Bon ben... la suite ?
Journal des reviewers
Liline37 : Mdr oui, j'aime beaucoup ce passage aussi. Le silence braqué sur lui avec Silesta qui se cache pour rire, j'adore. Astarion, c'est surtout du « faites ce que je dis, pas ce que je fais ».
En effet, on termine avec Gayle. Dommage, sa quête perso ne vaut que par sa romance. Mais je ne vais pas le laisser trop derrière non plus. Après tout, je l'ai inclus dans l'équation, il aura des choses à faire encore...
La parenthèse pole-dance se referme, on repart à l'attaque.
CHAPITRE XLVI – CE PASSÉ QUI ME RETIENT
S'il n'y avait de prime abord rien d'étonnant à trouver un mage aux alentours d'un commerce comme Magie et Sortilèges, il pouvait être incongru d'y trouver une légende aussi célèbre qu'Elminster Aumar et l'imaginer y faire des emplettes. Le vieil homme respirait le même mystère teinté pourtant de simplicité étonnante d'accessibilité. Il salua le petit groupe avec autant de détachement que la situation pouvait l'exiger et s'enquit même de savoir quelles merveilles son poulain avait dénichées dans l'un des magasins les plus prestigieux du pays. L'échange aurait de quoi être banal si l'on ne prenait pas en compte la teneur du dernier qui avait eu lieu entre les deux magiciens.
« Vous ne semblez pas surpris de voir Gayle encore en vie », s'étonna Ombrecoeur qui comme ses amis, revoyait le visage grave d'Elminster annoncer à Gayle le destin que lui avait prévu Mystra.
Le vieillard étira un mince sourire. Il connaissait suffisamment Gayle pour savoir qu'il se montrerait raisonnable pour rester prudent dans cette affaire et rechercher la vérité. À présent, ils savaient tous de quoi il en retournait exactement : la terrible et ignominieuse couronne de Karsus qui avait anéanti son créateur, son empire et la magie elle-même.
« Peut-être commencez-vous à réaliser ce qui est en jeu, mon garçon, dit Elminster à son cadet. Mystra s'est montrée extrême quand elle vous a confié cette mission mais c'était pour une bonne raison. C'est parce que vous en étiez digne.
_ Vous êtes bien sibyllin, qu'est-ce que nous ne me dites pas ? répondit Gayle avec méfiance.
_ Mystra sait que vous l'avez défiée, Gayle. Il ne pouvait en être autrement, c'est Mystra. Elle vous demande de vous rendre à son sanctuaire sacré au Tabernacle de la Côte des Tempêtes pour vous y accorder une audience. »
Si ses compagnons affichèrent un étonnement non dissimulé, Silesta préféra garder pour elle la rancune que cette nouvelle lui inspirait. Tiens donc. À présent que son ancien protégé avait découvert quelles étaient les formidables possibilités de la couronne de Karsus, la grande Mystra daignait enfin le regarder à nouveau ? Les dieux se complaisaient vraiment à n'accorder de l'importance à leurs adorateurs que quand cela les arrangeait. Quelle ignominie. Par respect pour Gayle, la jeune femme tut ses pensées pour ne pas l'incommoder devant son ancien mentor.
« Ayez foi en vous, en la Trame et si vous le pouvez encore, ayez foi en Mystra, poursuivit Elminster. La conclusion de votre histoire n'est pas encore écrite et c'est vous qui tenez la plume en main, Gayle d'Eauprofonde.
_ Merci, Elminster. »
Gayle salua son aîné d'une inclinaison de tête et le laissa s'en retourner. Dire qu'il lui suffisait de découvrir comment reforger un artefact qui l'avait détruite par le passé pour attirer l'attention de Mystra.
« Maintenant que j'y pense, cela paraît tellement évident. J'aurais dû y penser plus tôt, soupira-t-il, décontenancé.
_ Est-ce vraiment une bonne idée de la rencontrer ? marmonna Silesta qui était à présent libre de laisser filtrer son ressentiment. Elle risque de vous punir.
