Albus Dumbledore, contrairement à ce que pensaient nombre de ses élèves anciens comme nouveaux, était en mesure de commettre des erreurs. Ayant vécu plus d'un siècle sur cette planète, il avait eu plus qu'assez de temps afin d'en faire plus d'une, et d'une ampleur conséquente.
Sur le plan international, son hésitation à affronter Gellert jusqu'à ce qu'il soit pratiquement trop tard comptait vraisemblablement comme la pire. Sur le plan personnel, la disparition de Viola Potter constituerait sans doute le péché qui le poursuivrait sur son lit de mort et dans la tombe – impossible qu'il en aille autrement, quand les répercussions de cette erreur ne cessaient de refaire surface.
D'abord, il s'était agi de la fille s'évaporant dans la nature, sans que personne n'en soit informé avant plusieurs années. Puis cela avait été la vaine recherche, incapable de porter des fruits malgré les efforts acharnés fournis et au bout du compte abandonnée.
Et maintenant, il y avait ceci, une réponse finalement fournie, une brève lueur d'espoir brutalement mouchée par un destin indifférent. La révélation que l'enfant perdue s'était échappée dans les contrées d'où personne ne revient, où tout le monde devra se rendre un jour.
Viola Potter était morte. Elle était morte sans jamais avoir connu le visage de ses parents, et Dumbledore pouvait voir cette cruelle vérité menacer de briser les reins de James et Lily, alors qu'ils tentaient de ne pas fondre en larmes devant les petit-enfants qu'ils venaient à peine de se découvrir.
Une consolation dans le malheur, le vieux directeur supposait. Même si elle n'était plus au nombre des vivants, Viola n'en avait pas moins été heureuse, n'en avait pas moins vécu, avait réussi à devenir une épouse et une mère et à laisser derrière elle deux fils pour conserver son souvenir sur Terre, deux garçons dans une forme éblouissante qui paraissaient bien équilibrés, la preuve d'un excellent travail éducatif.
Là où cela commençait à pêcher, c'était la réaction des garçons à leurs grand-parents maternels. Imitant la grimace de leur tutrice, la femme non-maje qui plissait des yeux à l'intention de la pauvre Lily, les garçons manifestaient une certaine raideur et ne cessaient les coups d'œil méfiants à leurs invités inopinés.
Dumbledore admettait que c'était une conduite raisonnable, quand on ne s'attendait pas à voir sa famille s'élargir ce matin. Néanmoins, l'arrivée de Daisy et sa demande d'un test sanguin auraient dû les préparer un peu…
Daisy Potter. Mine de rien, la jeune femme – certes, elle avoisinait la cinquantaine à présent mais quand vous comptez un siècle de vie à votre actif et vous rappelez d'elle en tant que demoiselle de onze ans, alors elle demeurait une jeune femme – avait incontestablement tiré son épingle du jeu. Elle n'avait pas juste élucidé le mystère avant eux, elle était parvenue à la même destination via ses propres moyens et à la façon dont le cadet des garçons se blottissait contre elle, les avait convaincu de l'accepter, peut-être pas encore comme leur tante mais au moins en tant qu'alliée.
Dumbledore espérait qu'elle parviendrait à conserver et approfondir cette relation positive. Daisy avait été très distante de sa famille depuis si longtemps, bien qu'elle ne manquât jamais de couvrir d'attention ses nièce et neveux, ses interactions avec ses parents et son frère se bornaient à des politesses maladroites plus appropriées pour de lointaines connaissances. Le vieil homme qu'il était avait beau avoir perdu la confiance de la famille Potter, il pouvait tout de même éprouver un pincement de désarroi de les voir se détacher les uns des autres.
Une famille en désintégration, ce n'était ni beau ni agréable. Il en savait quelque chose, lui dont le frère faisait de son mieux pour prétendre qu'il était fils unique depuis son installation à Pré-au-lard comme tenancier de bar.
