CHAPITRE 7

Sirius avait décollé de Godric's Hollow depuis vingt minutes à peine qu'il se sentit piquer du nez. Il se posa en catastrophe au beau milieu d'un champ en jachère, ôta son casque, dans lequel il avait abondamment sué, et s'assoupit, la tête sur le guidon.

Lorsqu'il se réveilla, il faisait encore nuit. Ordinairement, il tenait bien l'alcool. Mais là, c'était autre chose. Il avait grand mal à déciller les yeux. Et ses membres gourds ne répondaient qu'imparfaitement à ses ordres – de toute façon, il osait à peine bouger de peur que sa nausée se concrétisât.

Dans l'état où il se trouvait, réalisa-t-il dans un élancement douloureux, il n'arriverait pas entier jusqu'au Centre de formation. Du reste, avait-il envie de réintégrer son logement étudiant, où il devrait affronter le regard de son camarade de chambrée, un orphelin aux dents de travers, qui, ce matin, l'avait vu partir tout pimpant ?

Il valait mieux qu'il finît sa nuit sur place. Cette moto n'était pas si inconfortable. Et puis il se sentait tellement faible. Il était sur le point de basculer dans un état de semi-conscience qu'il croyait être le sommeil lorsque le sifflement strident d'un train, au loin, le fit remonter à la surface. Il passa sa main sur son crâne endolori et se rendit compte, avec une sueur froide, que ses cheveux avaient gelé.

Après avoir uriné et régurgité un peu de bile – car, hormis du champagne, il n'avait rien avalé de la soirée – il interrogea à haute voix son navigateur magique. Terre-en-Lande, grésilla l'appareil après un temps de calcul, se trouvait à moins d'une demi-heure de vol. Sirius n'hésita pas. Certes, passer la nuit au cottage, dans un lit qui sentait le moisi, n'était pas une perspective réjouissante. Mais c'était toujours mieux que de crever d'hypothermie.

Il se remit en route. Comme son sens de l'orientation n'était plus très sûr, il avait allumé ses pleins phares et volait à basse altitude, en suivant paresseusement le tracé de la route qui sinuait sous ses pieds. À plusieurs reprises, il faillit s'encastrer dans un arbre. Si Maugrey l'avait surpris à s'exposer ainsi aux regards, il l'aurait agoni de reproches. Mais, se rassurait Sirius, il y avait peu de chance qu'un Moldu maraudât un soir de réveillon dans une contrée aussi sauvage et désolée que le Dartmoor.

Sirius s'attendait à trouver le quartier général désert. Cette nuit était la seule de l'année où la permanence de l'Ordre faisait relâche. Maugrey, qui d'habitude dormait là, était occupé à prêter main forte à ses collègues Aurors pour sécuriser les abords de la cathédrale de Canterbury, où des milliers de Moldus – dans l'ignorance du conflit qui déchirait le monde sorcier – s'étaient imprudemment rassemblés pour écouter la messe de Noël. Hagrid, lui, était retourné à Poudlard. Il n'aurait raté pour rien au monde le banquet présidé par Dumbledore.

Alors que Sirius essayait, en vain, de sortir son sac de voyage du coffre de sa moto – ou le contraire, il ne savait plus trop – il crut voir une lampe luire à l'intérieur du cottage. La lumière était trop vive pour que ce fût le reflet de la lune sur les vitres. Par réflexe, il dégaina sa baguette avant de se diriger vers l'entrée. Il dut s'y reprendre à trois fois pour que ses épaules passent la porte. Le seuil franchi, il heurta un mur, puis celui d'en face. Le corridor semblait s'être démesurément allongé. Ou bien c'était son champ de vision qui s'était raccourci. Il s'efforçait de marcher droit, mais ses pieds, hors de contrôle, chassaient tantôt à droite tantôt à gauche. Pas de doute : il tenait la cuite de sa vie.

Il se retrouva dans le séjour sans se souvenir d'y avoir pénétré. Un bon feu flambait dans la cheminée et, sur la table, traînaient les reliefs d'un repas solitaire : une assiette tachée de sauce, une croûte de fromage, quelques pelures d'orange.

Sirius trébucha encore sur quelques mètres en se tenant aux meubles. Ce fut alors qu'il le vit.

Couché en chien de fusil sur le canapé, l'homme lui tournait le dos. Sa tête reposait sur l'accoudoir, à côté d'un livre resté ouvert. Ses longs cheveux noirs s'étaient séparés à la base de son crâne, mettant au jour une nuque grêle comme celle d'un enfant. Et à l'autre extrémité, deux pieds nus, à la plante blafarde, dépassaient du plaid en tartan dans lequel il s'était emmitouflé.

