- Tu vas m'expliquer ce que c'est que ce putain de bordel, siffla Derek entre ses dents alors qu'un moment de blanc l'avait longuement figé.
Oui non parce que, en célibataire endurci, il ne pouvait décemment pas être marié, encore moins avoir un enfant. Et puis, avec Stiles, quoi. C'était un homme. L'enfantement était possible mais extrêmement risqué et rares étaient les partenaires enceints qui survivaient. Donner naissance en étant un mâle était une chose extrêmement peu aisée et il fallait un accompagnement en béton pour faire en sorte que le père et l'enfant survivent. Un éclair de colère passa dans les yeux ambrés de Stiles.
- J'arrive mon cœur, fit-il d'une voix forte.
Il baissa brusquement le volume.
- Ce bordel, c'est notre fils, lâcha-t-il de mauvaise grâce. Ne t'avise plus jamais de l'appeler de cette manière.
- Ah ouais, et tu veux que je l'appelle comment ? Railla Derek.
- Eli.
Stiles avait lâché ce prénom d'un bien étrange ton, comme s'il en voulait au loup de ne pas s'en souvenir, comme si ce nom était une insulte, ou bien la meilleure des choses, comme si ces trois lettres voulaient tout dire à elles toutes seules.
Eli.
Le cœur de Derek rata un battement. Pourquoi se sentait-il… Touché ? Pourquoi avait-il l'air d'accorder de l'importance à ces trois lettres ? En plus « Eli », c'était moche. Trop court. Insensé. Mais pourquoi avait-il l'impression que quelque chose lui échappait ?
Il fit un pas et la menace se peignit sur ses traits.
- Tu veux dire que non seulement toi et moi on serait mariés, mais qu'en plus on aurait un gosse et que je t'aurais laissé lui donner un nom à coucher dehors ?
La réaction de Stiles se fit attendre. En fait, il resta interdit une seconde, avant que quelque chose, une lueur fugace, passe dans son regard. Et Derek sentit dans son odeur une cassure. Oui, une cassure. Comment pourrait-il la sentir ? Aucune idée, mais c'était le cas.
- C'est toi qui l'as choisi. Tu… Tu as voulu rendre hommage à mon grand-père, Elias. C'est toi qui as choisi de l'appeler… Eli.
Sa voix était chevrotante, peu sûre d'elle, comme si Stiles avait perdu toute son assurance. Et c'était le cas. Il se tenait moins droit, accusait le coup, encaissait l'absence de gentillesse de Derek et sa… Sa quoi ? Sa perte de mémoire ? Même lui, en grand loup sûr de lui qu'il était, commençait sérieusement à douter. Que lui était-il arrivé, bon sang ? Et puis, rendre hommage au grand-père de Stiles ? Il ne le connaissait même pas ! Stiles mentait, il ne voyait pas d'autre explication. Et pourtant… Il disait la vérité. Son cœur n'avait manqué aucun battement, Derek ne percevait pas l'acidité de la culpabilité dans son odeur, ni le stress. Non, tout ce qu'il sentait, c'était une souffrance de plus en plus palpable mêlée à un chagrin immense. Stiles ne pouvait pas mentir, il ne pouvait pas non plus jouer la comédie : cela se ressentirait dans son odeur. Et elle était très forte, très parlante. Grâce à ses dons lupins, Derek lisait en Stiles comme dans un livre ouvert. Très franchement, il le regrettait parce que sa douleur ne le laissait pas totalement indifférent.
- Papou ! Appela encore une fois la petite voix enfantine.
Stiles sursauta légèrement. Les yeux dans le vague, il avait comme oublié qu'on l'avait réclamé, qu'il n'y avait pas que Derek et lui dans cet endroit.
- Tu permets ? Souffla-t-il sans même le regarder.