_ Non, je pense qu'elle sera plus dans une approche de négociations. Cependant, nous avions... »
Le magicien se tourna vers Ombrecoeur, tiraillé. Ils devaient se rendre à la Maison du Chagrin pour enfin libérer sa famille.
La prêtresse rendit un sourire compatissant à son allié et l'enjoignit d'aller d'abord au Tabernacle de la Côte des Tempêtes pour y rencontrer Mystra. S'il devait parlementer avec une déesse – et ex-maîtresse de surcroît – autant mettre toutes les chances de son côté en ne la faisant pas attendre. Gayle remercia la jeune femme pour sa compréhension et ressortit brièvement la carte pour localiser le fameux Tabernacle des Tempêtes.
Sur le trajet, nos amis en profitèrent pour s'acheter quelque chose à grignoter en s'arrêtant aux étalages qui dégageaient les odeurs les plus délicieuses. Là était le second plus grand avantage à continuer leur périple dans une ville après le fait de bénéficier d'un toit pour dormir avec une bonne literie : la qualité et profusion de nourriture disponible.
Pendant que ces alliées dégustaient leur quignon de pain aux céréales avec envie, Gayle passa le plus clair du chemin dans ses pensées à fixer un point dans le vide avec un rare sérieux comme s'il était pris dans un dialogue silencieux avec sa conscience. L'entrevue avec Mystra le travaillait méchamment et mettait à mal sa belle assurance.
Le Tabernacle de la Côte des Tempêtes se dressa enfin devant eux. Entièrement fait de pierres et flanqué de nombreuses colonnades sculptées, ce temple imposant ne laissait aucun doute sur son caractère religieux. En revanche, son intérieur se montra plus sobre que les visiteurs ne l'auraient cru et se composait d'une grande salle unique avec un brasero central et plusieurs alcôves sur les côtés, chacune abritant la statue d'une déité.
L'endroit était calme et son silence respectueux était sublimé par les quelques candélabres dressés un peu partout. Au fond du temple, un gnome assis derrière son bureau releva le nez du manuscrit qu'il était en train de lire et adressa aux arrivants un salut de la tête.
Silesta scanna les lieux, presque intimidée par la présence des êtres de pierre qui se dressaient de toute leur splendeur dans l'attente de recevoir une prière ou une offrande. Parmi eux, elle reconnut Helm, Tyr ou encore la belle Séluné envers qui Ombrecoeur eut un regard étrange, à cheval entre l'hésitation et le timide respect. Bien qu'elle eût bien pris conscience de sa véritable allégeance, la prêtresse ne semblait pas encore assez à l'aise pour s'autoriser à présenter pleinement ses hommages à la déesse blanche. Elle se contenta alors de hocher la tête avec respect. C'était un début.
Gayle se dirigea rapidement vers l'alcôve la plus au fond à gauche et s'attarda à contempler longuement la femme sculpturale parée d'un drapé moulant et se tenant devant une roue étoilée qui n'était pas sans rappeler la boucle d'oreille d'argent qui ornait l'oreille gauche du magicien.
« Mystra a bel et bien ouvert un canal d'invocation, murmura-t-il, sa voix trahissant un certain émoi. Un flux de Trame pure que je n'ai qu'à toucher pour être emporté auprès d'elle.
_ Eh bien ? Qu'attendez-vous ? l'encouragea Astarion qui ne comprenait pas l'immobilisme de son allié. On ne fait pas attendre une dame. Ni une déesse. »
De toute évidence, la nervosité était pour Gayle un concept aussi nouveau et déroutant que la confiance l'était pour Astarion. Silesta sourit et s'attela à correctement lisser la tunique du magicien pour le rendre présentable et lui détourner l'attention de ses pensées désordonnées.
« Tout ira bien. Vous êtes prêt. Savez-vous ce que vous aller lui dire ? »
Il tordit sa bouche en une grimace. Du temps où il vivait reclus dans sa tour d'Eauprofonde, il avait eu tout le loisir d'élaborer un long discours au sujet de son ancienne liaison avec la déesse et de la façon dont elle avait pris fin mais depuis, les nombreux événements récents avaient complètement changé la donne au point que presque plus rien ne restait d'actualité.