Sans doute Rogue était-il profondément endormi car lorsque Sirius, sous l'effet de la surprise, lâcha son casque, qui rebondit sur le parquet dans un vacarme de tous les diables, il ne bougea pas une oreille.

En revanche, lorsque ce même Sirius, soufflant comme un taureau, vint donner un violent coup de pied dans le canapé – manière efficace, quoique cavalière, de signaler son arrivée – le Serpentard n'eut d'autre choix que de se réveiller en sursaut. Son livre, en équilibre sur l'accoudoir, tomba à la renverse. Quant au plaid, il glissa par terre, déshabillant une paire de jambes faméliques sur laquelle Rogue rabattit promptement sa chemise de nuit avant de basculer sur son séant. Il fusilla l'importun du regard, mais Sirius tira le premier :

« Qu'est-ce que tu fiches là, pourriture ? » graillonna le Gryffondor en guise de bonsoir.

Il était assez fier de sa saillie – hélas, à cause du pas de côté dont il l'accompagna et de son élocution empâtée, tout tomba à plat. Mais il y avait un avantage à être torché, se rasséréna-t-il : son niveau d'inhibition était proche du néant. Il aurait pu serrer la main de Rogue, s'il avait voulu. Ou lui éclater le tarin d'un coup de poing, au choix.

Peut-être même qu'en se forçant, il serait parvenu à soutenir une conversation avec lui. Lily avait dit qu'il fallait qu'ils se parlent. Que ce salopard savait des choses sur son frère. Mais par où commencer ? Elle en avait de bonnes, Evans ! De toute leur scolarité, pas une seule fois ils ne s'étaient parlé avec Rogue. Alpagués, invectivés, insultés, ça oui ! Mais parlé, d'égal à égal, au grand jamais ! Et maintenant, il faudrait que ça change ? Au prétexte de lui tirer les vers du nez ?

En attendant, il voyait Rogue se le pincer avec une moue écœurée. Sirius mit sa main devant sa bouche, pour évaluer le degré de fétidité de son haleine. Il trouva que Rogue exagérait : il sentait à peine l'alcool ! Oh, et puis ça lui allait bien, à l'autre, de jouer les délicats, avec ses cheveux gras. Et ses caleçons à la propreté douteuse – il y avait des témoins !

Sirius exécuta trois pas à reculons et se mit à tanguer comme si le plancher s'était transformé en un pont de bateau par gros temps.

« Et toi-même, que fais-tu là, sombre pochetron ? contre-attaqua Rogue d'une voix cinglante. Laisse-moi deviner : tes compagnons de soirée t'ont fichu dehors ?

– Oh, toi, le mange… le croquemort, je t'emmerde ! »

Bien envoyé ! exulta Sirius. Il venait de lui rabattre son caquet, à ce pouilleux ! D'un geste qu'il voulait hautain, il ôta son blouson et le jeta, en boule, sur le dossier du fauteuil à côté de lui. Las ! cette manœuvre suffit à lui faire perdre le peu de stabilité qui lui restait : il s'emmêla les jambes, partit de côté et se rattrapa à la cheminée, manquant de peu de mettre les pieds dans le feu.

Il appuya son front palpitant contre le marbre de la console, dont la fraîcheur le revigora. Mais il avait à nouveau envie de vomir. Peut-être devrait-il s'asseoir ? Il fit volte-face, avança un pied vers le fauteuil, vacilla et, d'un coup, s'écroula.

« T'es vraiment qu'un pauvre type, Black… »

Au prix d'un immense effort, Sirius parvint à ramper jusqu'au fauteuil, sans toutefois trouver la force d'y monter. Aussi s'assit-il par terre, les jambes écartées. Sa tête trop lourde ballait tantôt d'un côté tantôt de l'autre et il avait l'impression que les objets autour de lui se déplaçaient comme s'ils avaient des pattes.

Impuissant à réfréner les spasmes qui progressaient avec de puissants à-coups le long de son œsophage, il appuya son dos contre l'assise du fauteuil. Ses dents baignaient dans un liquide amer et acide. Avec ses pieds, il retira maladroitement ses bottes mouillées et essaya de les pousser vers l'âtre pour qu'elles séchassent. Sa vue se troubla. Il s'essuya le front avec sa manche. Le col de sa chemise était poisseux et il craignit d'avoir bavé.