L'hyperactif passa une main rapide sur ses yeux, le temps d'y essuyer quelques larmes que Derek avait refusé de sentir. Sans attendre la réponse du loup, Stiles sortit de la pièce et referma la porte derrière lui sans un regard en arrière. Derek, complètement abasourdi par tout ce qu'il venait de se passer et qu'il peinait à assimiler, se laissa choir sur le lit, assis. L'air hagard, il laissa son regard vagabonder dans le vide pendant que son esprit essayait de démêler cette histoire, ce casse-tête innommable. Tout ça, c'était insensé. Lui ? Stiles ? Ensemble ? La bonne blague ! Un fils, Eli, dont il aurait choisi le nom en l'honneur du grand-père de Stiles ? La bonne blague... Lui et Stiles ? Mariés ? La… Bonne blague… Mais il n'eut pas le temps de s'appesantir : la porte s'ouvrit à la volée sur un petit bambin trop plein d'énergie, qui se jeta dans ses bras forts. Derek ne bougea pas et se maudit intérieurement pour ne pas avoir pris la peine d'écouter les bruits extérieurs de la pièce. Ainsi, il aurait pu prévoir et éviter que cette tornade ne s'engouffre dans son espace vital. Bordel, il n'aimait pas les contacts ! Il détestait les câlins ! Et cet avorton qui faisait les deux, qui se serrait contre lui, attendait probablement qu'il lui donne de l'amour en retour… Mais Derek ne ferait rien, non, rien du tout ! Ce morveux n'était pas son fils, tout simplement parce qu'il n'en avait pas.
Stiles arriva à son tour, l'air perdu, triste et désolé.
- Pardon, je… Il court vite, s'excusa-t-il en regardant Derek.
- Et ouais, je vais toujours vite. Tu vois que Dadou est pas malade ! S'exclama la petite tête.
L'hyperactif s'approcha d'un pas prudent.
- Il se remet doucement, il a besoin de repos, mon cœur.
Sa voix était plus sûre et pourtant, Derek voyait avec clarté toute la fébrilité qui se dégageait désormais de Stiles. Il se gifla intérieurement et se rabroua : il ne devait pas en faire cas. Ce n'était pas ses affaires. Et ce gosse n'était pas le sien. Puis, ce surnom ridicule… Dadou… Ecœurant. En fait, il devrait déjà l'avoir repoussé parce que, merde, il détestait les câlins. Ce n'était pas son truc. Ça lui faisait mal. Seule sa famille lui en faisait et il n'y avait qu'avec eux qu'il aimait ça. Mais sa famille était morte. Morte. Il n'en avait pas d'autre.
Et pourtant, il n'avait pas bougé. A aucun moment. Si ses bras n'entouraient pas vraiment le garçonnet, ils ne le repoussaient pas non plus. En fait, Derek était paralysé. Complètement dépassé par les évènements.
Plus loin, Stiles lâcha un soupir douloureux avant de se mentaliser et d'arborer un faux sourire détendu.
- Allez mon chat, on y va, tenta-t-il en le décrochant doucement de Derek.
Mais à la plus grande surprise de tous, l'enfant se dégagea assez vivement de la poigne de Stiles.
- Non ! J'suis pas ton chat ! J'suis un loup, j'aime pas les chats !
La voix d'Eli était véhémente, étonnamment… Tranchante. Comme si le surnom qu'avait employé Stiles était une insulte à ses yeux.
Stiles eut un mouvement de recul, blessé par les paroles en apparence anodine de son fils. Le sien. Pas le leur. Et Derek s'efforça de ne pas ressentir cette douleur qui le perforait de part en part. Cette douleur qu'il voyait au travers du regard de Stiles qui força un sourire.
- Pardon Eli, je suis désolé.
L'hyperactif maîtrisait sa voix comme il pouvait mais Derek n'était pas dupe : il savait reconnaître mieux que quiconque les signes de la comédie quand il les voyait. Il en vint presque à regretter de s'être montré aussi sec et froid avec lui. Presque. Non, parce que dans l'histoire, il était complètement lésé. On lui imposait une relation, un statut de mari et un gosse. Derek le repoussa légèrement et ses yeux se posèrent sur ce visage qu'il avait imaginer peu ou pas du ressemblant.