Et surtout, une famille occupée à se déliter n'avait plus d'énergie pour se défendre contre un péril externe. Un péril tel que le terroriste supposé avoir péri face à la fille aînée de la famille – et qui n'épargnerait certainement pas les enfants de celle-ci, tant pis s'ils avaient vu le jour trois décennies après le fait et vivaient sur un autre continent. Tom n'avait aucun sens de la raison quand il cherchait à assouvir une rancune, pour toutes ses grandiloquentes proclamations de vouloir défendre le futur de la Grande-Bretagne sorcière, il n'hésitait jamais à massacrer les rejetons matures ou nés la veille quand ceux-ci se trouvaient sous le toit d'une de ses victimes.
Il ne démontrerait aucune indulgence envers les Potter, surtout pas les enfants de Viola Potter, le symbole de son humiliation, de l'effondrement de son régime de terreur, le caillou sur lequel avait irrémédiablement buté son ascension au pouvoir.
Les enfants de Viola devaient rester protégés. Dumbledore ne pouvait rien offrir de moins à ces garçons, pas après la douleur qu'il avait involontairement causée à leur génitrice, pas alors qu'ils étaient complètement innocents, entièrement ignorants de l'histoire attachée à leur famille maternelle, à la femme leur ayant donné la vie.
Une ignorance qui serait bientôt levée par James et Lily, ou par Daisy si les garçons refusaient d'accorder foi aux dires de leurs grand-parents. Une ignorance qui les avait gardés en sécurité pendant toutes ces années, mais à présent, cette barrière se soulèverait, lentement ou rapidement, mais elle se lèverait. L'information avait toujours eu une fâcheuse tendance à se répandre en dépit des efforts fournis pour la contenir, et dans ce millénaire de communication et d'échange à l'échelle globale, cette tendance avait accéléré exponentiellement.
Les enfants de Viola apprendraient qui était réellement leur mère au sein de l'Angleterre magique, et cela bouleverserait leur existence. James et Lily voudraient les présenter à leur fils, à leurs autres petit-enfants, et la joie de retrouver une connexion que l'on croyait dissipée dans l'éther se mariait mal avec la nécessité de garder un secret. Quelqu'un bavarderait, et une fois la parole étourdiment relâchée dans la nature, onze millions de sorciers et de sorcières ne tarderaient pas à l'entendre.
La Gazette adorait les scandales, les éditeurs ne manqueraient pas cette occasion en or de publier les derniers cancans de la haute société. Et ils avaient des abonnés à l'étranger, bien que la plupart de ceux-ci tiennent le journal pour un torchon singulièrement dépourvu d'impartialité et davantage bon à causer des crises de fou rires devant l'abjecte absurdité des ragots imprimés sur leurs feuilles. Néanmoins, il se trouverait dans le tas quelqu'un pour prendre les gros titres au sérieux, telle était la nature humaine et sa grande bénédiction ou peut-être malédiction, chaque opinion tomberait dans une oreille attentive prête à l'accueillir et à la disséminer comme parole d'évangile.
Les fils de Viola se retrouveraient exposés à l'attention publique, les enfants miraculeux de l'affaire de disparition la plus notoire du pays. Les projecteurs braqués sur eux seraient bien pires que ceux qui avaient vainement attendu la réapparition de leur mère au siècle dernier, leur appétit aiguisé par le mystère et l'exotisme d'une vie en Amérique du Nord, exposée aux traditions asiatiques si puissamment enracinées dans le tissu urbain de San Fransokyo. Oui, ces garçons avaient tout pour intriguer les masses jamais rassasiées de scandales et d'inédit – Dumbledore ne serait pas surpris si des paparazzi s'avisaient de rentrer par effraction dans le charmant petit café tenu par la tutrice, ou de camper sur le palier des Potter.
Miséricorde, quelles plantes poussaient dans le jardin de Lily, déjà ? La sorcière rousse était tout à fait capable de jeter un importun en pâture à ses plates-bandes pour avoir empiété sur l'intimité de ses petit-enfants. Vraiment, entre elle et son ex-Auror de mari, c'était incontestablement la née-Moldue qui s'avérait la menace supérieure.
C'était fréquemment le cas, chez les femmes avec des descendants à défendre.