Il se passa un temps indéfini. Rogue ne disait plus rien, déçu, sans doute, par le manque de combattivité de l'ennemi. Sirius l'entendait toussoter ou se racler la gorge par intermittences, comme s'il cherchait à lui rappeler son intolérable présence.

Mais lui, au fond, il s'en fichait, de Rogue. Parce qu'il avait mieux à faire : il observait le tapis sur lequel il était avachi avec l'ambition de comprendre la manière dont les motifs s'intriquaient entre eux. Sauf qu'en fait, c'était trop compliqué. Alors, finalement, Sirius se mit à compter les fleurs : 36, 38, 38, 25, 31… Avant de se rendre compte, dans une brève éclaircie, que lesdites fleurs étaient, en fait, des rubans entrelacés.

Mais pourquoi Rogue, auquel il devait offrir une bien piètre compagnie, n'avait-il pas déjà débarrassé le plancher ? se demanda soudain Sirius. Peut-être que la situation lui plaisait, en fait ? Que, depuis son canapé, il se délectait de sa déchéance ? Oh oui, ça aurait bien été son genre, à ce tordu ! À Poudlard, il fallait toujours qu'il se targuât de rester maître de soi en toutes circonstances ! Alors qu'en vrai, il pouvait piquer des crises d'hystérie pour des motifs totalement futiles. Du style décaleçonnade publique.

Sirius remonta ses yeux injectés de sang jusqu'à l'horloge, mais il n'était plus sûr de savoir lire. Deux heures ? Trois ? À quoi servait l'autre aiguille, déjà ? Les gens normaux n'étaient-ils pas censés être au lit à cette heure ?

Son regard bifurqua discrètement en direction de Rogue. Il n'en crut pas ses yeux : entortillé dans son plaid, l'autre pédant s'était remis à lire. Ses doigts effilés tournaient les pages avec application et son long visage avait pris cet air qui résumait son rapport au savoir : à la fois sérieux et exalté – quasi maniaque. Il se racontait à Poudlard que, certains soirs, Rogue se laissait enfermer dans la bibliothèque pour pouvoir lire impunément jusqu'à l'aube. D'aucuns soutenaient qu'il avait même réussi à forcer le sort qui protégeait les livres de la réserve interdite. Comme quoi, ce donneur de leçons savait s'accommoder des règles lorsque celles-ci ne l'arrangeaient pas !

Profitant de son angle de vue, à ras du sol, Sirius parvint à déchiffrer le titre du livre que le Serpentard tenait dans ses mains : L'Immortalité : mythes et réalité.

Le contenu devait en être particulièrement accrocheur, pensa Sirius avec dépit, car lui était devenu complètement transparent aux yeux de Rogue. On aurait dit que la Serpentine, dont la rumeur monotone s'était rapprochée – était-ce le silence qui donnait cette impression ? – était sortie de son lit pour venir couler entre eux. Et qu'ils appartenaient désormais à deux espaces-temps distincts.

Par un curieux paradoxe, pourtant, ce voisinage hostile était moins pénible à Sirius que la compagnie des gens qu'il avait laissés à Godric's Hollow. À leur mansuétude, il préférait l'indifférence de Rogue. Au moins, le Serpentard ne le fatiguait pas avec sa joie de vivre ; il réussissait même l'exploit de lui faire trouver, par comparaison, sa vie acceptable. Car existait-il au monde un sort moins enviable que celui de ce renégat ? Il était obligé de se terrer pour échapper à son ancien maître. Quoiqu'il en dît, il tenait encore à sa peau !

À contrejour de la lampe, son visage incliné était, en cet instant, empreint d'une telle concentration, d'une telle dignité que Sirius se sentit, vaguement, honteux de lui-même. Il se ressaisit dans la seconde : lui, il avait fait les bons choix. Même si c'était pour de mauvaises raisons. Pas comme Rogue. Ni comme…

Sirius secoua la tête en signe de dénégation. Ce n'était pas la même chose. Certes, son frère avait mal tourné. Mais, d'une certaine façon, c'était pour de bonnes raisons. Par loyauté à son milieu. Alors que Rogue n'était rien qu'un sang-mêlé. Son ralliement à Voldemort était incompréhensible. Inexcusable, même.

La tête de Sirius replongea vers l'avant. Et il se passa quelque chose comme une demi-heure. Davantage, peut-être. Le Gryffondor fut tiré de sa torpeur par une sorte de claquement sec. Il décolla péniblement son menton de sa poitrine. Rogue venait de refermer son livre. Par ce geste, il semblait vouloir sonner la fin du statut quo.