« Je vais devoir improviser, résuma Gayle, loin d'en être ravi. Sauf si vous avez une sage parole ou un bon conseil à me donner avant que j'y aille ?
_ Quoi ? Nous ne venons pas avec vous ? s'étonna Silesta qui réajustait son col.
_ Hélas. Le canal m'est destiné à moi seul. Mais ne vous inquiétez pas, je laisserai mon esprit ouvert pour que vous puissiez suivre l'échange. Je n'ai rien à vous cacher. »
La jeune femme fit une moue déçue avant de planter un regard implacable dans celui de Gayle.
« Ne lui lâchez rien. À elle de faire le premier pas, cette fois. »
Bien qu'elle se voulait ferme et déterminée, cette gentille férocité protectrice eut le don d'alléger les appréhensions du magicien qui en sourit. Sa jeune amie était de bon conseil ; il laisserait Mystra dévoiler son jeu et il s'y adapterait.
« Je ne m'absenterai que brièvement, rassura-t-il en serrant rapidement la main de Silesta. Le temps se déroule différemment dans les Plans Extérieurs. À très vite. »
Après un dernier signe de tête confiant à ses alliés, le magicien tendit la main vers la statue et disparut aussitôt.
Alors qu'elle s'apprêtait à se concentrer sur sa larve pour établir la connexion psychique avec Gayle, Silesta remarqua l'air étrange d'Astarion qui semblait préoccupé par quelque chose. Quand elle l'interrogea, le vampire ne sut comment réagir.
« Rien d'important, répondit-il avec son panache habituel. J'espère juste Mystra n'est pas du genre jalouse.
_ « Jalouse » ? »
Il ne releva pas et se contenta de hausser les épaules.
Laissée perplexe par cet échange, la saltimbanque préféra se re-concentrer sur Gayle et rassembla son esprit autour de sa larve.
La douce lumière du tabernacle se fonça jusqu'à former une limbe pastelle bleutée et parme autour d'une belle jeune femme sans âge nimbée d'une aura pourpre. Jeune et élégante, elle exultait d'une rare puissance et ses yeux clairs avaient la couleur du lilas dilué dans une goutte d'argent. Sans exprimer un réel courroux, elle affichait néanmoins une certaine réserve.
« Tu as découvert ce qui se trouve au cœur l'Absolue... La Couronne de Karsus. Et tu m'as désobéi. Pourquoi ?
_ Parce que vous n'aviez pas le droit de me demander une telle chose. C'est vous qui m'avez rejeté ! » rétorqua Gayle avec véhémence.
Mystra le dévisagea d'un air contrit. Lui qui avait été son amant, son élu. Il savait si peu de choses d'elle. Le visage de la déesse se durcit.
« Le fragment de magie que tu as voulu me rendre ne provenait pas de mon essence, mais d'un morceau de Trame karsite, expliqua-t-elle. C'est une magie corrompue affamée de puissance créée dans le bref laps de temps où Karsus a atteint le statut divin. Ce que tu as déchaîné est capable de dévorer toute magie de l'existence et pourtant, tu n'as pensé qu'à te préserver toi.
_ C'est donc cela qui vous effraie ? Que je prenne le contrôle de la Trame karsite après avoir reforgé la couronne ? »
La Dame des Mystères plissa les yeux d'un froid jansénisme face à tant de suffisance et balaya la certitude de son élu. Il ne contrôlerait pas la Trame karsite, même s'il était déjà miraculeux que cette magie ne lui eût pas dévoré ses pouvoirs. Aucun autre Karsus ne saurait sévir en ce monde.
« Chaque jour qui passe, le cerveau vénérable menace de devenir un nouveau type de déité dont les adorateurs ne sont rien d'autre que des illitthids sans âme. Si tu refuses d'utiliser l'orbe pour le détruire, tu devras alors trouver le moyen de lui arracher sa couronne. Et si tu y parviens, tu devras me la remettre. »
Gayle marqua un silence, le cœur battant. Il n'était donc plus forcé à mourir ? Sa vie contre la formidable couronne de Karsus...
