillage, les cheveux en pagaille, et elles seront reconnues pour leur "humanité". Humanité si fausse, mais cette illusion, cette hypocrisie était à peine perçue par le publique.
Dès que Yuta y repensait, il riait, repensant à tous les efforts qu'une idole devait faire. Il n'y avait que les populaires qui pouvaient se permettre ce semblant de "normalité", d'"humanité", tandis que les moins connues n'avaient pas autant à parier. 2wink n'était pas très populaire comparé à d'autres groupes comme 'fine', 'Eden', ou 'Trickstar', mais ils s'en sortaient tout de même bien au sein de l'industrie. Yuta s'habillait souvent de manière banale, pourtant il passait une éternité à se coiffer et à se maquiller, certains disaient qu'il le faisait pour lui, mais, pour l'embêter, Hinata disait qu'il essayait d'impressionner Shinobu - et ce n'était pas toujours incorrect. En passant devant la poste, Yuta décida de racheter des timbres - maintenant qu'il envoyait des lettres un peu partout -, et, il alla ensuite dans un café pour rédiger les réponses à tout ce qu'on lui avait envoyé. C'est en écrivant qu'il se rendait compte d'une douceur inconnue en lui, un petit bout de gentillesse dans la profonde colère qui résidait en lui chaque jour depuis des années. Même s'il s'était encore disputé avec son frère, même si ils se fuyaient encore, sa fureur à son égard se dissipait doucement pour laisser place à l'amour fraternel, comme le soleil remplaçait le tonnerre après une nuit agitée. Le temps était cruel, il emportait les gens avec lui, mais il était aussi promesse d'un jour nouveau, d'un monde meilleur dans lequel rien ne détruirait leur complicité presque oubliée, cachée dans le passé, dans les nuages lorsque le ciel grondait et que la pluie tambourinait sur les toits.
Confondu encore une fois avec son jumeau, il se faisait souvent aborder, même avec ses cheveux plus longs, même avec l'écart massif de leurs personnalités, écart qu'ils avaient creusé sur des milliers de mètres pour être sûrs de ne plus jamais se faire traiter de copie, de monstre. Pourtant, beaucoup de gens avaient encore un peu de mal à les différencier, à la déception de Yuta qui ne voulait plus en entendre parler. Pour ne pas créer de malentendus, Yuta essaya de les corriger, mais le temps de prononcer son propre prénom, tout le monde était déjà parti, et son cœur déjà rempli encore une fois de colère. Alors, au lieu de rentrer chez lui, il passa au petit supermarché du coin et acheta une, puis deux tablettes de chocolat pour rendre visite à celui qui l'appelait toujours par son prénom, qu'il prononçait souvent hâtivement, mais qui sonnait si bien sur ses lèvres.