Sans que Sirius l'eût prémédité, leurs regards s'accrochèrent. Pendant un temps qui lui parut une éternité, ils restèrent face à face, à se dévisager réciproquement, et Sirius n'éprouva ni appréhension ni répugnance. Il avait l'impression de voir Rogue pour la première fois. Ce devait être l'alcool. Ce ne pouvait être que ça.

Les yeux de Rogue, anormalement brillants, ne cillaient pas sa bouche aux lèvres rectilignes était entrouverte et ses immenses narines frémissaient d'un sentiment qui aurait pu être de l'impatience, ou de l'anxiété. Selon toute apparence, il attendait quelque chose. Que son vis-à-vis se décidât à desserrer les dents ?

« Toi, d'abord », lui répondit Sirius d'un battement de paupière. Hors de question de faire le premier pas. Cette raclure n'avait qu'à s'en charger : elle aussi, certainement, avait à y gagner. Ils se tenaient par la barbichette. Et, à ce jeu-là, Sirius comptait bien être le plus fort.

Mais les choses ne se passèrent pas ainsi qu'il l'avait prévu. Après avoir crânement soutenu le regard de Sirius, Rogue avait fini par baisser les yeux. À présent, il observait le bout de ses orteils, tout en triturant ses mains. Chez d'autres, cela aurait pu passer pour de la timidité. Pas chez Rogue. C'était un manipulateur ; et son mutisme, une tactique pour le faire craquer. Ce fumier jouissait de le sentir à sa merci. Il aurait voulu le voir se traîner à ses genoux, l'entendre le supplier. Plutôt crever.

Soudain, Rogue s'extirpa de son plaid comme un serpent de son exuvie, lui infligeant la vision de son corps droit comme un i, qui flottait, presqu'impalpable, dans sa chemise de nuit d'un autre temps. Ses clavicules saillaient de manière dérangeante par l'échancrure de son col et ses mollets décharnés, que la brièveté de l'ourlet exposait à la lumière de la lampe, donnaient l'impression d'être des roseaux prêts à ployer au moindre courant d'air.

Sirius se souvint qu'au cours d'une formation, Maugrey avait expliqué que la privation de nourriture était l'un des moyens qu'utilisait Voldemort pour asservir ses hommes et contrôler leur esprit. Certains d'entre eux avaient échoué à Azkaban dans un état de dénutrition avancée. Mais quelle bande de tarés ! s'insurgea-t-il au milieu du brouillard spongieux qui lui servait de conscience.

Son regard remonta au visage de Rogue, taillé à la serpe, et il comprit qu'il avait laissé passer sa chance. Les traits du Serpentard avaient cessé d'exprimer l'expectative. Sirius n'y lisait plus qu'un dédain moqueur, qui vouait à l'échec toute tentative d'approche de sa part. Il se serait donné des gifles.

Il s'avisa que Rogue avait rangé ses grands pieds dans des savates trouées. Son livre était calé sous l'aisselle droite. Visiblement, il avait l'intention de l'abandonner là, comme un détritus. Alors, dans un baroud d'honneur, Sirius postillonna la première phrase qui lui passa par la tête :

« Putain, ce que je peux détester Noël ! »

Mais pourquoi avait-il dit cela ? Quel rapport ? C'était l'entrée en matière la plus nulle de toute l'histoire de la conversation ! Il jura sur la vie de James de ne jamais plus boire comme un trou.

Le visage de Rogue, qu'il voyait en contre-plongée, était resté de marbre. Ces mots étaient-ils seulement sortis de la bouche ? Si ça se trouvait, il était tellement soûl qu'il avait cru les prononcer. Pourquoi Rogue le fixait-il comme cela ? Sirius aurait voulu rentrer sous terre.

Finalement, le Serpentard se détourna sans prendre congé de lui. Mais alors qu'il franchissait la porte, Sirius crut l'entendre marmotter, comme s'il se parlait à lui-même :

« Quand a une famille, c'est un moment heureux, sans doute. »

Après le départ de Rogue, cette phrase résonna longtemps dans la tête de Sirius. De manière inexplicable, et même grotesque, elle le faisait se sentir un peu moins seul. Ce sentiment dura jusqu'à ce que le sommeil vînt le happer, l'attirant dans un trou noir dont il ne sortit que quatorze heures plus tard.