Il n'avait jamais eu aussi tort de sa vie.
Le gamin était un mélange parfait de Stiles et lui. Il avait les grains de beauté, la pâleur et l'air malicieux de Stiles. Puis, il avait ses yeux à lui, la forme de son visage et la couleur de cheveux. Un mix. Eli était réellement un mix de leurs deux visages. Le souffle coupé, Derek fixa le garçon, dont la nature lupine était également incontestable : un loup savait en reconnaître un autre. Si Derek se disait qu'il pouvait refiler la complètement responsabilité de cet enfant à Stiles, il se rendit soudainement compte que ce n'était pas vraiment possible. Ce morveux avait de nombreuses choses qu'il lui avait probablement données. Ces traits, cette nature de loup. Et puis, cette agressivité naturelle, propre aux Hale.
- Allez Eli, viens. Tu ne voulais pas voir Megan ?
La voix de Stiles trembla un peu, enfin. Et Derek se rappela soudain que l'hyperactif face à lui jouait la comédie depuis un moment, pour le gosse. Pour Eli. Parce qu'il était jeune, ne devait pas avoir plus de huit ans. Et que Stiles… Lui épargnait ce qu'il ressentait. Pour la première fois depuis son réveil, Derek eut une pensée positive à son égard : l'hyperactif était probablement un bon père. Pour autant, il n'aimait pas cette cassure qu'il sentait toujours dans son odeur, cette souffrance qu'il lisait dans ses yeux. Le loup faisait le dur, mais il n'aimait pas faire mal. Et faire souffrir le châtain n'était pas son but. Il fallait simplement qu'il comprenne qu'il n'était pas vraiment avec lui et que ce gosse… Etait juste à Stiles, pas à lui. Et pourtant… Bordel, il ne pouvait pas nier la ressemblance. Honnêtement, Derek avait peur. Peur de ce que ça pouvait vouloir dire. Il ne pouvait pas avoir oublié un tel pan de sa vie. Parce que s'il était avec Stiles, marié, et qu'il avait eu le temps d'avoir un enfant avec lui – trop improbable pour être vrai –, il avait dû se passer du temps, beaucoup de temps. Trop pour que cela soit anodin. Des années. Possiblement plus de dix ans.
Une autre réalité le frappa. Une réalité à laquelle il n'avait pas vraiment fait attention jusque-là.
Stiles n'était plus cet adolescent frêle, imberbe aux traits enfantins. C'était un jeune homme à la barbe fraîchement taillée, à la coupe un peu moins bordélique. Son visage était plus dur, ses traits plus marqués et fatigués. Était-ce un début de ride qu'il voyait là, au coin de ses yeux éteints ? Une chose était certaine, l'hyperactif avait changé. Non, il avait vieilli. Et il paraissait atrocement fatigué.
Le visage d'Eli s'illumina, mais il n'alla pas étreinte son père humain : il se détacha complètement de Derek et se mit à sautiller sur place.
- Ouiiiiiiii ! J'veux voir Megan ! Elle me manque tu sais, elle est trop belle !
Stiles hocha simplement la tête, en esquissant à nouveau ce faux sourire qui donnerait presque la nausée à Derek. Le loup ne perdait pas une miette de cette scène et plus il amassait les informations, moins il les comprenait. Il fut soudain ailleurs. A tel point qu'il réagit à peine lorsque le garçonnet se mit sur la pointe des pieds pour lui faire un gros bisou baveux sur la joue. Il entendit vaguement Stiles lui dire d'enfiler son manteau et quelques minutes plus tard, le silence envahit la maison. Mais l'odeur de souffrance ne quitta pas la chambre dans laquelle était resté le loup, incapable de faire quoi que ce soit d'autre. L'émotion y resta, comme si elle s'était ancrée dans les murs.