Il opina lentement du chef en signe de compréhension. Voilà une requête qui demandait réflexion.
« Accordé. Je te laisse à ce que te dicte ta sagesse, répondit Mystra. Nous verrons où cela te mènera. »
Après un dernier regard entre eux, la déesse laissa une vague de lumière emporter Gayle dont la réapparition subite fit légèrement sursauter ses compagnons. Ils avaient eu beau suivre la conversation qui avait duré quelques minutes, c'était comme si le magicien était parti quelques secondes à peine.
Encore un peu tourneboulée par la transition, Silesta alla rejoindre son allié qui contemplait la statue de Mystra avec une vague tristesse.
« Vous avez été parfait, le félicita-t-elle. Ça va ? Comment vous sentez-vous ?
_ Soulagé, épuisé, fier de moi d'avoir eu le courage d'aller la voir, avoua Gayle, un peu sonné. Mais je reconnais que j'ai encore un peu de mal à rassembler mes esprits. »
Son orbe de Néthéril, fait de Trame karsite. Alors qu'il était dans sa poitrine depuis tout ce temps. Aussi déboussolante était cette vérité, Gayle savait enfin de quoi il en retournait vraiment et ce que Mystra attendait de lui. Une porte s'ouvrait à lui vers la rédemption dont la clé serait la couronne de Karsus.
« Il n'y a pas à tergiverser, insista Silesta avec conviction. Il faut saisir cette occasion. Vous méritez d'être guéri, Gayle. Il le faut.
_ Le chapeau pointu vous irait mieux qu'une couronne de toute façon, estima Ombrecoeur avec amusement.
_ Et puis, qui sait ? lança Astarion. Ce sera peut-être aussi le cadeau de la réconciliation sur l'oreiller ? »
Le magicien considéra ses alliés qui témoignaient de leur soutien envers lui. Rares étaient ceux en qui il ferait confiance pour cette terrible entreprise et plus rares encore étaient ceux qui resteraient à ses côtés simplement parce qu'ils pensaient qu'il le méritait. Il fut touché de cela et les remercia. Il ne faiblirait pas ; pas alors que l'on croyait si fort en lui. Il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour aller jusqu'au bout et vaincre l'Absolue.
« Je pense avoir suffisamment monopolisé l'attention pour aujourd'hui, déclara Gayle avec son entrain naturel. Nous avons un passé bien moins réjouissant que le mien à affronter. »
Le visage d'Ombrecoeur se durcit et elle hocha la tête. À elle de se confronter une dernière fois à sa divinité pour s'en libérer à son tour. Après un dernier regard vers Séluné pour espérer un peu de sa force, la jeune femme suivit ses camarades vers la sortie.
Il fallait traverser toute la ville pour atteindre la Maison du Chagrin, ce qui donna à Ombrecoeur tout le loisir de rassembler sa détermination à en découdre... et son appréhension de faire face à sa mère supérieure.
De son côté, Silesta était songeuse. Quel genre d'établissement pouvait se trouver derrière un tel nom, hormis un cloître caché dédié à Shar, bien sûr.
« Nous le saurons bien assez tôt, dit Ombrecoeur, l'air sinistre.
_ Oui, c'est peut-être même là que.. »
La jeune femme rousse pila tout à coup, raide comme un piquet et le regard figé. Ses compagnons interrompirent leur marche et s'inquiétèrent de son soudain immobilisme.
« Qu'avez-vous ? » lui demanda Lae'zel.
La saltimbanque regarda autour d'elle. Sa respiration était ralentie mais son pouls avait accéléré et un sentiment bizarre l'habitait, comme une absence.
« Cet endroit... cette rue... Je pense que je suis déjà passée par ici. »
Les autres l'imitèrent et promenèrent leurs yeux un peu partout.
Il était étrange que Silesta retrouve un fragment sensoriel ici car il n'y avait rien en ces lieux qui pouvait attirer une artiste. Il n'y avait rien à part des habitations, une échoppe d'apothicaire, un atelier de vitrier et un grand bâtiment austère qui avait tout d'une prison avec toutes ces fenêtres grillagées.
