Longtemps avant qu'elle n'épouse Jon Arryn, fraîchement reconnu comme Lord suzerain et défenseur du Val, Sire des Eyrié et gouverneur de l'Est, Jeyne est une Royce de Roches-aux-runes. Et quand bien même vous avez été élevée dans la lumière des Sept depuis que vous avez été expulsée du ventre de votre mère, le sang des Premiers Hommes ne se laisse pas étouffer comme cela.
Depuis toute petite, Jeyne est fascinée par la magie, qu'il s'agisse des runes présentes un peu partout dans le château ancestral de sa famille, des contes où interviennent les Enfants de la Forêt, des archives historiques détaillant les dragons des Targaryen, même les innombrables légendes de Garth Cheveux-verts. C'est une passion qui endure, et ce malgré la désapprobation de ses parents et du mestre – pourquoi une lady s'intéresserait-elle à ce genre de peccadilles, après tout, la magie est morte et enterrée pour ne plus revenir, ou en tout cas pas avant très, très longtemps.
Sauf qu'en fait, non, ça va revenir, et dans pas si longtemps que ça, relativement parlant. Jeyne le sait. Jeyne l'a appris.
C'est tout à fait par hasard qu'elle a trouvé ce vieux livre dans la bibliothèque de sa famille, les pages si friables et jaunies entre ses mains qu'elle a cru que celles-ci se désagrégeraient au contact de ses doigts. C'est par elle-même qu'elle a gravé les symboles sur des jetons en os, s'entaillant douloureusement les doigts maintes et maintes fois au passage – mais tel est le prix que réclame la magie, le sang et la souffrance, toute petite que fusse l'offrande.
Et toujours quand elle les lance, les jetons retombent en une pluie de malheur et de mort et de catastrophe. Superstition, proclamerait le mestre. Sottises, déclareraient ses parents.
Mais s'il ne s'agit pas de superstition ? S'il ne s'agit pas de sottises ?
Jeyne elle-même ne peut pas agir. Elle n'est qu'une faible femme, même pas du type robuste, et la date du désastre persiste à demeurer floue, mais en tout cas ça va se produire dans un futur lointain, rapproché mais trop distant pour qu'elle soit plus qu'une vieille pomme flétrie, peut-être même sénile vu ce qui est arrivée à sa grand-mère maternelle qui ne se rappelle même plus avoir eu des enfants et tombe des nues chaque fois que ceux-ci viennent la visiter.
Un fils, alors. Il faut qu'elle porte un fils. C'était attendu d'elle, de toute façon – puisqu'elle est promise à Jon Arryn, qui nécessite un successeur pour le Val et les Eyrié, un successeur qui disposera d'un septième du royaume de Westeros afin de se préparer à la menace imminente. Et… personnellement aussi, elle veut ça. Un enfant, à embrasser le soir, duquel essuyer les larmes.
C'est toujours plus facile quand le devoir à accomplir correspond si parfaitement au désir de votre cœur, et lorsque Jon lui recouvre les épaules de la cape bleue ornée du faucon et de la lune, elle l'accepte gracieusement avec un sourire radieux.
Elle subit deux fausses couches coup sur coup.
Jon s'avère une perle à chaque fois que son ventre la trahit dans la douleur et le sang, endurant ses larmes et sa rage impuissante sans rien d'autre que compassion, même s'il ne comprend pas pourquoi il est si crucial qu'elle engendre. De son point de vue, elle doit seulement lui donner un héritier, et elle n'est pas fichue de faire ça, et pourtant… pourtant, il ne la blâme jamais. Il pourrait – il serait tout à fait en droit de le faire – et jamais il ne lui reproche la faiblesse de sa matrice.
Jeyne est parvenue à nouer une amitié hésitante avec son futur mari avant leurs épousailles, mais pour cela, elle pense qu'elle tombe un peu amoureuse de lui.
Mais ce n'est pas la compassion et la compréhension qui va résoudre son infertilité. Alors, puisque c'est par la magie qu'elle a eu vent de la menace, c'est par la magie qu'elle va produire une solution.
Mais par quel moyen ? Les enfants de la forêt sont partis de ce monde, les ensorceleurs d'ombre ne créent que des abominations meurtrières, les conjurateurs ne sont bons qu'à se soûler de leur étrange vin qui vous bleuit les dents et les lèvres.
