Habituellement, Rihan n'aime guère gaspiller sa monnaie durement gagnée pour du vin qui ne dure que le temps de quelques gorgées et le laisse avec un sacré vertige et le désir de ramper au fond d'un trou noir et froid pour combattre le mal de tête qui menace de lui fracasser la boîte crânienne.
Cependant, les circonstances actuelles sont extraordinaires, alors il persuade un marmiton plus cupide que consciencieux de se séparer d'une bouteille d'or de la Treille au lieu de la garder en réserve pour les banquets que donnera son maître à l'avenir, court se réfugier dans le petit réduit lui servant de chambre et ingurgite la moitié de son butin d'un seul coup, pratiquement sans respirer.
Il pense mieux aimer le vin jaune que la bière ou le vin rouge, alors qu'un goût de fruits et de miel lui inonde la bouche et manque de couler dans ses poumons, ne prenant le chemin de son estomac que grâce à un haut-le-cœur ou peut-être un hoquet, difficile à dire. Et puis difficile de s'en soucier, une bêtise comme la différence entre la nausée et le hoquet, quand on a les yeux qui tournent tout seuls dans leurs orbites, alors le rejeton Bolton s'allonge sur son lit, se tortillant un peu pour rabattre le drap sur son torse au lieu de le faire tomber par terre, et s'endort à la manière d'une brute.
Il se réveille en pleine nuit et dégringole pratiquement de sa couche dans sa réalisation paniquée qu'il est sur le point de se pisser dessus, rampant de justesse au pot de chambre avant de se réfugier de nouveau sous les draps. Lorsqu'il émerge de l'inconscience pour la seconde fois, il a les idées plus claires, une haleine ignoble qui rappelle davantage le vomi que les fruits ou le miel, et le corps parcouru de démangeaisons pour s'être endormi dans des habits imbibés de sueur par les évènements de la veille.
Vu que la Garde Royale n'a pas fait irruption dans son modeste réduit afin de le traîner devant sa Grâce pour le dénoncer comme complice dans le spectacle de la joute, lady Lyanna a probablement joué son rôle d'appât à la perfection, attirant les regards et les reproches sur elle tandis que ses assistants demeuraient dans la sécurité de l'ombre. Absurdement chevaleresque de sa part, mais Rihan ne s'en plaindra pas puisqu'il en profite. Manifester de l'ingratitude dans ce cas précis, ce serait pure sottise, et les sots ne vivent jamais longuement.
Et justement car il n'est point sot, le jouvenceau aux yeux pâles comme la Mort, n'importe quel natif du Nord sait que blanc est la couleur de la Mort justement car c'est la couleur du froid et de la neige, a la ferme intention de se tenir à l'écart de l'impétueuse louve maintenant qu'elle s'est fourrée dans le pétrin, un pétrin assez profond pour qu'elle n'en dépasse que des sourcils. Tant pis si elle essaie de faire appel au serment vassal de sa famille, ce n'est pas comme si Rihan est furieusement attaché à son père et son frère, en vérité il pense qu'il ne reviendra même pas pour les funérailles de son géniteur.
Ce à quoi il est attaché, en revanche, c'est la monture offerte par sa belle-sœur Ryswell – et dès qu'il se rappelle n'avoir pas eu le temps de reprendre le cheval, conséquence de sa fuite précipitée une fois lui et lady Lyanna surpris dans le bosquet, le puîné Bolton s'empresse de descendre aux écuries, dans le coin lui ayant été attribué par le hasard et le fait que personne d'autre n'en voulait. Heureusement pour lui, la bête est bien là, mâchonnant paisiblement son avoine et bronchant d'agacement lorsque son maître lui passe les bras autour du cou afin d'exprimer son intense soulagement.
Quelle existence simple que celle d'un cheval. Et potentiellement moins dangereuse que celle d'un homme, puisqu'un homme peut se faire massacrer pour raison politique, tandis qu'on tend à récupérer les chevaux en signe de prestige et de richesse. Fussiez-vous le nobliau le plus désargenté des Sept Couronnes, nanti d'une cabane en ruine pour fief et de poulets rachitiques en guise de sujets, nul ne vous contestera le titre tant que vous savez monter à cheval et pouvez entretenir votre destrier.
Ce cheval est probablement l'unique créature que Rihan peut aimer, suite à la mort de sa mère. Il espère que les Eyrié, bientôt sa nouvelle résidence si l'Héritier des lieux n'oublie point sa promesse et l'accepte dans son entourage, ont de bonnes écuries, les montagnes ne doivent pas être un terrain très agréable.
Mais en attendant de repartir vers une nouvelle destination, il faut encore assister à la fin du tournoi – qui ne saurait advenir trop vite, le jouvenceau brun ne demande qu'à fuir ces lieux sinistres à la réputation déjà morbide, à présent souillé par une expérience nettement plus personnelle que la vague menace de légendes remontant à plusieurs décennies dans le cas le plus récent.
Rihan se remet lentement de son choc en faisant la conversation aux palefreniers et femmes de chambres, en s'essayant à divers jeux d'adresse et en grignotant des concoctions plus originales que ce qu'il déguste usuellement, et bien sûr en allant s'esclaffer avec le reste du public chaque fois qu'un chevalier mord la poussière au cours de la mêlée ou de la joute.
C'est plus difficile de rire et d'applaudir quand le Prince dragon entre en lice, de le voir gracieusement renverser ses adversaires, parmi eux le légendaire ser Barristan, et de se demander si peut-être, s'il avait été dans une humeur un peu plus ennuyée à ce moment dans le bosquet, aurait-il permis à Rihan de s'enfuir ? La question hantera les pensées du rejeton Bolton dans les heures obscures où le sommeil se refuse à venir, il le sait.
Et puis le moment de couronner la Reine d'Amour et de Beauté arrive. Puisque le Prince dragon a émergé le vainqueur, il est naturel qu'il décerne à son épouse la couronne – des roses bleues, Rihan ne savait pas qu'on peut en trouver si loin au sud du Neck…
Sauf que le Prince Dragon ignore son épouse. Le Prince dragon choisit à la place de se diriger vers les sièges des Stark.
Plus personne n'ose bouger, plus personne n'ose parler quand la couronne de roses bleues est déposée sur les genoux de lady Lyanna.
La louve ne semble pas franchement ravie de se voir ainsi placée au centre de l'attention générale. Davantage horrifiée, et Rihan ne peut s'empêcher de songer qu'en dépit de ne pas avoir été démasquée en tant que chevalier d'aubier rieur, le titre que lui ont accordé les témoins de son culot, lady Lyanna n'en a pas moins subi une monumentale humiliation.
Vraiment, et ironiquement, la seule femme actuellement plus humiliée parmi les invitées de Harrenhal doit être Elia Martell, épouse de Rhaegar Targaryen et mère de sa progéniture. Voilà une conduite qui promet une vie maritale nettement joyeuse, car les hommes ont beau jouir de l'absolue latitude d'infliger à leurs épouses chaque vicissitude leur prenant l'impulsion du moment, les femmes sont loin d'être impuissantes et leur imagination est féconde dès qu'elles estiment la coupe trop pleine pour continuer à en supporter le fardeau.
Qui plus est, la Princesse consort est née à Dorne. Une contrée où règne un été perpétuellement brûlant ne vous fait aucun bien à la rationalité, au point que vous manigancez des plans assez fous pour massacrer des dragons.
Non, Rihan n'envie pas du tout le Prince dragon quand il lui faudra regagner le domicile conjugal.