« Le Jardin de l'Aube, lut Gayle sur le fronton du dernier édifice. Vous savez ce que c'est, Astarion ?
_ Rien qui ne concernerait notre amie, j'espère. Le politiquement correct le présenterait comme une maison de repos. »
Le vampire ne savait pas grand chose de plus, si ce n'était qu'il n'était pas rare d'entendre parfois hurler de jour comme de nuit les patients qui vivaient là-bas.
Le malaise de Silesta se renforça. Un asile ? La première pensée qui vint se loger en elle s'ancra directement dans sa conscience et la terrorisa : avait-elle été l'une de ces résidentes ? Avait-elle été folle dans sa première vie ? Au point de devoir lui effacer la mémoire ? Et si... ?
Une main blanche couvrit ses yeux tétanisés et sa peur et elle sentit Astarion dans son dos se pencher vers elle.
« Doucement sur les conclusions hâtives. Que vous dit votre instinct ? »
Elle apaisa sa respiration, aidée par la fragrance de romarin et de bergamote et la fraîcheur posée sur son esprit échauffé. Elle fit le vide. Non. Elle n'était pas folle. Elle ne connaissait pas ces fenêtres de prison. Elle était et avait été saine d'esprit, elle le savait. Pourtant... d'où venait ce sentiment étrange qu'elle ne parvenait pas à identifier ?
Quand il sentit la jeune femme plus sereine, Astarion la libéra et la gratifia d'un petit sourire bien à lui. Il n'avait rien contre le fait de l'entendre crier la nuit... à la seule condition qu'il en soit la cause.
« Ce commentaire n'était pas nécessaire », se crispa-t-elle avec les joues roses de gêne.
Dans le fond, elle lui était reconnaissante de son intervention pour ne pas céder à la panique. Et puis, peut-être que ce sanatorium n'avait rien à voir avec elle. Elle avait peut-être seulement déjà traversé cette rue et comme ce bâtiment était le plus reconnaissable, son esprit avait été plus marqué. N'est-ce pas ?
« Désolée pour cet intermède, s'excusa Silesta en reprenant la route. Poursuivons. »
Elle suivit les autres avec un dernier coup d'œil au Jardin de l'Aube. Curieuse impression...
La Maison du Chagrin se trouvait à l'autre bout d'un petit pont, presque recluse, dans la discrétion que demandaient les préceptes sharéens qu'elle cachait en elle. Sa localisation esseulée indiquait bien que personne n'y entrait par hasard mais dans un but bien précis. De extérieur, cette grande bâtisse de pierre avait même l'air plutôt accueillante avec sa pergola couverte de lierre à l'entrée et le petit cour d'eau qui l'entourait.
Étrangement, les badauds qui gravitaient non-loin du bâtiment arboraient tous un air étrange, distrait, presque perdu, comme s'ils ignoraient comment ils s'étaient retrouvés là. La première occurence pouvait laisser entendre qu'il s'agissait d'un hasard mais au bout de trois, la coïncidence devenait bien trop louche.
« On dirait qu'ils sont possédés... souffla Silesta, peu rassurée en passant près d'une femme qui marmottait des paroles sans queue ni tête.
_ Ou qu'ils ont eu leur mémoire effacée, avait compris Ombrecoeur. Pas de doute, nous sommes au bon endroit. »
Le groupe monta le petit escalier de bois vers la pergola et entrèrent, aux aguets.
Bien qu'ils ne savaient pas à quoi s'attendre, ils furent surpris de se retrouver dans une salle accueillante à la douce lumière ambiante qui éclairait un bureau central. L'elfe blonde qui l'occupait sembla reconnaître la demi-elfe qui venait d'arriver car elle plissa aussitôt les paupières et se leva après avoir jeté un regard rapide aux autres visiteurs qui l'accompagnaient. Le sourire qu'elle offrit tenait plus du sarcasme que de l'amabilité.