C'est de Port-Lannis que vient enfin la personne qu'elle cherche. La femme répond au nom Maggy, bien qu'il ne s'agisse apparemment que d'une mutilation de son vrai nom, et s'est installé dans l'Ouest suite à son mariage avec un vendeur d'épices. C'est d'ailleurs par ce biais que les deux femmes se rencontrent, Jon s'étant brièvement fâché avec ses cousins de Goéville qui ont riposté en refusant de lui vendre leurs marchandises de table et il a bien fallu se débrouiller avec un autre fournisseur dans l'intervalle, mais ce sont davantage les dons pour la sang-magie de Maggie que tout le safran et le poivre offerts par le mari de celle-ci qui tentent Jeyne.
« Seule la mort peut acheter la vie, belle dame » proclame la sorcière, qui ne manque pas de beauté mais dont l'âge commence à se faire brutalement sentir dans ses bourrelets, ses dents manquantes et ses seins pendouillant de manière dangereuse. « Et si vous forcez le destin pour avoir un fils, sachez que vous n'en aurez qu'un seul. »
« Un seul, c'est tout ce dont j'ai besoin » affirme Jeyne, le sang cognant dans ses tempes. « Dites-moi ce que je dois faire. »
Elle reçoit un philtre à faire boire à son mari, un philtre à boire elle-même régulièrement, et l'ordre de ne coucher avec Jon qu'une fois elle et la lune impure – autrement dit, quand elle saignera et que la lune sera noire.
Le philtre a un goût infâme, métallique, qui rappelle à Jeyne ce qu'a écrit Terrio Erastes dans sa chronique Un feu sur l'herbe, le rituel voulant qu'une femme dothraki dévore un cœur cru de cheval, et elle pense – si ça s'appelle sang-magie, ce doit être pour une raison, n'est-ce pas ?
Mais elle refuse de penser à cela, préférant se concentrer sur son fils à naître, pendant les interminables mois où elle attend la lune noire, quand elle rouvre enfin son lit à Jon pour qu'il la monte toute la nuit, et les deux venant après aussi.
Elle tombe enceinte. Cette fois, la grossesse tient, mais le mestre des Eyrié recommande ouvertement à Jon de la forcer à boire du thé de lune s'il ne veut pas perdre son épouse en plus de l'enfant, tant porter celui-ci affecte la santé de Jeyne.
Heureusement que Jon n'écoute pas, bien que sa femme vomisse tout ce qu'elle avale et perde ses cheveux par poignées, alors qu'elle ne peut plus se lever sans être prise de tremblements, mais elle n'en a pas moins gardé assez de force pour supplier de pouvoir finir l'épreuve, elle peut y parvenir, elle le veut, elle veut leur enfant plus que sa propre vie, et les Sept soient remerciés, Jon accède à sa demande même si elle peut lire la panique dans ses yeux.
Quand la naissance survient, on peut véritablement parler de délivrance. Jeyne pense mourir au moins deux fois, sauf que non, elle parvient à survivre malgré tout, et son enfant – son fils est vivant, il est là, dans ses bras, robuste et rougeaud et tout ce qu'elle espérait et ce pour quoi elle a prié.
Le gouverneur de l'Est a brillé par son absence lors de l'événement pour cause d'agitation parmi les clans des montagnes, et il ne revient qu'une quinzaine de jours plus tard, presque trois après son accouchement. Jeyne ne peut toujours pas se lever du lit, mais elle ne s'en prépare pas moins, et c'est parfumée et parée que la trouve Jon, adossée à des oreillers replets, enveloppée d'une robe de chambre en laine bleue et berçant fièrement leur progéniture contre son sein.
« J'aurais dû être là » proclame-t-il mélancoliquement après lui avoir baisé le front de soulagement et de gratitude, contemplant le poupon rose dans ses langes brodés de faucons en vol.
« Je vous pardonne pour cet écart » déclare pompeusement Jeyne, « à condition que vous ne voyiez pas d'inconvénient à ce que j'ai nommé notre fils en votre absence. »
Elle sait qu'il prévoyait d'accorder à son héritier le nom de son grand-père, le propre père de Jon, mais elle a choisi un nom pendant le calvaire de la grossesse, quelque chose pour ancrer encore davantage l'enfant dans la magie et les traditions Royce qui ont permis sa venue au monde. Elle s'en félicite : maintenant que le bambin est là, il n'a vraiment pas un visage à s'appeler Jasper.
« Si ce n'est que cela… Quel nom avez-vous choisi ? »
Jeyne ne connaît que quelques rudiments de la vieille langue, mais c'est suffisant pour ce qu'elle a en tête. Le nom que portera son fils signifie autant l'admiration et la révérence que la terreur, selon le contexte, et elle veut le voir inspirer cela à ses alliés et vassaux autant qu'à ses ennemis. N'est-ce pas le propre d'un héros comme les dépeignent les mythes ?
« Sebas. Sebas Arryn. »