« Bienvenue dans la Maison du Chagrin. Enfin... « bienvenue » n'est pas exactement le terme que j'emploierais pour vous, Ombrecoeur. »
La prêtresse fronça les sourcils, visiblement en train de fouiller sa mémoire pour espérer se souvenir à qui elle avait à faire. Son interlocutrice sembla s'amuser un instant avant de la tancer sur son audace à revenir en ces lieux après ce qu'elle avait fait.
« Je pensais que vous auriez fui en lâche.
_ Assez de votre venin, trancha Ombrecoeur avec froideur. La mère supérieure en aura bien assez pour moi. Où est-elle ?
_ Pas si vite. Avez-vous donc aussi oublié qu'avant tout, vous devez vous soumettre à la lecture du cœur ? Ce n'est qu'après que nous saurons quoi faire de vous. »
Tous froncèrent les sourcils d'incompréhension. La lecture du cœur ?
L'elfe expliqua alors à ses visiteurs que la Maison du Chagrin existait pour soulager ceux et celles qui avaient le cœur lourd, que ce fût à cause de la douleur, la colère, la tristesse... ou la traîtrise. Personne n'irait plus loin sans s'être soumis au préalable à cette lecture. S'ils y consentaient, ils n'auraient qu'à se rendre dans la pièce voisine.
Même présenté sous couvert d'apaiser l'âme trop lourde, Silesta n'aimait pas ce que cela lui inspirait. Un simple regard à son amie lui fit comprendre qu'elle ne flancherait pas. Résignée, Ombrecoeur pinça les lèvres et fit signe à ses compagnons de la suivre.
Ils pénétrèrent dans une petite salle silencieuse sobrement décorée dont l'élément principal était un banc en granit placé en plein milieu devant un miroir. Il n'y avait personne, pas plus qu'il n'y avait d'élément pour leur indiquer quoi faire. Ombrecoeur contempla le banc un instant et finit par s'y asseoir pour fermer les yeux, habitée par une sensation familière qui lui déplaisait fortement.
Elle rouvrit aussitôt les paupières quand elle entendit ses compagnons pousser une exclamation de surprise ; au même moment où elle percevait une forte aura à ses côtés.
De l'autre côté du banc, une femme encapuchonnée lui tournait le dos. Sa robe de cuir noir ouverte dans le dos laissait voir une peau violine aussi sombre que la voix qu'elle posa sur la demi-elfe.
« Sais-tu pourquoi tu es ici ? »
Cette voix, impérieuse et implacable. Ombrecoeur la connaissait ; ainsi que cette ascendance qui ployait sur elle et son esprit. Mais elle ne faiblirait pas cette fois.
« Il y a quelque chose que j'ai perdu. Non, qu'on m'a pris... Ma famille, ma vie. Je veux les récupérer.
_ La perte est un don que l'on te fait, jeune fille, répliqua l'inconnue d'un sévère jansénisme. N'as-tu toujours pas compris ? Maintenant, donne-moi la vraie raison de ta présence ici. »
Silesta demeurait silencieuse, glacée par l'aura de cette femme dont le timbre tranchant valait les meilleures lames.
Ombrecoeur détourna la tête de son interlocutrice et baissa les yeux. L'artefact. Elle avait été envoyée en mission pour le récupérer et ce, quoi qu'il lui en coûtait.
« Et qui t'a confié cette mission ?
_ La mère supérieure de Shar, affirma Ombrecoeur sans détour avant d'être saisie d'un début d'appréhension presque effrayée quand elle sembla enfin comprendre. Vous.
_ Fais-moi l'honneur de me nommer par mon nom complet. »
La demi-elfe grimaça faiblement quand elle se heurta à sa mémoire défaillante, ce qui ne fit qu'augmenter le malaise de sa camarade rousse qui ne connaissait que trop bien cette frustration insupportable.
La femme encapuchonnée n'eut que faire de ces difficultés. Elle se leva du banc et se tourna vers l'assemblée en dévoilant enfin son visage. Comme l'avait laissé supposer sa couleur de peau, c'était une drow dont les traits matures et fermés d'autoritarisme s'harmonisaient parfaitement avec sa voix. Quand elle exigea une nouvelle fois son nom et son titre, Ombrecoeur écarquilla faiblement les yeux et ses lèvres filtrèrent ce qui leur vint aussitôt :
« Mère supérieure... Viconia deVir. »
Cette dernière se satisfit de constater que son ancienne disciple avait encore l'intelligence de reconnaître ses supérieurs avant de la toiser d'une colère glaciale.
« Je t'attends en bas. Il est temps pour toi d'en répondre devant moi. »
Le corps de Viconia se chargea de lumière pourpre avant de disparaître l'instant d'après pendant qu'un passage s'ouvrait dans le mur d'en face. Une projection astrale...
Sitôt Viconia partie, ce fut presque comme si l'atmosphère en était redevenue respirable. Rien qu'en ayant entrevu cette femme, Silesta n'osait pas imaginer comment Ombrecoeur avait vécu toutes ces années auprès d'elle. Cela ne fit que renforcer son envie d'arracher son amie des dernières griffes de Shar qui la retenaient.
Quand elle vit la cléresse se lever, la saltimbanque devinait sans mal que des souvenirs peu joyeux, ou du moins des bribes, étaient en train d'infuser sa conscience et cela suffisait à fissurer sa résolution.
« Pas de temps à perdre, se reprit Ombrecoeur qui se refusait à faiblir maintenant. Descendons. »
Le passage s'enfonçait dans un sous-sol décoré par un obélisque sombre dédié à la déesse des ombres. Le cloître de Shar se cachait donc bien derrière les traits faussement bienveillants de la Maison du Chagrin.
En laissant ses idées s'assembler entre elles, Gayle finit par comprendre le principe de fonctionnement : les malheureux qui souhaitaient si désespérément mettre fin aux tourments de leur âme se rendaient à la Maison du Chagrin et la fameuse lecture du cœur permettait sans doute de déceler si le « patient » recelait d'assez belles qualités susceptibles de plaire à la Dame Sombre. Si tel était le cas, il était conduit dans ces sous-sols vers...
« Une salle d'habillement ? » s'étonna Silesta quand ils examinèrent la salle qu'ils venaient de trouver.
En effet, des penderies entières regorgeaient de tenues en tout genre et de toute facture ; des habits simples de paysans jusqu'aux riches costumes nobles avec tous les accessoires assortis ainsi que des miroirs sur pied.
« Des mannequins de tailleur. J'ignorais que Shar s'intéressait à la mode », s'amusa Astarion qui prenait plaisir à admirer un splendide ensemble noir brodé d'or et de rouge.
Ce qui était incongru pour le vampire ne l'était pas tant que cela pour l'ancienne sharéenne qui expliqua que le propre des acolytes de Shar était la discrétion et cela passait par l'infiltration. Ils devaient apprendre à devenir n'importe qui et à en revêtir la peau de la façon la plus crédible possible.
« Je crois me souvenir que j'aimais me déguiser. Prétendre que j'étais quelqu'un d'autre, murmura-t-elle en reposant sur la table le foulard qu'elle venait de prendre. Comme je l'ai toujours fait dans ma vie.
_ Mais c'est fini, lui sourit Silesta. Vous allez retrouver votre famille et il ne tiendra qu'à vous de décider ce que vous souhaitez être réellement. C'est l'avantage d'être une page vierge, c'est nous qui écrivons la suite. »
Ombrecoeur rendit un sourire en demi-teinte à son amie qui, contrairement à elle, n'avait aucun réel souvenir auquel se raccrocher. Entre elles deux, Silesta était celle qui était la plus isolée de son passé.
L'autre salle qu'ils découvrirent dans le sous-sol fut bien moins réjouissante à explorer, au grand dam de la saltimbanque qui dut aussitôt ressortir.
C'était une salle froide dotée de chevalets de torture et de toute une panoplie d'instruments plus ignobles les uns que les autres. Il flottait dans cet espace des reflux de mort et les murs semblaient encore vibrer des hurlements de celles et ceux qui avaient été traînés ici pour être interrogés.
Ombrecoeur frissonna, honteuse de la familiarité qui l'envahissait. Elle avait déjà manipulé ces objets pour infliger d'innommables souffrances à autrui et ne sut si les images que produisait son esprit étaient réelles ou une simple reconstitution fantasmée. Peu importe, les faits étaient là.
Inquiet par la réaction épidermique de Silesta quand elle avait franchi le seuil de la salle de torture, Gayle ressortit vite pour rejoindre son amie qui restait immobile. Ses yeux de pluie étaient métalliques, chargés comme le ciel d'automne et perdus dans le vide.
Quand Astarion vint aux côtés du magicien, il fronça les sourcils et eut un regard vers son rival. Ce visage sans expression dénué de la moindre chaleur... Silesta était partie dans ses méandres noirs que seul son inconscient comprenait.
« Quand je la vois ainsi, je vois quelqu'un prêt à tuer à mains nues », avoua le vampire à voix basse.
Gayle partageait le même malaise que lui, peut-être même davantage car il n'avait que rarement vu Silesta pendant l'une de ses transes. Bien qu'elle n'eût jamais dirigé ses sombres pulsions envers aucun d'entre eux, qu'est-ce qui l'emportait aussi loin de tout ? Des souvenirs aveugles ? Le mystère qui se cachait sous son sceau ?
« Silesta... ? »
Gayle prit doucement le poignet de la jeune femme qui remua légèrement, secouée d'un long frisson. Ses yeux s'animèrent à nouveau et ses traits s'arrondirent sous un sourire qui disparut aussitôt qu'elle vit les visages ternes face à elle.
« J'ai fait une crise, c'est ça ?
_ Nous sommes tous en vie, c'est le principal », la rassura Astarion aussi insouciant que d'ordinaire.
Gayle espérait que son expression se montrait aussi confiante qu'il le voulait mais il décelait sans difficulté l'inquiétude de Silesta. Celle-ci préféra ne pas s'attarder sur son moment d'absence et se donna des petites tapes sur les joues pour se ressaisir quand Ombrecoeur et Lae'zel quittèrent la salle de torture.
« Tout va bien ? s'enquit la cléresse.
_ Oui, j'avais juste besoin de prendre l'air. »
Tout comme ses autres alliés, la demi-elfe ne fut pas dupe mais elle ne voulut pas mettre davantage l'humaine dans l'embarras. Elle lui sourit doucement puis les invita tous à continuer.
Quand ils descendirent plus profondément sous terre, la réminiscence de Malforge et du temple des épreuves de Shar se fit vive dans leur esprit. La cave humide s'était transformée en complex bien plus vaste et travaillé dont les couloirs de pierre sombre étaient gardés par de nombreuses statues. Armées de cimeterres et à la posture droite, elles étaient semblables à leurs homologues rencontrées auparavant. Le sombre secret de la Maison du Chagrin était enfin là et ces murs taillés dans la roche n'étaient pas inconnus à la cléresse qui les longeait. Il lui semblait bien qu'elle avait passé son enfance en ces lieux, à être entraînée et formée.
Enfin, la pénombre perdit de son intensité au profit qu'une lointaine clarté parme alors que le corridor s'ouvrait sur une immense salle dont l'esplanade centrale entourée de larges et hautes marches n'était pas sans rappeler un amphithéâtre.
Entourée de simples novices attentifs ou de disciples en uniforme identique à ceux que Silesta avait vus dans les souvenirs d'Ombrecoeur, Viconia était l'actrice principale, ou plutôt la professeur qui abreuvait ses élèves des paroles de la Dame de l'Égarement.
Cet endroit, ce discours, cette béatitude admirative de l'auditoire... tout donnait la nausée à Ombrecoeur qui ne pouvait en souffrir davantage.
Lorsque la traîtresse à son culte s'avança entre les gradins, un dense silence se referma autour d'elle, renforcé par les visages méprisants qui se tournèrent sur son passage. Intriguée de ne plus être au centre de l'attention, Viconia s'interrompit et comprit bien vite.
« Te voilà enfin. »
Allez, Ombrecoeur ! À toi de reprendre ta vie !
